Cass. 3e civ., 13 novembre 2025, n° 24-10.959
COUR DE CASSATION
Autre
Rejet
PARTIES
Demandeur :
Bayer (SARL), Agri Canigou (SARL), Fertichem (SAS), Saga (SASU)
Défendeur :
Ligue de protection des oiseaux, Agri Canigou (SARL), Fertichem (SAS), Saga (SASU), Nufarm (SAS), Gritche (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Teiller
Rapporteur :
Mme Abgrall
Avocat général :
Mme Delpey-Corbaux
Avocats :
SCP Piwnica et Molinié, SCP Waquet, Farge, Hazan et Féliers, SCP Boutet et Hourdeaux, Me Guermonprez
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Lyon, 21 décembre 2023), la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), soutenant que le fort déclin des populations d'oiseaux dans les milieux agricoles était à mettre en perspective avec l'utilisation massive d'un insecticide de la famille des néonicotinoïdes, l'imidaclopride, commercialisé en France depuis les années 1990, a, par actes des 21, 25 et 27 mai et 2 juin 2021, assigné les sociétés Bayer, Nufarm, Fertichem, Agri Canigou, Saga et Gritche (les sociétés), en réparation du préjudice écologique causé par cette substance à la biodiversité et en particulier aux oiseaux des champs, à titre principal sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux et, à titre subsidiaire, sur celui de la faute.
3. Avant-dire droit, elle a sollicité une mesure d'expertise.
4. Les sociétés ont soulevé une exception d'incompétence au profit de la juridiction administrative et une fin de non-recevoir pour prescription.
Examen des moyens
Sur le second moyen, pris en sa seconde branche, du pourvoi principal n° G 24-10.959 de la société Bayer, sur le second moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal n° V 24-12.465 des sociétés Agri Canigou, Saga et Fertichem, et sur les seconds moyens, pris en leurs première et quatrième branches, des pourvois incidents n° G 24-10.959 et V 24-12.465 de la société Nufarm, réunis
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen du pourvoi principal n° G 24-10.959 de la société Bayer, sur le premier moyen du pourvoi principal n° V 24-12.465 des sociétés Agri Canigou, Saga et Fertichem, et sur le premier moyen des pourvois incidents n° G 24-10.959 et V 24-12.465 de la société Nufarm, rédigés en termes similaires, réunis
Enoncé des moyens
6. Par son moyen, la société Bayer fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception d'incompétence du juge judiciaire pour statuer sur l'action en réparation du préjudice écologique, alors « que le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires fait obstacle à ce que le juge judiciaire substitue sa propre appréciation à celle que l'autorité administrative a portée sur les qualités d'un produit phytosanitaire ainsi que sur les risques liés à son utilisation et la suffisance des mesures mises en uvre pour les prévenir ; que la Ligue de protection des oiseaux invoquait, au soutien de son action en réparation du préjudice écologique, quatre fautes, fondées sur l'absence de démonstration de l'innocuité de la substance imidaclopride lors de la demande de mise sur le marché, un manquement à un « devoir de suivi » en ne produisant pas de résultats propres à déterminer la dangerosité et l'intégralité des risques, une absence de prévention du dommage par la prescription de conditions d'utilisation « insuffisantes et irréalistes », et une méconnaissance de l'article 56 du règlement (CE) n° 1107/2009 ; que l'appréciation de l'existence ou non de ces quatre fautes suppose que le juge judiciaire substitue sa propre appréciation à celle que l'autorité administrative a portée, en délivrant l'autorisation de mise sur le marché du produit litigieux, sur les qualités intrinsèques de l'imidaclopride, sur les risques liés à son utilisation et sur la suffisance des mesures de précaution prévues ; qu'il en découle que le juge judiciaire n'est pas compétent, au regard des fautes invoquées, pour se prononcer sur l'action de la LPO en réparation du préjudice écologique ; qu'en jugeant l'inverse, la cour d'appel de Lyon a violé l'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III. »
7. Par leur moyen, les sociétés Agri Canigou, Saga et Fertichem font grief à l'arrêt de dire que le juge judiciaire est compétent pour statuer sur toutes les demandes de la LPO autres que celles tendant à ce qu'il leur soit ordonné de cesser la commercialisation et la livraison de produits contenant de l'imidaclopride, d'informer l'ensemble des clients ayant acheté des produits contenant de l'imidaclopride des risques liés à leur usage et de procéder au rappel des produits vendus contenant de l'imidaclopride, alors « que les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ; que ce principe de séparation des autorités administrative et judiciaire s'oppose à ce que le juge judiciaire substitue sa propre appréciation à celle que l'autorité administrative a portée sur les dangers ou inconvénients que peut présenter un produit phytosanitaire pour la protection de la nature et de l'environnement ; qu'en l'espèce, au soutien de son action visant à obtenir l'indemnisation du prétendu préjudice écologique causé par l'imidaclopride, la LPO a invoqué deux faits générateurs : un défaut de sécurité de cette substance et un défaut de vigilance résultant de l'absence de démonstration de son innocuité lors de la demande d'autorisation de mise sur le marché d'un des produits, d'une absence de suivi et d'information de ses effets nocifs et inacceptables sur l'environnement, d'une absence de prévention du dommage par la prescription de conditions d'utilisations insuffisantes et irréalistes, enfin d'une violation de l'article 56 du règlement du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ; que l'appréciation de tels manquements impose nécessairement au juge judiciaire de substituer son appréciation à celle portée par l'autorité administrative lors de la délivrance des autorisations de mise sur le marché de la substance litigieuse ; qu'en jugeant néanmoins que le juge judiciaire était compétent pour statuer sur l'action en réparation exercée par la LPO, la cour d'appel a violé le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire tel que consacré par l'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III. »
8. Par ses moyens, la société Nufarm fait grief à l'arrêt de rejeter l'exception d'incompétence du juge judiciaire pour statuer sur l'action de la LPO en réparation du préjudice écologique allégué, alors « que l'article 29 du règlement (CE) n°1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques impose qu'un produit de cette nature respecte notamment les conditions prévues à l'article 4, paragraphe 3 du même règlement, soit : « a) il est suffisamment efficace ; b) il n'a pas d'effet nocif immédiat ou différé sur la santé humaine, y compris les groupes vulnérables, ou sur la santé animale, directement ou par l'intermédiaire de l'eau potable (compte tenu des substances résultant du traitement de l'eau), des denrées alimentaires, des aliments pour animaux ou de l'air, ou d'effets sur le lieu de travail ou d'autres effets indirects, compte tenu des effets cumulés et synergiques connus lorsque les méthodes d'évaluation scientifiques de ces effets, acceptées par l'Autorité, sont disponibles, ou sur les eaux souterraines ; c) il n'a aucun effet inacceptable sur les végétaux ou les produits végétaux » ; qu'il résulte des dispositions du même règlement que la procédure de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques se déroule en deux phases : en premier lieu, les substances actives sont évaluées et approuvées au niveau de l'Union européenne par, respectivement, l'EFSA et la Commission européenne et, en second lieu, les produits phytopharmaceutiques, composés d'un mélange d'une ou plusieurs substances actives et de coformulants, d'adjuvants et de synergistes, sont évalués et autorisés au niveau national, soit, en France, par l'ANSES (et avant elle l'AFSSA) ; que, si les tribunaux de l'ordre judiciaire ont compétence pour se prononcer sur les dommages-intérêts susceptibles d'être alloués au titre d'un préjudice écologique, c'est à la condition que, pour établir la défectuosité alléguée d'un produit phytopharmaceutique, le juge judiciaire ne substitue pas son appréciation à celle portée par l'autorité administrative nationale préalablement à l'autorisation de mise sur le marché du produit, notamment sur le rapport bénéfice-risques de celui-ci ; qu'il résulte de l'arrêt qu'au soutien de son action, la LPO invoquait la défectuosité des produits phytopharmaceutiques distribués par la société Nufarm composés d'imidaclopride et ayant bénéficié d'autorisations de mise sur le marché en date des 14 juillet 2009 (Nuprid 70), 11 juin 2009 et 3 juin 2010 (Nuprid 200), et 28 juillet 2015 (Nuprid 600 FS), toutes valables jusqu'en 2018, en soutenant que cette substance active avait fait l'objet d'études scientifiques internationales publiées depuis le début des années 2000 mettant en évidence sa nocivité pour l'environnement et la biodiversité, de sorte que lesdits produits auraient présenté un défaut de sécurité à l'égard des oiseaux ; qu'en cet état, l'appréciation de la défectuosité alléguée imposant au juge judiciaire de substituer son appréciation à celle portée par l'autorité administrative lors de la délivrance des autorisations de mise sur le marché, la cour d'appel, en retenant la compétence de l'autorité judiciaire pour statuer sur l'action en réparation exercée par la LPO, a violé le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire tel que consacré par l'article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III, ensemble les textes susvisés. »
Réponse de la Cour
9. En premier lieu, l'action en réparation fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux dirigée contre une personne de droit privé, relève de la compétence du juge judiciaire, même si le produit en cause bénéficie d'une autorisation administrative.
10. En second lieu, l'action en réparation du préjudice écologique, visée aux articles 1246 et suivants du code civil, peut, en l'absence de toute limitation de son champ d'application, être engagée devant le juge judiciaire contre toute personne de droit privé, y compris celle qui exerce une activité autorisée par l'administration.
11. Il est, par ailleurs, jugé que le juge judiciaire est seul compétent pour statuer sur l'indemnisation des préjudices causés aux tiers par l'implantation ou le fonctionnement d'une installation ou d'une activité autorisée (TC, 23 mai 1927, consorts Neveux et Kohler, n° 755 ; TC 14 mai 2012, Mme Girardeau et autres c/ société Orange France et autres, n° C3848), même sur le fondement d'une responsabilité pour faute, sous réserve que, pour apprécier l'existence de cette faute, le juge ne s'immisce pas dans l'exercice des pouvoirs reconnus à l'administration (3e Civ., 30 novembre 2022, pourvoi n° 21-16.404, publié).
12. Il en résulte que, lorsque les fautes invoquées au soutien d'une demande en réparation d'un préjudice écologique sont de nature à conduire le juge judiciaire, non pas à substituer son appréciation à celle portée par l'autorité administrative lors de la délivrance des autorisations de mise sur le marché de produits, mais à apprécier, au vu d'études scientifiques ultérieures, l'existence d'éventuels manquements à l'obligation de vigilance environnementale résultant des articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement (Cons. Const., décision n° 2011-116 du 8 avril 2011) ou à des obligations résultant du règlement CE n° 1107/2009 du 21 octobre 2009, l'action en réparation du préjudice écologique sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun relève de la compétence du juge judiciaire.
13. La cour d'appel a dès lors retenu, à bon droit, que le juge judiciaire était compétent pour statuer sur la demande en réparation dont il était saisi.
14. Les moyens ne sont donc pas fondés.
Sur le second moyen, pris en sa première branche, du pourvoi principal n° G 24-10.959 de la société Bayer, sur le second moyen, pris en sa seconde branche, du pourvoi principal n° V 24-12.465 des sociétés Agri Canigou, Saga et Fertichem, et sur les seconds moyens, pris leur deuxième et troisième branches, des pourvois incidents n° G 24-10.959 et V 24-12.965 de la société Nufarm, réunis
Enoncé des moyens
15. Par son moyen, la société Bayer fait grief à l'arrêt de rejeter la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action en réparation du préjudice écologique sur le fondement de l'article 1246 du code civil, alors « que l'action en responsabilité tendant à la réparation du préjudice écologique se prescrit par dix ans à compter du jour où le titulaire de l'action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du préjudice écologique ; que lorsque l'action est introduite par une association agréée pour la protection de l'environnement, celle-ci est réputée avoir connaissance de la manifestation du préjudice écologique dès lors qu'elle est publiquement documentée ; que l'arrêt attaqué constate que les premières manifestations en France du préjudice écologique lié à l'exposition à l'imidaclopride étaient documentées dès avril 2011 par un rapport de la direction des études et de la recherche de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage, que la Ligue de protection des oiseaux produisait elle-même aux débats ; qu'en affirmant néanmoins que la Ligue de protection des oiseaux avait eu connaissance de la manifestation du préjudice écologique qu'en juillet 2014 pour juger non prescrites les actions introduites à partir du 21 mai 2021, la cour d'appel, qui a refusé de tirer les conséquences légales de ses constatations, a violé l'article 2226-1 du code civil. »
16. Par leur moyen, les sociétés Agri Canigou, Fertichem et Saga font le même grief à l'arrêt, alors « que l'action en responsabilité tendant à la réparation du préjudice écologique se prescrit par dix ans à compter du jour où le titulaire de l'action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du préjudice écologique ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a relevé que la LPO faisait valoir dans ses conclusions qu'il résultait d'un rapport établi par la direction des études et de la recherche de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage intitulé « surveillance de la mortalité des oiseaux et des mammifères sauvages » que les premières manifestations du préjudice écologique causé par l'imidaclopride en France avaient été documentées en avril 2011 par des cas enregistrés par le réseau SAGIR entre le 1er janvier 1995 et le 31 décembre 2010, avec une exposition avérée à l'imidaclopride ; qu'en retenant que la LPO avait eu connaissance au plus tard de la manifestation du préjudice écologique causé par l'imidaclopride en juillet 2014, sans rechercher si cette association, spécialement en raison de son objet, n'aurait pas dû en avoir connaissance en avril 2011 du fait de la publication du rapport précité qu'elle avait elle-même produit, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 2226-1 du code civil. »
17. Par ses moyens, la société Nufarm fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 2°/ que dans ses conclusions récapitulatives du 2 septembre 2022, la société Nufarm citait le passage des écritures de la LPO du 4 août 2022 reconnaissant que « plusieurs études publiées dès le début des années 2000 démontrent la nocivité de l'imidaclopride, partant les risques majeurs », dont elle déduisait que la LPO « admet avoir eu connaissance des effets supposés de l'imidaclopride depuis le début des années 2000 » et n'avoir pourtant « porté son action devant la juridiction de céans qu'en 2021, soit près de 20 ans après avoir eu connaissance de ces effets supposés, évoqués par des études manifestement anciennes » ; qu'en déduisant des articles de revues scientifiques datant du printemps 2014 produits aux débats par la LPO que celle-ci n'avait eu connaissance de la manifestation du préjudice écologique qu'elle invoquait qu'en juillet 2014, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la manifestation de ce préjudice écologique n'était pas connue et documentée dès le début des années 2000, de sorte que l'action de la LPO exercée en mai et juin 2021 était prescrite, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 2226-1 du code civil ;
3°/ que l'action en responsabilité tendant à la réparation du préjudice écologique se prescrit par dix ans à compter du jour où le titulaire de l'action a connu ou aurait dû connaître la manifestation du préjudice écologique ; qu'en déduisant des articles de revues scientifiques datant du printemps 2014 versés aux débats par la LPO que celle-ci n'avait eu connaissance de la manifestation du préjudice écologique qu'elle invoquait qu'en juillet 2014, après avoir pourtant constaté que « les premières manifestations du préjudice écologique en France (ont été) documentées en avril 2011 par des cas enregistrés par le réseau SAGIR entre le 1er janvier 1995 et le 31 décembre 2010 », la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, en violation de l'article 2226-1 du code civil. »
Réponse de la Cour
18. Selon l'article 2226-1 du code civil, l'action en responsabilité tendant à la réparation du préjudice écologique au sens des articles 1246 et suivants du code civil se prescrit par dix ans à compter du jour où le titulaire de l'action a connu ou aurait dû connaître la manifestation de ce préjudice.
19. Il ressort des travaux préparatoires de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, qu'en rendant cette loi applicable à la réparation des préjudices dont le fait générateur est antérieur au 1er octobre 2016, en fixant le point de départ de la prescription, non à la date de ce fait générateur, mais à celle de la connaissance du dommage et en n'enfermant cette action dans aucun délai butoir, le législateur a entendu offrir les plus larges possibilités d'action en réparation du préjudice écologique au regard de la nature particulière de celui-ci, dont les effets peuvent ne se manifester que de nombreuses années après leur fait générateur.
20. Il est en outre jugé que le délai de prescription de l'action en réparation d'un préjudice court à compter du jour où le demandeur à l'action a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur ainsi que le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur (Ch. mixte, 19 juillet 2024, pourvois n° 20-23.527 et 22-18.729, publiés).
21. Il en résulte que le point de départ de la prescription décennale de l'action en réparation d'un préjudice écologique, laquelle ne saurait courir dès les premières suspicions d'un effet indésirable d'un produit sur l'environnement, ne peut être fixé avant la date à laquelle des indices graves, précis et concordants d'imputabilité du préjudice environnemental dont le demandeur sollicite réparation peuvent être raisonnablement invoqués au soutien de cette action.
22. Si la cour d'appel a constaté que la LPO indiquait dans ses conclusions que les sociétés défenderesses avaient commercialisé de l'imidaclopride depuis 2011 alors que les premières manifestations du préjudice écologique en France venaient d'être documentées, en avril 2011, dans un rapport établi par la direction des études et de la recherche de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage, elle n'a pas fait sienne cette chronologie et a relevé, par une appréciation souveraine de la portée des pièces soumises à son examen, qu'il ressortait d'articles de revues scientifiques publiés en avril, mai et juillet 2014 que l'imidaclopride et le fipronil étaient reconnus toxiques pour de nombreux oiseaux et la plupart des poissons, que l'utilisation de l'imidaclopride et de la clothianidine en traitement de semences sur certaines cultures présentait des risques pour les petits oiseaux, l'ingestion de quelques semences traitées pouvant entraîner une mortalité ou altérer la reproduction des espèces d'oiseaux sensibles, que les données recueillies indiquaient que les insecticides systémiques, les néonicotinoïdes et le fipronil étaient capables d'exercer des effets directs et indirects sur la faune vertébrée terrestre et aquatique et que l'insecticide néonicotinoïde le plus couramment utilisé, l'imidaclopride, avait un impact négatif sur les populations d'oiseaux insectivores.
23. Ayant ainsi fait ressortir que la publication, en avril 2011, d'une étude de cas n'était pas suffisante à établir la connaissance, à cette date, par la LPO du lien de causalité entre le fait générateur et la manifestation du dommage dont elle sollicitait réparation, elle a pu en déduire, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, que, celle-ci n'ayant été acquise qu'à la date de publications scientifiques concordantes, en mai, juin et juillet 2014, l'action engagée en mai et juin 2021 n'était pas prescrite.
24. Elle a ainsi légalement justifié sa décision.
Sur le moyen des pourvois incidents n° G 24-10.959 et V 24-12.465 de la LPO, rédigés en termes identiques, réunis
Enoncé des moyens
25. Par ses moyens, la LPO fait grief à l'arrêt de déclarer prescrite son action principale fondée sur l'article 1245 du code civil, alors :
« 1°/ qu'en retenant, pour déclarer prescrite l'action principale de la Ligue pour la protection des oiseaux fondée sur l'article 1245 du code civil, que le point de départ de l'action en responsabilité du fait des produits défectueux, fondée sur un préjudice écologique, était la connaissance de la manifestation du préjudice écologique et que la LPO n'est pas fondée à soutenir que ce point de départ se situe à la date à laquelle elle aura connaissance de l'étendue exacte du préjudice écologique subi au moyen de l'expertise judiciaire qu'elle sollicite dans son assignation, quand le point de départ de l'action en responsabilité du fait des produits défectueux, fondée sur un préjudice écologique, est la date à laquelle la victime a connaissance, de manière certaine, de l'étendue du préjudice écologique, la cour d'appel a méconnu les articles 1245-16 et 2226-1 du code civil ;
2°/ qu'en retenant, pour déclarer prescrite l'action principale de la Ligue pour la protection des oiseaux fondée sur l'article 1245 du code civil, que le point de départ de l'action en responsabilité du fait des produits défectueux, fondée sur un préjudice écologique, était la connaissance de la manifestation du préjudice écologique et que la LPO n'est pas fondée à soutenir que ce point de départ se situe à la date à laquelle elle aura connaissance de l'étendue exacte du préjudice écologique subi au moyen de l'expertise judiciaire qu'elle sollicite dans son assignation, la cour d'appel a statué par simple affirmation et méconnu l'article 455 du code de procédure civile ;
3°/ qu'en retenant, pour déclarer prescrite l'action principale de la Ligue pour la protection des oiseaux fondée sur l'article 1245 du code civil, que le point de départ de l'action en responsabilité du fait des produits défectueux, fondée sur un préjudice écologique, était la connaissance de la manifestation du préjudice écologique et que la LPO n'est pas fondée à soutenir que ce point de départ se situe à la date à laquelle elle aura connaissance de l'étendue exacte du préjudice écologique subi au moyen de l'expertise judiciaire qu'elle sollicite dans son assignation, sans s'être expliquée, comme elle y était invitée, de ce chef, la cour d'appel a privé sa décision d'un manque de base légale au regard des articles 1245-16 et 2226-1 du code civil ;
4°/ qu'en retenant, pour déclarer prescrite l'action principale de la Ligue pour la protection des oiseaux fondée sur l'article 1245 du code civil, que l'exposante ne pouvait pas soutenir que la prescription n'aurait pas commencé à courir ou aurait été interrompue en mars 2021, date à laquelle la société Bayer a bénéficié d'une dérogation l'autorisant à continuer à commercialiser de l'imidaclopride, le préjudice n'étant pas continu, quand chaque acte de commercialisation de produits contenant de l'imidaclopride provoque une aggravation du préjudice écologique, provoquant une interruption de la prescription, la cour d'appel a violé l'article 2231 du code civil ;
5°/ qu'en retenant, pour déclarer prescrite l'action principale de la Ligue pour la protection des oiseaux fondée sur l'article 1245 du code civil, que le point de départ de l'action en responsabilité du fait des produits défectueux, fondée sur un préjudice écologique, était la connaissance de la manifestation du préjudice écologique, sans répondre au chef des conclusions d'appel de l'exposante soutenant que le dommage était évolutif, de sorte que le point de départ du délai de prescription devait être fixé à la date de consolidation du dommage, la cour d'appel a méconnu l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
26. Selon l'article 1245-16 du code civil, l'action en responsabilité du fait des produits défectueux se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur avait eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.
27. Par application de l'article 1245-15 du même code, la responsabilité sans faute du producteur du fait des produits défectueux s'éteint dix ans après la mise en circulation du produit même qui a causé le dommage à moins que, durant cette période, la victime ait engagé une action en justice.
28. Enfin, aux termes de l'article 1245-4 du code civil, un produit est mis en circulation lorsque le producteur s'en est dessaisi volontairement. Un produit ne fait l'objet que d'une seule mise en circulation.
29. Il résulte de la combinaison de ces textes, à les supposer applicables à l'action en réparation d'un préjudice écologique imputé, non pas à l'usage identifié d'un produit provenant d'un lot mis en circulation à une date précise, mais à l'usage indistinct par de nombreux utilisateurs d'un même produit :
- que le point de départ du délai de prescription de l'action en réparation fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux étant la date à laquelle le demandeur à l'action a eu connaissance du dommage, du défaut du produit et de l'identité du producteur auquel il l'impute, il importe peu qu'à cette date l'étendue exacte du dommage environnemental ne soit pas déterminée,
- que la prescription de l'action engagée sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux ne courant pas à compter de chaque acte de commercialisation ou d'une autorisation de mise sur le marché du produit mais de la connaissance du dommage causé par un produit déterminé, le cours du délai de prescription ne saurait être interrompu par l'un de ces événements.
30. La cour d'appel, qui a fait une exacte application de ces principes, sans être tenue de répondre à des conclusions que ses constatations rendaient inopérantes, a légalement justifié sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE les pourvois ;
Laisse à chacune des parties la charge des dépens par elle exposés ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé publiquement le treize novembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.