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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 6 novembre 2025, n° 24/20366

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

Agro-Industrie Technologie (SNC)

Défendeur :

Maschinenfabrik Laska (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Renard

Conseiller :

Mme Ranoux-Julien

Avocats :

Me Grappotte-Benetreau, Me Dassonville, Me Boccon Gibod, Me Marinelli

T. com. Paris, 13e ch., du 2 déc. 2024, …

2 décembre 2024

EXPOSÉ DU LITIGE

La société Agro-Industrie Technologie (ci-après dénommée " AI tech ") est spécialisée dans la fabrication, le développement et la commercialisation de machines agroalimentaires et d'appareils techniques.

La société Maschinenfabrik Laska (ci-après dénommée " Laska ") est une société autrichienne spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de machines industrielles de transformation alimentaire.

Les parties sont en relation d'affaires depuis l'année 2009, la société AI Tech distribuant des produits fabriqués par la société Laska.

Le 23 février 2022, la société Laska a émis à l'égard de la société AI Tech une facture d'un montant de 148 846 euros correspondant à la commande d'une machine.

Invoquant divers manquements de la société Laska à ses obligations, la société AI Tech ne s'est pas acquittée de son paiement, à l'exception d'une somme de 3 364,25 euros, malgré mises en demeure des 10 juin, 1er et 22 juillet 2022.

Les relations commerciales entre les parties se sont interrompues au cours de l'année 2022.

Par acte du 12 mai 2023, la société Laska a assigné la société AI Tech en paiement devant le tribunal de commerce d'Evry. Par jugement du 28 mai 2024, le tribunal de commerce d'Evry a constaté que la société Laska s'était désistée de sa demande après paiement du solde de la facture par la société AI Tech au cours de l'instance.

Par acte du 21 septembre 2023, la société AI Tech a assigné la société Laska devant le tribunal de commerce de Paris aux fins d'indemnisation sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.

La société Laska a soulevé l'incompétence du tribunal de commerce de Paris au profit des juridictions autrichiennes.

Par jugement du 2 décembre 2024, le tribunal de commerce de Paris a :

- Dit la demande d'exception d'incompétence de la société de droit autrichien Laska recevable et bien fondée ;

- Déclaré son incompétence et renvoyé les parties à mieux se pourvoir ;

- Dit que le greffe procédera à la notification de la présente décision par lettre recommandée avec accusé de réception adressée exclusivement aux parties ;

- Dit qu'en application de l'article 84 du code de procédure civile, la voie de l'appel était ouverte contre la décision dans le délai de quinze jours à compter de ladite notification ;

- Condamné la société AI Tech aux dépens.

Par déclaration du 16 décembre 2024, la société AI Tech a interjeté appel du jugement en ce qu'il a :

- Dit la demande d'exception d'incompétence de la société de droit autrichien Laska recevable et bien fondée ;

- Déclaré son incompétence et renvoyé les parties à mieux se pourvoir ;

- Condamné la société AI Tech aux dépens.

Par ordonnance du 23 janvier 2025, la société AI Tech a été autorisée à faire assigner à jour fixe la société Laska pour l'audience du 3 juillet 2025.

Par ses dernières conclusions notifiées le 11 juin 2025, la société AI Tech demande, au visa des articles L. 442-3, D. 442-1 du code ce commerce, 46, 48, 101 et 700 du code de procédure civile et 1119, 1224, 1229 et 1240 du code civil, de :

- Infirmer le jugement du 2 décembre 2024 du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a dit la demande d'exception d'incompétence de la société de droit autrichien Laska recevable et bien fondée, s'est déclaré incompétent pour connaitre des demandes de la société AI Tech au titre des faits de rupture brutale des relations commerciales établies et a condamné la société AI Tech aux dépens ;

Et statuant à nouveau ;

- Dire et juger que les parties n'ont pas choisi de soumettre les litiges relatifs à la rupture des relations commerciales établies aux tribunaux autrichiens ;

- Déclarer le tribunal de commerce de Paris compétent pour connaitre des demandes de la société AI Tech au titre de la rupture brutale des relations commerciales établies ;

- Condamner la société Laska aux entiers dépens dont distraction au profit de la société civile professionnelle Grappotte Benetreau en application de l'article 699 du code de procédure civile ;

- Condamner la société Laska à verser à la société AI Tech la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Par ses dernières conclusions notifiées le 2 mai 2025, la société Laska demande, au visa les articles 25 et 29 du règlement de l'Union Européenne n°1215-2012 du 12 décembre 2012, de :

- Confirmer en toutes ses disposions le jugement rendu par le tribunal de commerce en ce qu'il s'est déclaré territorialement incompétent pour statuer sur les demandes présentées pat la société AI Tech et l'a condamnée aux dépens ;

Y ajoutant, de :

- Condamner la société AI Tech aux dépens de l'instance en appel ;

- Condamner la société AI Tech à payer à la société Laska la somme de 3000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La cour renvoie pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, en application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

SUR CE,

Sur l'application de la clause d'attribution de compétence :

La société AI tech soutient que :

- Les conditions générales dont se prévaut la société Laska ne lui ont pas été transmises, que cela soit au début de la relation commerciale en 2009 ou lors des commandes individualisées passées ensuite. Ces conditions générales n'existaient pas en 2009, les documents faisant alors référence aux conditions générales de livraison du syndicat professionnel de l'industrie des machines et de construction d'acier d'Autriche (" fachverland der Maschinem und Stahlbauindustrie Österreichs "). A compter de 2021, la société Laska a utilisé ses conditions générales sans les communiquer à la société AI Tech qui en ignorait le contenu et n'a pas consenti à leur application.

- Subsidiairement, ces conditions générales sont uniquement applicables aux commandes individualisées et elles ne s'appliquent pas à la relation commerciale dans son ensemble. La clause attributive de compétence n'est pas apparente sur les documents relatifs aux commandes. Ceux-ci comportent pour seule mention, écrite en anglais et en petits caractères, un renvoi aux conditions générales (" terms and conditions ") sans autre précision, avec un lien internet sur lequel ces conditions générales ne sont pas publiées. Elles ne lui sont donc pas opposables.

- Encore plus subsidiairement, la clause attribuant compétence aux juridictions autrichiennes vise exclusivement les litiges relatifs au contrat, à savoir les litiges concernant les commandes passées par la société AI Tech. Elle ne s'applique pas au contentieux de la rupture brutale des relations commerciales établies.

La société Laska réplique que :

- Ses conditions générales sont opposables à la société IA Tech qui les a tacitement acceptées, car, alors qu'elles étaient connues d'elle, elle ne les a jamais contestées et a exécuté spontanément ses obligations contractuelles.

- Une référence explicite et apparente aux " terms and conditions " figurait à la fin de tous les documents contractuels adressés par la société Laska, qu'il s'agisse des confirmations de commande, des bons de livraisons ou des factures. Le lien internet permettait d'accéder à leur contenu. La langue anglaise était la langue des parties pour leurs relation d'affaires.

- Avant 2019, les documents contractuels de la société Laska faisaient référence aux conditions générales de livraison du syndicat professionnel de l'industrie des machines et de construction d'acier d'Autriche et ils contenaient une clause attributive de compétence, en français, au contenu équivalent à celui de la clause figurant dans ses conditions générales actuelles.

- L'action en rupture brutale des relations commerciales est regardée, en droit français, comme présentant une nature délictuelle, solution qui n'est pas transposable dans les rapports internationaux : lorsque les dispositions du règlement européen dit Bruxelles 1bis du 12 décembre 2012 sont applicables, les clauses attributives de compétence produisent leurs effets.

- Le champ d'application de ces conditions générales comprend toutes les relations juridiques entre la société Laska et son partenaire contractuel (article 1er des conditions générales). Elles sont applicables à tous les litiges découlant des relations contractuelles établies entre les parties, dès lors qu'elles impliquent la livraison de machines et/ou la fourniture de services de la part de la société Laska.

Le présent litige oppose une partie, la société IA Tech, domiciliée sur le territoire français et l'autre, la société Laska, domiciliée sur le territoire autrichien, de sorte que les dispositions du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit " Bruxelles I bis " trouvent à s'appliquer, ce que les parties ne contestent pas.

L'article 25 dudit règlement dispose que si les parties, sans considération de leur domicile, sont convenues d'une juridiction ou de juridictions d'un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l'occasion d'un rapport de droit déterminé, ces juridictions sont compétentes, sauf si la validité de la convention attributive de juridiction est entachée de nullité quant au fond selon le droit de cet État membre. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. La convention attributive de juridiction est conclue:

a) par écrit ou verbalement avec confirmation écrite ;

b) sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles; ou

c) dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties ont connaissance ou étaient censées avoir connaissance et qui est largement connu et régulièrement observé dans ce type de commerce par les parties à des contrats du même type dans la branche commerciale considérée.

En ce qui concerne les formes exigées par l'article 25.1 du règlement Bruxelles I bis, il résulte d'une jurisprudence constante de la CJUE (CJUE 8 mars 2018, Saey & Garden NV/SA, C-64/17) que, sous réserve des vérifications qu'il incombe à la juridiction d'effectuer, ne satisfait pas aux exigences de l'article 25 du règlement Bruxelles I bis, une clause de compétence stipulée dans les conditions générales de vente mentionnées dans des factures émises par l'une des parties contractantes, dès lors qu'aucun contrat n'a été conclu entre les parties, renvoyant expressément à ces conditions générales de vente.

En l'espèce, la société Laska revendique le bénéfice de la clause attributive de juridiction insérée à l'article 16.1 de ses conditions générales d'achat, ainsi libellée : " Tout litige s'élevant directement ou indirectement à l'occasion du contrat devra être tranché par la juridiction autrichienne matériellement compétente dans le ressort de laquelle Laska a son siège social ".

Par ailleurs, l'article 1er de ses conditions générales stipule : " les présentes conditions générales de vente régissent toutes les relations juridiques entre Laska Gesellsahft m.b.H (" Laska ") et son partenaire contractuel, y compris, mais sans s'en limiter, toutes les livraisons de marchandises, les services complémentaires, et les transactions sur la base desquelles des produits sont achetés auprès de Laska ou des services sont fournis par Laska".

Toutefois, les conditions générales d'achat de la société Laska ne sont ni datées, ni signées par la société AI Tech. Le seul fait que les conditions générales d'achat soient librement accessibles sur le site internet de la société Laska, auquel renvoient les bons de commande, bons de livraison et factures, n'est pas suffisant pour démontrer que la société AI Tech a eu connaissance et accepté les conditions générales d'achat dans leur version produite aux débats et prévoyant une clause attributive de compétence en leur article 16.

Le fait que quatre factures produites aux débats, émises entre 2009 et 2017, mentionnent que " le seul tribunal compétent est le tribunal de Linz/Donau '' n'a pas pour effet de rendre opposable la clause attributive de compétence revendiquée par la société Laska pour trancher le litige de la rupture brutale, clause qui est issue de l'article 16.1 de ses conditions générales d'achat qui n'ont été appliquées qu'à partir de 2019 et dont le libellé n'est pas identique.

Par conséquent, la clause attributive de juridiction invoquée par la société Laska est inopposable à la société AI Tech.

La détermination du juge compétent doit dès lors être appréciée au regard des autres dispositions du règlement Bruxelles I bis.

Aux termes de l'article 4, point 1, du règlement Bruxelles I bis les personnes domiciliées sur le territoire d'un État membres sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet état. En application de l'article 5, point 1, elles peuvent néanmoins être attraites devant les juridictions d'un autre État membre, suivant les règles énoncées aux articles 7 à 26.

Selon l'article 7, "Une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre peut être attraite dans un autre État membre :

1) a) en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d'exécution de l'obligation qui sert de base à la demande ;

b) aux fins de l'application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu d'exécution de l'obligation qui sert de base à la demande est :

- pour la vente de marchandises, le lieu d'un État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées,

- pour la fourniture de services, le lieu d'un État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis ;

c) le point a) s'applique si le point b) ne s'applique pas ;"

En l'espèce, l'action indemnitaire dirigée par la société AI Tech à l'encontre de la société Laska est fondée sur la rupture brutale de la relation commerciale nouée entre les parties.

Dans son arrêt [S] du 14 juillet 2016 C-196/1, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a dit pour droit que l'article 5, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu'une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date, telle que celle en cause en l'espèce, ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens de ce règlement s'il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite, ce qu'il revient à la juridiction de renvoi de vérifier. La démonstration visant à établir l'existence d'une telle relation contractuelle tacite doit reposer sur un faisceau d'éléments concordants, parmi lesquels sont susceptibles de figurer notamment l'existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée.

En l'espèce, les parties ne contestent pas avoir entretenu une relation commerciale de longue date, non formalisée par un contrat écrit, développée sur la base d'achats et de vente de machines et de matériels techniques pour l'industrie agro-alimentaire. La société AI Tech justifie (pièce 6) avoir réalisé avec la société Laska un chiffre d'affaires de plus de 7 millions d'euros entre 2009 et 2022. La relation commerciale était donc stable, régulière et de longue date.

Aussi, l'action indemnitaire fondée sur la rupture brutale de leurs relations commerciales entretenue de longue date relève bien de la matière contractuelle au sens du règlement Bruxelles I bis.

La relation entre les parties, qui se caractérise par une succession de contrats de vente, relève de la catégorie de vente de marchandises pouvant s'appliquer à une relation commerciale durable entre deux opérateurs économiques.

En application de l'article 7, point 1, sous b), premier tiret, la juridiction compétente est donc celle du lieu de l'état membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées.

Les factures et bons de livraison produit aux débats par la société AI Tech mentionnent tous des livraisons faites sur le territoire français.

Les juridictions françaises sont donc compétentes.

C'est dès lors à tort que le tribunal de commerce de Paris s'est déclaré incompétent et il y a lieu d'infirmer la décision en toutes ses dispositions.

L'instance se poursuivant, il convient de réserver les demandes sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile.

LA COUR,

Infirme le jugement du tribunal de commerce de Paris du 2 décembre 2024 en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau et y ajoutant :

Dit que le tribunal de commerce de Paris est compétent ;

Renvoie l'affaire devant ledit tribunal ;

Dit qu'en vertu de l'article 87 du code de procédure civile, le greffier de la cour notifiera aussitôt l'arrêt aux parties par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ;

Réserve les dépens et les demandes formées au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

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