CA Rennes, 1re ch., 18 novembre 2025, n° 24/05350
RENNES
Arrêt
Autre
1e chambre
ARRÊT N°
N° RG 24/05350
N° Portalis DBVL-V-B7I-VHAO
(Réf 1e instance : 24/00378)
M. [T] [B]
c/
Mme [S] [H]
SASU LAGARDÈRE MEDIA NEWS
Copie exécutoire délivrée
le :
à : Me Stephan
Me Robin
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 18 NOVEMBRE 2025
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ
Président : Madame Véronique VEILLARD, présidente de chambre
Assesseur : Monsieur Philippe BRICOGNE, président de chambre
Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, conseillère
GREFFIER
Madame Elise BEZIER, lors des débats et lors du prononcé
DÉBATS
A l'audience publique du 4 mars 2025
ARRÊT
Contradictoire, prononcé publiquement le 18 novembre 2025 par mise à disposition au greffe après prorogation
****
APPELANT
Monsieur [T] [B]
né le 24 septembre 1984 à [Localité 6] (SUISSE)
[Adresse 5]
[Localité 1] - SUISSE
Représenté par Me Jérôme STEPHAN de la SCP VIA AVOCATS, postulant, avocat au barreau de RENNES et par Me Denis FAYOLLE de l'AARPI FAYOLLE ASSOCIES, plaidant, avocat au barreau de MARSEILLE
INTIMÉES
Madame [S] [H]
née le 24 avril 1974 à [Localité 8]
[Adresse 2]
[Localité 3]
SASU LAGARDÈRE MEDIA NEWS, société éditrice de '[Localité 7] MATCH', inscrite au registre du commerce et des sociétés de PARIS sous le numéro 834.289.373, prise en la personne de ses représentants légax domiciliés en cette qualité au siège
[Adresse 2]
[Localité 3]
Toutes deux représentées par Me Pascal ROBIN de la SELARL A.R.C, postulant, avocat au barreau de RENNES et par Me Christophe BIGOT, plaidant, avocat au barreau de PARIS
FAITS ET PROCÉDURE
1. M. [T] [B] est un neurochirurgien. Il a exercé au sein du service de neurochirurgie du CHU de [Localité 9] à partir de juillet 2021, y a pris les fonctions de chef de service le 4 janvier 2023, succédant ainsi au Professeur [R] [Y]. Il a quitté ce service en décembre 2023.
2. Un signalement au procureur de la République de [Localité 9] a été effectué par l'hôpital en mars 2023 du chef de harcèlement moral et sexuel. Une plainte a été déposée par l'Intersyndicale nationale des internes (Isni) en octobre 2023 à l'encontre de MM. [R] [Y] et [T] [B] de ces chefs.
3. Dans l'édition du 4 au 10 janvier 2024, le journal [Localité 7] Match, détenu par la sasu Lagardère Media News, publiait en son numéro 3896 un article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" rédigé par Mme [S] [H], journaliste indépendante.
4. M. [B] a déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du tribunal judiciaire de Rennes à l'encontre de la SASU Lagardère Media News, de Mme [H], et de Mme [C] [Z], du chef de diffamation publique envers un particulier à la suite de la publication d'un article de presse.
5. Par actes de commissaire de justice séparés du 20 mars 2024, M. [B] a fait assigner la SASU Lagardère Media News et Mme [H] sur le fondement des articles 835 du code de procédure civile et 9-1 du code civil aux fins de voir :
- constater que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024, ont porté atteinte à sa présomption d'innocence,
- ordonner la diffusion d'un communiqué judiciaire reprenant le dispositif de l'ordonnance à intervenir au sein du prochain numéro à paraître du magazine [Localité 7] MATCH, aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
- condamner la SASU Lagardère Media News et Mme [H] à lui verser solidairement la somme de 10.000 € à titre de provision à faire valoir sur son entier préjudice,
- condamner également ces derniers à lui verser solidairement la somme de 2.500 € chacune en application de l'article 700 du code de procédure civile.
6. Par ordonnance du 30 août 2024, le juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes a :
- rejeté l'exception de nullité soulevée par Mme [H] et la SASU Lagardère Media News,
- déclaré recevable la demande de diffusion d'un communiqué judiciaire de M. [B],
- déclaré irrecevable la demande de provision formulée par M. [B],
- constaté que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024, n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence de M. [B],
- débouté M. [B] de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
- débouté Mme [H] et la SASU Lagardère Media News de leur demande d'indemnisation sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- condamné M. [B] aux entiers dépens,
- débouté Mme [H] et la SASU Lagardère Media News et M. [B] de leurs demandes au titre des frais irrépétibles,
- rejeté toute autre demande plus ample ou contraire.
7. Pour statuer ainsi, le juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes a jugé que :
- l'action entreprise par M. [B] étant explicitement fondée sur les dispositions de l'article 9-1 du code civil, les mentions obligatoires prévues à l'article 53 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 ne sont pas applicables, d'où il suit que l'assignation n'est pas nulle,
- l'auteur de l'action civile qui est fondée sur le délit de diffamation et est exercée devant le juge pénal ne peut plus agir en réparation devant le juge civil en raison des mêmes faits sur le fondement de l'article 9-1 du code civil, d'où il suit que M. [B] est recevable à agir devant le juge des référés pour faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence en sollicitant l'insertion d'un communiqué mais il est irrecevable en sa demande provisionnelle de dommages et intérêts,
- au fond, la première condition posée par l'article 9-1 du code civil tenant à l'existence d'une enquête pénale en cours à la date de la publication est remplie, aucune condamnation n'étant intervenue à l'encontre de M. [B],
- en revanche, il n'est pas établi que l'article litigieux contient des 'conclusions définitives manifestant un préjugé tenant pour acquise la culpabilité' de sorte que la seconde condition, liée à la présentation de l'intéressé comme coupable des faits, n'est pas caractérisée,
- de ce fait, l'atteinte à la présomption d'innocence ne peut être retenue, sans qu'il y ait lieu d'examiner la troisième condition de l'article 9-1 du code civil,
- la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, formée par la SASU Lagardère Media News et Mme [H], n'est pas justifiée, faute pour eux de démontrer en quoi la procédure initiée par M. [B] était manifestement destinée à exercer une pression sur un journaliste et un média.
8. Par déclaration du 26 septembre 2024, M. [T] [B] a interjeté appel du jugement en ce qu'il :
- a constaté que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024 n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence dont il bénéficie,
- l'a débouté de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
- l'a condamné aux entiers dépens,
- l'a débouté de sa demande au titre des frais irrépétibles.
9. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] ont interjeté appel incident du jugement en ce qu'il :
- a rejeté l'exception de nullité soulevée par elles,
- a déclaré recevable l'action diligentée par M. [B] sur le fondement de l'article 9-1 du code civil aux fins de diffusion d'un communiqué judiciaire,
- les a déboutées de leur demande d'indemnisation sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- les a déboutées de leur demande au titre des frais irrépétibles.
10. L'ordonnance de clôture a été prononcée le 4 février 2025.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
11. M. [B] expose ses prétentions et moyens (lesquels seront repris dans la motivation) dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 20 janvier 2025 aux termes desquelles il demande à la cour de :
- le recevoir en son appel,
- réformer l'ordonnance en ce qu'elle :
* a constaté que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024 n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence dont il bénéficie,
* l'a débouté de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
* l'a condamné aux entiers dépens,
* l'a débouté de sa demande au titre des frais irrépétibles,
- ce faisant, statuant à nouveau,
- constater que Mme [H] et la SASU Lagardère Media News, par la rédaction et la publication d'un article intitulé "Requiem au C.H.U. de [Localité 9]", paru dans le numéro 3896 du magazine [Localité 7] Match, édition du 4 au 10 janvier 2024, ont porté atteinte à sa présomption d'innocence,
- ordonner la diffusion d'un communiqué judiciaire reprenant le dispositif de l'arrêt à intervenir, dans le prochain numéro à paraître du magazine [Localité 7] Match, aux frais de Mme [H] et la SASU Lagardère Media News, responsables de l'atteinte à sa présomption d'innocence, assortie d'une condamnation sous astreinte à hauteur de 500 € par semaine de retard à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,
- déclarer recevable sa demande de provision,
- condamner Mme [H] et la SASU Lagardère Media News à lui verser solidairement la somme de 10.000 € à titre de provision à valoir sur son entier préjudice,
- débouter ces derniers de l'ensemble de leurs demandes,
- condamner les mêmes à lui verser la somme de 2.500 € chacun au titre des frais irrépétibles exposés en première instance ainsi qu'à la somme de 4.000 € chacun en cause d'appel, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner les mêmes aux entiers dépens,
- confirmer l'ordonnance pour le surplus.
12. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] exposent leurs prétentions et moyens (lesquels seront repris dans la motivation) dans leurs dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 31 janvier 2025 aux termes desquelles elles demandent à la cour de :
Sur l'appel principal,
- déclarer M. [B] recevable mais mal fondé en son appel principal,
En conséquence,
- confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a :
* déclaré irrecevable la demande de provision de M. [B],
* constaté que par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]", paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024, ils n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence de M. [B],
* débouté M. [B] de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire à leurs frais,
* condamné M. [B] aux entiers dépens,
* débouté M. [B] de l'intégralité de ses demandes formulées en cause d'appel,
Sur l'appel incident,
- les déclarer recevables et bien fondées,
Y faisant droit :
- infirmer ou réformer l'ordonnance en ce qu'elle :
* a rejeté l'exception de nullité soulevée par eux,
* a déclaré recevable l'action diligentée par M. [B] sur le fondement de l'article 9-1 du code civil, aux fins de diffusion d'un communiqué judiciaire,
* les a déboutées de leur demande d'indemnisation sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
* les a déboutées de leur demande au titre des frais irrépétibles,
Statuant à nouveau,
- déclarer nulle l'assignation introductive d'instance notifiée par M. [B] le 20 mars 2024 en application de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881,
Subsidiairement,
- déclarer irrecevable l'action engagée dans son ensemble au regard de la procédure en diffamation déjà engagée sur plainte avec constitution de partie civile,
Plus subsidiairement,
- dire n'y avoir lieu à référé,
En conséquence,
- débouter M. [B] de l'intégralité de ses demandes,
A titre encore plus subsidiaire :
- juger que le préjudice éventuellement subi ne saurait être évalué à une somme supérieure à l'euro symbolique,
En toutes hypothèses,
- déclarer irrecevable ou à tout le moins rejeter la demande de publication d'un communiqué judiciaire dans le prochain numéro à paraître du journal [Localité 7] Match,
- condamner M. [B] à leur verser à la somme de 5.000 € à titre de provision pour procédure abusive sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- condamner M. [B] au paiement d'une somme de 3.000 € à chacune d'elle au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
13. Pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il convient de se reporter à leurs écritures ci-dessus visées figurant au dossier de la procédure, en application de l'article 455 alinéa 1er.
MOTIVATION DE LA COUR
1°/ Sur la demande de nullité de l'assignation
a.Sur les qualifications cumulatives au travers des deux actions diligentées
14. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] soutiennent que l'acte introductif d'instance délivré le 20 mars 2024 est entaché de nullité à défaut de respecter les prescriptions de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
15. Elles rappellent que M. [B] a simultanément saisi le juge pénal sur le fondement de la diffamation et le juge civil sur le fondement de l'atteinte à la présomption d'innocence pour les mêmes faits, alors qu'il existe un principe de prohibition de qualifications cumulatives.
16. Elles exposent que l'appréciation du cumul de qualifications s'effectue au regard de l'ensemble des procédures engagées et qu'en cas de cumul de qualifications entre l'article 9-1 du code civil et une infraction à la loi du 29 juillet 1881, l'assignation doit être déclarée nulle en application de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881.
17. Elles font grief au premier juge d'avoir ignoré le droit pour 'sauver' l'assignation alors qu'il convenait de tenir compte de la plainte en diffamation et de l'assignation fondée sur l'article 9-1 du code civil pour considérer qu'en définitive, M. [B] se plaint des mêmes propos au travers de ses deux actions.
18. M. [B] réplique que les règles de forme prescrites à peine de nullité par l'article 53 de la loi sur la presse ne s'appliquent pas à l'assignation visant une atteinte à la présomption d'innocence sur le fondement de l'article 9-1 du code civil.
Réponse de la cour
19. Aux termes de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, "La citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite.
Si la citation est à la requête du plaignant, elle contiendra élection de domicile dans la ville où siège la juridiction saisie et sera notifiée tant au prévenu qu'au ministère public.
Toutes ces formalités seront observées à peine de nullité de la poursuite."
20. En l'espèce, par acte du 20 mars 2024, M. [B] a fait assigner Mme [H] et la SASU Lagardère média news devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes sur le fondement de l'article 9-1 du code civil afin de faire cesser l'atteinte à sa présomption d'innocence par la publication d'un communiqué judiciaire dans le magazine concerné et obtenir à titre provisionnel des dommages et intérêts.
21. M. [B] a, parallèlement à l'action civile initiée devant le juge des référés de Rennes, déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du tribunal judiciaire de Rennes du chef du délit de diffamation.
22. Les parties ne donnent aucune indication sur la date précise de cette plainte avec constitution de partie civile qui n'est elle-même pas datée, mais il ressort des énonciations non critiquées de l'ordonnance déférée que celle-ci a été reçue au greffe le 4 avril 2024 selon une pièce n° 43 communiquée à l'époque par les intimés mais non produite en appel. La cour tiendra donc pour acquise aux débats la date du 4 avril 2024 comme étant celle de la constitution de partie civile de M. [B].
23. En droit, il est jugé que les abus de la liberté d'expression qui portent atteinte à la présomption d'innocence peuvent être réparés sur le seul fondement de l'article 9-1 du code civil et que les règles de forme prévues par la loi du 29 juillet 1881 ne s'appliquent pas à l'assignation visant une telle atteinte (Cass. civ 1e, 8 novembre 2017, n° 16-23.779).
24. Mais doit être annulée sur le fondement de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 l'assignation retenant pour les mêmes imputations, à la fois les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 (diffamation) et celles de l'article 9-1 du code civil (atteinte à la présomption d'innocence) en vertu du principe de prohibition des qualifications alternatives et cumulatives pour les mêmes faits (Cass 1e civ. 4 février 2015, n° 13-19.455).
25. Dans cette affaire, la même assignation visait pour les mêmes propos les qualifications de diffamation et d'atteinte à la présomption d'innocence. Tel n'est pas le cas en l'espèce, l'assignation en référé ne visant que l'article 9-1 du code civil.
26. Toutefois, le principe étant celui de l'unicité du procès de presse, cette interdiction des qualifications alternatives et cumulatives ne saurait être contournée par l'engagement simultané et de manière artificielle de deux procédures distinctes visant les mêmes faits qualifiés différemment.
27. Par ailleurs, il résulte des dispositions de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 que les mêmes faits ne sauraient recevoir une double qualification sans créer d'incertitude dans l'esprit du prévenu et que, si des poursuites relatives aux mêmes imputations qualifiées différemment et visant des textes de loi distincts ont été engagées successivement, la seconde citation se trouve frappée de nullité.(Cass. crim 28 novembre 2006, n° 05-83.492 et crim. 15 novembre 2022, n° 21-86.357).
28. De même, il a été jugé que selon les dispositions de l'article 50 de la loi du 29 juillet 1881, les mêmes faits ne sauraient recevoir une double qualification sans créer une incertitude dans l'esprit du prévenu. Le plaignant ne peut échapper à cette obligation impérative en engageant par un artifice deux poursuites concomitantes relatives aux mêmes imputations qualifiées différemment et visant des textes de loi différents (Cass. Crim., 7 avril 1992, pourvoi n° 87-81.208, Bull. crim. 1992, n° 149, rejet).
29. La règle prohibant les qualifications cumulatives ou alternatives s'applique donc non seulement à un acte unique de poursuite mais également lors de poursuites concomitantes ou successives, la seconde citation étant alors nulle.
30. Il y a donc lieu de tenir compte de l'ensemble des procédures engagées par M. [B], c'est-à-dire la plainte avec constitution de partie civile et l'assignation fondée sur l'article 9-1 du code civil, pour apprécier l'existence d'un cumul prohibé de qualifications.
31. Il ressort de la comparaison de l'assignation devant le juge des référés et de la plainte avec constitution de partie civile que celles-ci ne sont pas strictement identiques mais que sont visés dans les deux actes les mêmes imputations suivantes :
- passage poursuivi n° 1 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 48/49 de l'article) :
'Brimades, humiliations, surmenage, violences verbales, harcèlement moral et sexuel : ces professionnels de la santé subissent l'enfer depuis vingt ans',
- passage poursuivi n° 4 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 50 de l'article) :
'A [Localité 9], la dérive de deux professeurs au "management féodal" pour reprendre l'expression d'un praticien, et aux comportements connus de la hiérarchie depuis des années, a mené toute une équipe à la rupture',
- passage poursuivi n° 6 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 53 de l'article) :
'Le Pr [T] [B] est lui aussi mis en cause dans la plainte de l'Isni. En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place. A une jeune femme, [B] écrit : "Tu es une obsédée, c'est bien ! J'approuve ['] On va alors commencer les transmissions en mode strip poker, le premier qui dit une connerie enlève un habit ! C'est plus fun et ça va te détendre."
Ces propos remontent à la psychologue du travail, à la direction des affaires médicales, mais aussi au doyen, qui les qualifiera de "harcèlement moral, téléphonique à connotation sexuelle.'
- passage poursuivi n° 7 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 53 de l'article) :
'En septembre dernier, c'est la goutte d'eau. Une nuit, le Pr [M] [F], chef du service d'anesthésie-réanimation est de garde quand un enfant est conduit aux urgences pour une hypertension intracrânienne qu'il faut rapidement opérer. Après la consultation avec les parents, il demande - devant témoin - à contacter le Pr [B], mais ce dernier ne répond pas. A son arrivée, il s'émeut pourtant de ne pas voir la sédation déjà faite. Le Pr [F] rétorque ne jamais endormir avant d'être certain de la présence du chirurgien senior. Le ton monte, [B] l'invective. Finalement, l'anesthésie est faite mais dans des conditions particulièrement tendues. Le lendemain, le Pr [F] "dévisse". Trois semaines d'arrêt. Depuis, la violente altercation a été reconnue comme accident du service et le président de l'université lui a accordé la protection fonctionnelle.'
32. Ceci étant, l'assignation devant le juge des référés a été délivrée le 20 mars 2024 tandis que la plainte avec constitution de partie civile a été reçue au greffe le 4 avril 2024, il s'ensuit, en application de la jurisprudence précitée, que c'est le second acte de poursuite, c'est-à-dire la plainte avec constitution de partie civile qui devrait encourir la nullité et non l'assignation devant le juge des référés.
33. Le moyen de nullité est donc rejeté.
b. Sur la requalification de l'action en application de la loi du 29 juillet 1881
34. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] font grief au premier juge de ne pas avoir restitué aux faits leur exacte qualification en procédant à la requalification de l'assignation dès lors que les faits poursuivis relevaient en réalité de la diffamation.
35. Ils font en effet valoir que les propos visés dans l'assignation sont des imputations précises susceptibles de qualification pénale et de porter atteinte à l'honneur et à la considération de M. [B], qui, sous couvert d'une atteinte à la présomption d'innocence, se plaint en réalité d'un préjudice réputationnel.
36. Ils ajoutent que ce faisant, M. [B] contourne les contraintes de procédure et de prescription inhérentes à la loi de 1881 sur la presse et s'épargne un débat de preuves.
37. Ils en déduisent implicitement la nullité de l'assignation qui ne répond pas aux exigences de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881.
38. M. [B] réplique en premier lieu que son assignation n'entretient aucune ambiguïté quant au fondement juridique de l'action entreprise, en ce qu'il est fait expressément grief aux intimées de l'avoir présenté comme coupable de faits alors qu'une enquête était toujours en cours.
39. Il rappelle en second lieu que les dispositions protégeant la présomption d'innocence sont parfaitement applicables en l'espèce dès lors qu'une enquête pénale est en cours.
Réponse de la cour
40. Les intimées font grief au premier juge de ne pas avoir requalifié l'action engagée par M. [B] en défense de sa présomption d'innocence en action pour diffamation sur le fondement de l'article 12 alinéa 2 du code de procédure civile aux termes duquel : 'Le juge doit restituer aux faits et actes litigieux leurs exactes qualifications sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée.'
41. Lorsqu'elle est commise par voie de presse, l'atteinte à la présomption d'innocence constitue une forme particulière de diffamation, le fait de présenter publiquement la personne poursuivie comme coupable étant de facto de nature à porter atteinte à son honneur ou à sa considération.
42. Il est néanmoins acquis en jurisprudence que l'atteinte à la présomption d'innocence, quand bien même elle peut également recevoir la qualification de diffamation, obéit à un régime spécifique, autonome de celui prévu par la loi du 29 juillet 1881, ce afin de protéger le droit de chacun au respect de sa présomption d'innocence et de permettre aux personnes considérant qu'elles sont présentées publiquement comme coupables, alors qu'elles ne sont pas définitivement jugées, de faire cesser l'atteinte et d'obtenir réparation du préjudice causé.
43. Ainsi, comme précédemment rappelé, les abus de la liberté d'expression qui portent atteinte à la présomption d'innocence peuvent être réparés sur le seul fondement de l'article 9-1 du code civil et les règles de forme prévues par la loi du 29 juillet 1881 et notamment ses articles 53 à 56 ne s'appliquent pas à l'assignation délivrée sur un tel fondement (Cass. civ 1e, 8 novembre 2017, n° 16-23.779 ; Cass civ 1e, 14 décembre 2022, n° 21-20.188).
44. De même, il a été jugé que tant qu'une procédure pénale est en cours, l'action en défense de la présomption d'innocence, peut être exercée sur le fondement exclusif de l'article 9-1 du code civil, tandis que l'absence d'une telle procédure lors de la publication de l'article litigieux(après un classement sans suite) doit conduire à écarter l'application des dispositions protégeant la présomption d'innocence, les propos imputant à autrui une infraction étant alors seulement susceptibles de caractériser une diffamation (Cass. civ. 1e, 16 février 2022, n° 21-10.211).
45. En l'espèce, l'assignation délivrée le 20 mars 2024 par M. [B] est expressément et précisément fondée sur les articles 835 du code de procédure civile et 9-1 du code civil. Ce dernier y reproche exclusivement à l'article de [Localité 7] Match rédigé par Mme [H] de le présenter comme coupable des chefs de harcèlement moral et sexuel alors qu'une enquête est en cours, portant ainsi atteinte à sa présomption d'innocence. Il n'est jamais fait état de diffamation.
46. Par ailleurs, son assignation vise à obtenir la publication d'un communiqué judiciaire et des dommages et intérêts provisionnels, tel que le prévoit l'article 9-1 du code civil. Le fondement choisi par l'appelant correspond donc à l'objet des prétentions visées dans l'assignation.
47. Enfin, M. [B] justifie qu'au jour de la publication de l'article litigieux (édition du 4 au 10 janvier 2024), une enquête pénale est toujours en cours puisque celui-ci a reçu une convocation en audition libre pour le 11 juillet 2024 (voir infra pour de plus ample développement sur l'enquête en cours).
48. Il n'existe donc aucun contournement de procédure justifiant une quelconque requalification de l'action initiée par M. [B].
49. Il y a lieu d'observer qu'à l'instar du premier juge, la société Lagardère média news et Mme [H] n'ont expressément saisi la cour d'aucune demande de requalification dans le dispositif de leurs conclusions. Cette argumentation s'analyse donc comme un moyen destiné à obtenir la nullité de l'assignation.
50. L'ordonnance sera donc confirmée en ce qu'elle a débouté la SASU Lagardère Media News et Mme [H] de leur demande de nullité de l'assignation.
2°/ Sur la recevabilité de l'action sur le fondement de l'atteinte à la présomption d'innocence
51. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] estiment qu'à défaut d'être déclarée nulle, l'action de M. [B] doit à tout le moins être déclarée irrecevable, dès lors qu'il est de jurisprudence constante que l'auteur de l'action civile qui est fondée sur le délit de diffamation et est exercée devant le juge pénal ne peut plus agir en réparation devant le juge civil en raison des mêmes faits sur le fondement de l'article 9-1 du code civil, en application de la jurisprudence de la cour de cassation.
52. Ils estiment donc que dans la mesure où M. [B] avait déjà introduit une action pénale en diffamation, le premier juge aurait dû déclarer l'action engagée par ce dernier devant le juge civil sur le fondement de l'atteinte à la présomption d'innocence, irrecevable dans son ensemble, au lieu de procéder à une distinction purement artificielle entre la demande indemnitaire et la publication du communiqué, en retenant que cette mesure ne serait pas de nature réparatoire mais ne viserait qu'à faire cesser l'atteinte.
53. M. [B] conteste l'irrecevabilité de ses demandes ainsi soulevées, au motif qu'elles contreviendraient à la prohibition des qualifications cumulatives.
54. D'une part, il entend rappeler que les agissements et griefs faisant l'objet de son assignation devant le juge civil diffèrent de ceux visés dans sa plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction du chef de diffamation. Il précise que cette plainte, contrairement à l'assignation, concerne également le second article de Mme [H], intitulé 'CHU DE [Localité 9] L'ONDE DE CHOC' paru dans l'édition du 1er au 7 février 2024 du journal [Localité 7] MATCH (n° 3900).
55. D'autre part, il estime que la jurisprudence citée par les intimées n'est pas strictement transposable au litige, en ce qu'il n'a pas saisi le juge pénal par voie de citation directe mais a déposé une plainte avec constitution de partie civile. Il fait valoir que le juge pénal ne sera saisi,
le cas échéant, que par l'ordonnance de renvoi du juge d'instruction et souligne que l'arrêt cité ([4]. 1e civ. 28 juin 2007, n° 06-14.185) sanctionne en réalité la double demande en réparation, or que le juge d'instruction n'a lui-même aucun pouvoir pour statuer sur l'indemnisation d'une partie civile.
Réponse de la cour
56. Selon l'article 122 du code de procédure civile, "Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, l9e défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée."
57. L'arrêt rendu par la première chambre civile de la cour de cassation du 28 juin 2007 (n° 06-14.185) dont se prévalent les intimées au soutien de la fin de non-recevoir soulevée pose effectivement le principe selon lequel 'l'auteur de l'action civile qui est fondée sur le délit de diffamation et est exercée devant le juge pénal ne peut plus agir en réparation devant le juge civil en raison des mêmes faits sur le fondement de l'article 9-1 du code civil.'
58. En application de cette jurisprudence, le juge des référés a considéré que M. [B], en raison de la plainte avec constitution de partie civile déposée, s'il était recevable à faire cesser l'atteinte à sa présomption d'innocence par la publication d'un communiqué judiciaire, n'était en revanche pas recevable à demander l'indemnisation de son préjudice.
59. Cependant, ainsi que précédemment exposé, l'assignation du 20 mars 2024 précède la plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du 4 avril 2024. Du fait de cette chronologie, l'assignation n'encourt aucune irrecevabilité.
60. De plus, cette jurisprudence n'est pas applicable en l'espèce dans la mesure où M. [B] n'a pas introduit une action civile devant le juge pénal aux fins de réparation mais a seulement saisi le doyen des juges d'instruction de [Localité 9] d'une plainte avec constitution de partie civile.
61. Or, l'information judiciaire ne s'assimile pas à une action en réparation devant le juge pénal. En effet, à ce stade, la juridiction de jugement n'est pas encore saisie. Elle ne le sera que si le juge d'instruction rend une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel. Enfin, la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction ne tend pas à obtenir réparation du dommage causé, le juge d'instruction n'ayant aucune compétence pour statuer sur l'appréciation du préjudice et son indemnisation.
62. L'action de M. [B] ne se heurte donc à aucune irrecevabilité de sorte que l'ordonnance déférée sera infirmée en ce qu'elle a déclaré M. [B] recevable mais seulement en sa demande de publication d'un communiqué judiciaire.
3°/ Sur l'atteinte à la présomption d'innocence
63. M. [B] considère que les conditions permettant de caractériser une atteinte à sa présomption d'innocence sont réunies.
64. D'une part, le parquet de [Localité 9] a confirmé au mois de novembre 2023, par voie de presse, l'ouverture d'une enquête préliminaire des chefs de harcèlement moral et sexuel, cette enquête étant toujours en cours lors de la parution de l'article litigieux.
65. D'autre part, l'article rédigé par Mme [S] [H] le présente comme coupable de faits de harcèlement sexuel, moral et de violences volontaires, alors même que la procédure n'a donné lieu à aucune déclaration de culpabilité à son encontre.
66. En effet, selon lui, plusieurs passages de l'article de presse litigieux le désignent comme un des 'deux professeurs' à 'la dérive', au 'management féodal' à propos desquels les soignants, 'brisant l'omerta pour [Localité 7]-Match' dénoncent des 'brimades, humiliations, surmenage, violences verbales, harcèlement moral et sexuel'. Selon lui, cette présentation sans aucune nuance, rédigée sur un ton dramatisé, à l'indicatif et jamais au conditionnel, sont autant d'éléments de nature à porter atteinte à sa présomption d'innocence. Il considère que les témoignages reçus par Mme [H] se succèdent tout au long de l'article, sans faire l'objet d'aucune nuance, élément à décharge ou discussion, et sont présentés comme des vérités.
67. Il ajoute que l'article litigieux le désigne clairement comme ayant commis des faits de harcèlement sexuel en narrant un événement spécifique de manière cependant tronquée. Il ajoute que l'emploi d'une police en caractères gras, imposante, en marge du corps du texte pour relater certains 'extraits choc' est de nature à mobiliser l'attention du lecteur en ne lui laissant aucun doute sur le harcèlement sexuel imputé au docteur [B] et manifeste ainsi la conviction de la journaliste.
68. Enfin, M. [B] critique le passage qui le présente comme ayant été à l'origine d'une 'violente altercation', l'article ne faisant preuve d'aucune prudence ni nuance pour lui imputer ce comportement susceptible de revêtir une qualification pénale.
69. Sur la balance des intérêts, M. [B] entend préciser qu'il ne fait pas grief à l'article de traiter des éventuelles difficultés du CHU de [Localité 9] mais seulement de le présenter comme coupable des faits.
70. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] estiment que les restrictions posées à la liberté d'expression par le régime de l'action pour atteinte à la présomption d'innocence ne sont pas réunies en l'espèce.
71. Elles indiquent en premier lieu qu'il est impossible de déterminer avec l'évidence requise en référé s'il existe bien une procédure pénale en cours à la date de la publication de l'article. Elles estiment que la mention d'une enquête dans l'article n'est pas suffisante et que M. [B] ne communique lui-même aucun élément permettant de connaître son statut juridique dans l'enquête, l'état d'avancement de celle-ci ainsi que les qualifications juridiques retenues. Elles soulignent que sa convocation à l'audition libre du 11 juillet 2024 est postérieure de plus de six mois à la publication de l'article litigieux.
72. Elles contestent que l'article litigieux présente comme acquise la culpabilité de M. [B]. Elles font valoir que l'article se veut très factuel, en indiquant aux lecteurs qu'une enquête vient tout juste de débuter et qu'elle est toujours en cours, ce qui exclut l'affirmation d'une culpabilité pénale établie. Elles précisent qu'aucune confusion n'est possible dès lors que l'article fait état de témoignages de personnes qui se présentent comme victimes, le lecteur étant parfaitement informé que l'enquête n'est qu'à son début.
73. Elles ajoutent que le seul fait que l'article restitue le contenu de certains témoignages sévères pour M. [B] ne suffit pas à caractériser l'atteinte à la présomption d'innocence, pas plus que l'emploi de l'indicatif, ce d'autant que les témoignages sont énoncés entre guillemets,
étant précisé que M. [B] ne peut reprocher à la journaliste son manque de nuance alors qu'il a refusé de répondre à ses questions.
74. Elles estiment qu'aucun des passages énumérés par M. [B] dans son assignation ne comportent de conclusions définitives manifestant un préjugé tenant pour acquise sa culpabilité dès lors que le premier passage est empreint d'une grande généralité et ne lui impute pas la commission d'une ou plusieurs infractions pénales tandis que les deux autres passages décrivent tous deux des situations factuelles précises.
75. Elles considèrent donc qu'à la lecture de l'article, le lecteur ne peut en aucune manière acquérir la conviction d'une culpabilité pénale d'ores et déjà acquise et qu'en réalité, M. [B] demande à la cour de reprendre la même motivation que celle retenue dans la procédure initiée par M. [Y], alors que le juge est tenue d'apprécier l'atteinte à la présomption d'innocence personnellement subie.
Réponse de la cour
76. Il résulte de l'article 835 du code de procédure civile que le président du tribunal judiciaire peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
77. L'article 6 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentale énonce que "Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie."
78. En droit interne, l'article 9-1 du code civil dispose que"Chacun a droit au respect de la présomption d'innocence.
Lorsqu'une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l'insertion d'une rectification ou la diffusion d'un communiqué, aux fins de faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte."
79. Il est constant que ce texte n'interdit pas de rendre compte d'affaires judiciaires en cours et même d'accorder un crédit particulier à la thèse de l'accusation mais seulement si, de l'ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité.
80. Pour être constituée, l'atteinte à la présomption d'innocence suppose la réunion des trois éléments suivants :
- l'existence d'une procédure pénale en cours non encore définitivement terminée par une décision de condamnation définitive,
- l'imputation publique, à une personne précise, d'être coupable des faits faisant l'objet de cette procédure, non par simple insinuation ou de façon dubitative mais par une affirmation péremptoire ou des conclusions définitives manifestant, de la part de celui qui les exprime, un clair préjugé, tenant pour acquise la culpabilité de la personne visée (Cass. Assemblée plénière, 21 décembre 2006, n° 93-20.478),
- la connaissance par celui qui reçoit cette affirmation que le fait ainsi imputé est bien l'objet d'une procédure pénale en cours, une telle connaissance pouvant résulter soit d'éléments intrinsèques contenus dans le texte litigieux, soit d'éléments extrinsèques, tels qu'une procédure notoirement connue du public ou largement annoncée dans la presse (Civ. 1e, 17 juin 2003, n° 00-22.430).
81. Il convient de rappeler que la cour statue avec les pouvoirs du juge des référés de sorte que la méconnaissance du principe protecteur défini par l'article 9-1 du code civil doit être manifeste.
82. Par ailleurs, en application de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en son paragraphe premier, toute personne a droit à la liberté d'expression, le texte prévoyant, en son paragraphe 2, que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, en particulier à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, parmi lesquels figure le droit à la présomption d'innocence et le droit au procès équitable.
83. Le droit à la présomption d'innocence et le droit à la liberté d'expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime. Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l'expression litigieuse, sa contribution à un débat d'intérêt général, l'influence qu'elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée.
a. Sur la condition de l'enquête pénale en cours à la date de publication de l'article et l'absence de condamnation définitive
84. Sur ce point, l'article litigieux indique expressément qu' 'en mars 2023, la direction du CHU saisissait le procureur de la République pour harcèlement moral et sexuel sur six internes entraînant l'ouverture d'une enquête préliminaire. En octobre, l'intersyndicale nationale des internes (Insi) déposait, toujours à l'encontre des deux mêmes professeurs une plainte (...). Depuis les auditions se multiplient (...).'
85. Le parquet de [Localité 9] a confirmé dès le mois de novembre 2023, l'ouverture d'une enquête préliminaire ainsi qu'il résulte de l'article intitulé '[Localité 9] : Deux médecins du CHU visés par des plaintes pour harcèlement moral et sexuel', accessible sur le site 20minutes.fr, en date du 10 novembre 2023.
86. Il n'est par ailleurs pas contesté que M. [B] a reçu le 19 juin 2024 une convocation pour une audition libre le 11 juillet 2024, d'où il suit qu'à la date de la publication de l'article (janvier 2024), l'enquête pénale était manifestement toujours en cours.
87. Les intimées sont du reste bien mal fondées à le contester puisqu'en page 22 de leurs conclusions, elles écrivent qu' 'il suffit de lire l'article pour constater que l'enquête pénale n'en est qu'à ses balbutiements, ce qui est parfaitement rappelé', que 'l'état d'avancement de la procédure est d'ailleurs clairement renseigné au début de l'article (')' et enfin qu' 'il s'agit donc là d'une véritable information factuelle sur l'état de la procédure qui indique expressément aux lecteurs qu'une enquête vient tout juste de débuter et est toujours en cours (').'
88. Le caractère actuel d'une procédure pénale ouverte des chefs de harcèlement moral et sexuel visant M. [T] [B], au moment de la parution de l'article litigieux, est par conséquent parfaitement établi.
89. Enfin, il n'est pas contesté que cette enquête n'a abouti à aucune décision de culpabilité définitive à l'encontre de M. [B] au jour de la parution de l'article, l'enquête n'étant qu'à ses prémisses.
b. Sur le caractère notoire de l'enquête en cours
90. La condition tenant à la connaissance par le lecteur de ce qu'une enquête est en cours du chef de harcèlement moral et sexuel visant M. [B] ne fait aucune difficulté puisque cette information résulte clairement de l'article.
91. Par ailleurs, de nombreux articles de presse locale et nationale avaient rendu compte de l'existence de cette procédure pénale avant même la parution de l'article litigieux :
- article publié par le Télégramme le 9 novembre 2023, 'harcèlement : séisme au CHU de [Localité 9]',
- article publié dans Ouest-France le 9 novembre 2023 : 'départs, plaintes, reports d'opérations... fortes tensions dans ce service du CHU de [Localité 9]',
- article publié le 10 novembre sur le site de 20 minutes,
- article publié dans le télégramme le 15 novembre 2023 : 'harcèlement présumé au CHU de [Localité 9] : quand le mur du silence se brise',
- article paru dans le Canard Enchaîné : 'A [Localité 9], le CHU perd ses nerfs.'
92. Il est donc incontestable que l'existence d'une enquête pénale en cours était notoire lors de la publication de l'article litigieux et qu'en toute hypothèse, cette information était nécessairement connue du lecteur.
c. Sur la présentation publique de M. [B] comme étant coupable
93. Dans son assignation, M. [T] [B] vise précisément les passages suivants de l'article intitulé 'Requiem au CHU de [Localité 9]' publié dans le [Localité 7] Match n° 3896,comme étant attentatoires à sa présomption d'innocence :
- 'Brimades,humiliations,surmenage,violences verbales, harcèlement moral et sexuel, ces professionnels subissent l'enfer depuis vingt ans',
- 'A [Localité 9], la dérive de deux professeurs au 'management féodal' pour reprendre l'expression d'un praticien, et aux comportements connus de leur hiérarchie depuis des années, a mené toute une équipe à la rupture' (p.50),
- 'Épuisé, le Dr [X] devient suicidaire, avec l'été 2023 et pour la première fois en trente ans de carrière, un arrêt de près de deux mois pour harcèlement moral' (p. 49),
- 'Le Pr [T] [B] est lui aussi mis en cause dans la plainte de l'Insi. En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place. A une jeune femme, [B] écrit : 'Tu es une obsédée, c'est bien ! J'approuve (') On va alors commencer les transmissions en mode strip poker, le premier qui dit une connerie enlève un habit ! C'est plus fun et ça va te détendre.' Ces propos remontent à un psychologue du travail, à la direction des affaires médicales, mais aussi au doyen, qui les qualifiera de 'harcèlement moral, téléphonique à connotation sexuelle' (p.53),
- 'En septembre dernier, c'est la goutte d'eau. Une nuit, le Pr [M] [F], chef du service d'anesthésie-réanimation est de garde quand un enfant est conduit aux urgences pour une hypertension intracrânienne qu'il faut rapidement opérer. Après la consultation avec les parents, il demande ' devant témoin ' à contacter le Pr [B], mais ce dernier ne répond pas. À son arrivée, il s'émeut pourtant de ne pas voir la sédation déjà faite. Le Pr [F] rétorque ne jamais endormir avant d'être certain de la présence du chirurgien senior.
Le ton monte, [B] l'invective. Finalement, l'anesthésie est faite mais dans des conditions particulièrement tendues. Le lendemain, le Pr [F] 'dévisse'. Trois semaines d'arrêt. Depuis, la violente altercation a été reconnue comme accident de service et le président de l'université lui a accordé la protection fonctionnelle' (p.53).
94. Cependant, comme le rappelle à juste titre l'appelant, l'analyse de l'atteinte à la présomption d'innocence ne peut se borner à analyser les passages de manière isolée, sans égard à l'impression d'ensemble qui se dégage de l'article.
95. En l'espèce, en premier lieu, aucune atteinte à la présomption d'innocence ne saurait résulter de l'accumulation des témoignages recueillis dès lors que, précisément, l'angle choisi était de donner la parole aux soignants sur leur vécu au sein du service de neurochirurgie du CHU de [Localité 9]. Il s'agit là d'un choix éditorial relevant de la liberté d'expression étant rappelé que le journaliste n'a aucune obligation, pour respecter la présomption d'innocence, de rendre compte des faits relatés à charge et à décharge ou de manière objective. Comme précédemment rappelé, il ne lui est pas interdit d'accorder un crédit particulier à la thèse de l'accusation mais seulement si, de l'ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité.
96. En l'occurrence, Mme [H] a offert à M. [B] la possibilité de s'exprimer, ce que ce dernier n'a pas souhaité faire. A cet égard, l'article mentionne : 'Le Pr [B] n'a pas souhaité répondre à nos questions'. Ce point n'est pas contesté.
97. En second lieu, d'un point de vue formel, l'utilisation systématique des guillemets introduit une distance avec les propos recueillis, de sorte que ceux-ci ne sauraient refléter la conviction de la journaliste. Elle permet également au lecteur d'appréhender distinctement ce qui relève du témoignage (qui n'est pas, par essence, une vérité) d'éléments plus factuels décrits par la journaliste. Par ailleurs, il ne peut être tiré ici aucun enseignement de l'usage de l'indicatif qui n'est pas en soi, la marque d'un préjugé manifeste sur la culpabilité.
98. En troisième lieu, l'article insiste sur le fait que l'enquête ne fait que débuter. Le lecteur est donc informé de ce que ce recueil de témoignages s'inscrit dans une procédure pénale balbutiante dont aucune conclusion sur la culpabilité ne peut à ce stade être tirée.
99. En quatrième lieu, s'agissant du premier passage qui constitue l'introduction de l'article : 'Brimades, humiliations, surmenage, violences verbales, harcèlement moral et sexuel, ces professionnels subissent l'enfer depuis vingt ans', le premier juge a retenu à juste titre que ces griefs sont immédiatement imputés à M. [Y], M. [B] n'étant lui-même pas cité.
100. Cette double page est complétée par le paragraphe suivant : 'Maltraités par leur hiérarchie, ces soignants du service de neurochirurgie ont dû pour la plupart quitter leur hôpital. Ils dénoncent aujourd'hui un système délétère' (souligné par la cour).
101. Or, ce paragraphe, en ce qu'il vise la hiérarchie au sens large et le 'système', renvoyant ainsi au fonctionnement du CHU et au positionnement de sa direction, est de nature à immédiatement élargir la focale sur les raisons du mal-être dénoncé par les soignants, au-delà des mises en cause directes de MM. [Y] et [B], au travers des témoignages recueillis. C'est également le sens de la publication, en page 50, de la lettre du directeur de l'hôpital du 4 mars 2015,
qui si elle tend à appuyer les dénonciations de harcèlement sexuel faites à l'encontre du Pr. [Y], met surtout en exergue le traitement réservé à l'époque (avant #Metoo) par la direction de l'hôpital à ce genre de situation. Par ailleurs, pour illustrer ce 'système' Mme [H] évoque 'la maltraitance institutionnelle' ou le 'symptôme des désordres organisationnels' et rend compte tout au long de l'article de l'inaction de la direction de l'hôpital, pourtant alertée de la situation (par exemple, page 52 : 'En partant, elle alerte la direction des conditions de travail infernales (') La directrice s'excuse pour notre souffrance' ou encore en page 53 : 'Toute cette maltraitance ce n'est pas du déni de la part de nos agents hospitaliers mais de la dénégation. Il y a un problème, ils le savent mais ne veulent pas l'admettre car l'impunité est un choix de gouvernance.'
102. Ce faisant, Mme [H] nuance les témoignages recueillis, en instillant le fait qu'au-delà de la personnalité et des méthodes de management des deux chefs de service, la souffrance au travail exprimée par les soignants interrogés pourrait également relever d'un dysfonctionnement systémique de l'hôpital et que partant, leur mal-être et leur épuisement professionnel seraient multifactoriels.
103. En cinquième lieu, M. [B] estime être désigné dans l'article comme un des 'deux professeurs' ayant fait subir aux soignants de multiples infractions pénales.
104. Il convient de souligner que les témoignages recueillis et les faits relatés dans l'article litigieux concernent essentiellement le Pr. [Y], lequel a dirigé le service pendant de nombreuses années.
105. Il est bien précisé au lecteur que le Pr. [B] n'a quant à lui pris la tête du service qu'en 2023. De plus, les faits ou témoignages susceptibles de revêtir une qualification pénale relatés dans l'article, sont toujours rapportés avec une indication de date, ce qui exclut toute imputation de ces faits à M. [B] et toute confusion pour le lecteur.
106. Il est exact que l'article place M. [B] dans la continuité du management du Pr. [Y], notamment au travers de ces deux extraits :
- 'A [Localité 9], la dérive de deux professeurs 'au management féodal',
- 'En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place'.
107. Ces deux passages sont toutefois empreints d'une grande généralité. Ils n'imputent à M. [B] la commission d'aucune infraction pénale déterminée. L'expression 'management féodal' renvoie certes à un rapport hiérarchique dysfonctionnel, très vertical ainsi qu'à une certaine brutalité dans son exercice, mais d'une part, ces propos, rapportés entre guillemets, sont ceux d'un praticien et ne reflètent donc pas l'opinion de la journaliste et d'autre part, ils ne comportent eux-même aucune affirmation prématurée de culpabilité des chefs de harcèlement moral et sexuel.
108. En toute hypothèse, nonobstant ces deux extraits, compte tenu de la rédaction de l'article dans son ensemble, il ne peut être soutenu que par un effet de confusion ou de capillarité avec les éléments très majoritaires concernant son prédécesseur, M. [B] serait désigné comme coupable aux yeux du lecteur.
109. En réalité, sur les quatre pages que comporte cet article, une partie seulement de la dernière page concerne M. [B] (page 53). Deux faits précis y sont relatés.
110. S'agissant de la première situation, M.[B] considère que l'article litigieux le désigne clairement comme ayant commis des faits de harcèlement sexuel.
111. Le passage critiqué est rédigé en ces termes : 'Le Pr [T] [B] est lui aussi mis en cause dans la plainte de l'Insi. En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place. A une jeune femme, [B] écrit : 'Tu es une obsédée, c'est bien ! J'approuve (') On va alors commencer les transmissions en mode strip poker, le premier qui dit une connerie enlève un habit ! C'est plus fun et ça va te détendre.'
Ces propos remontent à un psychologue du travail, à la direction des affaires médicales, mais aussi au doyen, qui les qualifiera de « harcèlement moral, téléphonique à connotation sexuelle.'
112. Si ces propos sont exprimés sur un mode affirmatif (et non au conditionnel), il doit être relevé qu'ils se rapportent directement au contenu d'un compte-rendu d'entretien mené avec l'interne concernée par le doyen de la faculté de médecine (Pr [I]) auquel la journaliste a eu accès. Ce document, versé au débat, permet de constater que la journaliste s'est livrée à un travail sérieux de restitution des faits portés à sa connaissance.
113. De plus, Mme [H] se distancie des propos recueillis par l'utilisation de guillemets et se garde bien de procéder elle-même à la qualification pénale des faits rapportés, préférant citer le doyen de l'université.
114. Sur ce point, il n'existe aucune dénaturation des propos du doyen tels qu'ils ressortent du compte-rendu d'entretien (pièce 18, intimées) En conclusion du document, celui-ci indique en effet : 'XG est victime de comportements inappropriés à connotation sexuelle à répétition par quelqu'un [qui] a autorité hiérarchique (') 2 interrogations :harcèlement au travail et harcèlement sexuel de MC. Il s'agit d'une situation grave, il devrait y avoir des répercussions, se pose la question de la pertinence de la poursuite de la carrière de MC ''. La cour considère que les interrogations portent davantage sur les suites à donner et les répercussions des faits dénoncés que sur la qualification juridique de ceux-ci par le doyen qui paraît claire. Partant, [S] [H] n'a pas dénaturé ni tronqué ce document. En réalité, ce passage est un récit purement factuel dans lequel il n'est nullement soutenu ni même sous-entendu que la culpabilité de M. [B] serait acquise.
115. Par ailleurs, le fait de faire apparaître en intertitre, en caractère très apparent, le paragraphe suivant : 'A peine le Pr. [B] a-t-il succédé au Pr. [Y] qu'il écrit à une jeune femme : 'tu es une obsédée, c'est bien, j'approuve ! On va commencer les transmissions en mode strip poker', relève du choix éditorial de la journaliste, qui reste libre de son mode d'expression (celui-ci pouvant même inclure une dose de sensationnalisme ou d'exagération), dès lors qu'il n'excède pas les limites de la liberté d'expression. La cour considère, au regard des observations précédentes et du sujet d'intérêt général traité (dans un contexte de #Metoo à l'hôpital) que ce passage, mobilise certes l'attention du lecteur, mais ne peut être considéré comme attentatoire à la présomption d'innocence de M. [B].
116. S'agissant de la deuxième situation relative à la 'violente altercation' avec le Pr. [F], M. [B] estime être désigné comme auteur de faits susceptibles de revêtir la qualification pénale de violences.
117. De fait, ce passage illustre les fortes tensions et les relations conflictuelles au sein du service. Très factuel, il ne désigne aucunement M. [B] comme étant l'auteur d'une quelconque infraction envers son collègue. Au demeurant, aucune atteinte à la présomption d'innocence ne peut ici être retenue dès lors qu'il n'est pas démontré que M. [B] faisait l'objet d'une enquête en cours du chef de violences volontaires au sein de l'hôpital.
118. Enfin, il doit être souligné que les deux faits isolés relatés dans l'article ne peuvent être de nature à imputer à M. [B] la commission des infractions de harcèlement sexuel et de harcèlement moral, dès lors que ces infractions supposent la répétition, ce que ne sous-entend nullement l'article qui relate au contraire, deux événements ponctuels.
119. A la lumière de ces observations, la cour considère qu'il ne s'évince pas de l'article litigieux, avec l'évidence requise en référé, une affirmation péremptoire ou des conclusions définitives qui exprimeraient un clair préjugé tenant pour acquise la culpabilité de M. [B] s'agissant des faits de harcèlement moral et sexuel, objets de l'enquête en cours.
120. L'ordonnance sera donc confirmée en ce qu'elle a débouté M. [B] de ses demandes tendant à l'insertion d'un communiqué judiciaire et à l'octroi d'une provision à valoir sur la réparation de son préjudice.
4°/ Sur la demande reconventionnelle de la SASU Lagardère Media News et Mme [H]
121. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] sollicitent la somme de 5.000 € à titre de dommages et intérêts provisionnels pour procédure abusive. Elles soutiennent que la présente action est d'évidence une procédure-bâillon, destinée à faire taire toute critique relative au comportement de M. [B] et à exercer une pression sur la journaliste et le média.
122. Elles ajoutent que cette entreprise de déstabilisation contre toute parole contraire à son propre récit, s'est également manifestée par le dépôt d'une plainte avec constitution de partie civile du chef de diffamation publique et contre X pour dénonciation calomnieuse, outre les procédures disciplinaires engagées contre trois médecins du CHU ayant témoigné à visages découverts.
123. M. [B] estime que la demande de provision présentée par les intimées est péremptoire et infondée et qu'elle devra par conséquent être rejetée devant la cour.
Réponse de la cour
124. En droit, l'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
125. L'action en justice est un droit fondamental qui ne peut dégénérer en abus que si l'action est conduite avec une légèreté blâmable ou une intention de nuire.
126. Le fait de succomber dans son action ne saurait caractériser un abus du droit d'agir en justice.
127. En l'espèce, la société Lagardère Media News et Mme [H] n'apportent aucun élément de nature à démontrer que M. [B] aurait agi en justice dans le but de bâillonner la presse sur un sujet d'intérêt général.
128. Il convient donc de considérer qu'au travers son assignation et ses plaintes, M. [B] n'avait pas d'autre objectif que celui d'assurer la défense de ses droits. Par conséquent, son action ne peut être considérée comme fautive ou illégitime, ce d'autant qu'il justifie du retentissement important de l'article sur sa vie personnelle et professionnelle.
129. L'ordonnance sera confirmée en ce qu'elle a débouté la SASU Lagardère Media News et Mme [H] de cette demande.
5°/ Sur les dépens et les frais irrépétibles
130. L'ordonnance sera confirmée en ce qu'elle a condamné M. [B] aux dépens et débouté les parties de leurs demandes sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
131. Succombant en appel, M. [T] [B] sera condamné aux dépens d'appel.
132. Il n'est pas inéquitable de laisser à chaque partie la charge des frais irrépétibles qu'elle a exposés en appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort, par mise à disposition au greffe conformément à l'article 451 alinéa 2 du code de procédure civile,
Confirme l'ordonnance du juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes du 30 août 2024, sauf en ce qu'elle a déclaré irrecevable la demande de provision formulée par M. [T] [B],
Statuant à nouveau du chef de l'ordonnance infirmée et y ajoutant,
Déclare recevable la demande de provision formulée par M. [T] [B],
L'en déboute,
Déboute M. [T] [B] de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute la société Lagardère Media News et Mme [H] de leur demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [T] [B] aux dépens d'appel.
LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE
ARRÊT N°
N° RG 24/05350
N° Portalis DBVL-V-B7I-VHAO
(Réf 1e instance : 24/00378)
M. [T] [B]
c/
Mme [S] [H]
SASU LAGARDÈRE MEDIA NEWS
Copie exécutoire délivrée
le :
à : Me Stephan
Me Robin
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 18 NOVEMBRE 2025
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ
Président : Madame Véronique VEILLARD, présidente de chambre
Assesseur : Monsieur Philippe BRICOGNE, président de chambre
Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, conseillère
GREFFIER
Madame Elise BEZIER, lors des débats et lors du prononcé
DÉBATS
A l'audience publique du 4 mars 2025
ARRÊT
Contradictoire, prononcé publiquement le 18 novembre 2025 par mise à disposition au greffe après prorogation
****
APPELANT
Monsieur [T] [B]
né le 24 septembre 1984 à [Localité 6] (SUISSE)
[Adresse 5]
[Localité 1] - SUISSE
Représenté par Me Jérôme STEPHAN de la SCP VIA AVOCATS, postulant, avocat au barreau de RENNES et par Me Denis FAYOLLE de l'AARPI FAYOLLE ASSOCIES, plaidant, avocat au barreau de MARSEILLE
INTIMÉES
Madame [S] [H]
née le 24 avril 1974 à [Localité 8]
[Adresse 2]
[Localité 3]
SASU LAGARDÈRE MEDIA NEWS, société éditrice de '[Localité 7] MATCH', inscrite au registre du commerce et des sociétés de PARIS sous le numéro 834.289.373, prise en la personne de ses représentants légax domiciliés en cette qualité au siège
[Adresse 2]
[Localité 3]
Toutes deux représentées par Me Pascal ROBIN de la SELARL A.R.C, postulant, avocat au barreau de RENNES et par Me Christophe BIGOT, plaidant, avocat au barreau de PARIS
FAITS ET PROCÉDURE
1. M. [T] [B] est un neurochirurgien. Il a exercé au sein du service de neurochirurgie du CHU de [Localité 9] à partir de juillet 2021, y a pris les fonctions de chef de service le 4 janvier 2023, succédant ainsi au Professeur [R] [Y]. Il a quitté ce service en décembre 2023.
2. Un signalement au procureur de la République de [Localité 9] a été effectué par l'hôpital en mars 2023 du chef de harcèlement moral et sexuel. Une plainte a été déposée par l'Intersyndicale nationale des internes (Isni) en octobre 2023 à l'encontre de MM. [R] [Y] et [T] [B] de ces chefs.
3. Dans l'édition du 4 au 10 janvier 2024, le journal [Localité 7] Match, détenu par la sasu Lagardère Media News, publiait en son numéro 3896 un article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" rédigé par Mme [S] [H], journaliste indépendante.
4. M. [B] a déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du tribunal judiciaire de Rennes à l'encontre de la SASU Lagardère Media News, de Mme [H], et de Mme [C] [Z], du chef de diffamation publique envers un particulier à la suite de la publication d'un article de presse.
5. Par actes de commissaire de justice séparés du 20 mars 2024, M. [B] a fait assigner la SASU Lagardère Media News et Mme [H] sur le fondement des articles 835 du code de procédure civile et 9-1 du code civil aux fins de voir :
- constater que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024, ont porté atteinte à sa présomption d'innocence,
- ordonner la diffusion d'un communiqué judiciaire reprenant le dispositif de l'ordonnance à intervenir au sein du prochain numéro à paraître du magazine [Localité 7] MATCH, aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
- condamner la SASU Lagardère Media News et Mme [H] à lui verser solidairement la somme de 10.000 € à titre de provision à faire valoir sur son entier préjudice,
- condamner également ces derniers à lui verser solidairement la somme de 2.500 € chacune en application de l'article 700 du code de procédure civile.
6. Par ordonnance du 30 août 2024, le juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes a :
- rejeté l'exception de nullité soulevée par Mme [H] et la SASU Lagardère Media News,
- déclaré recevable la demande de diffusion d'un communiqué judiciaire de M. [B],
- déclaré irrecevable la demande de provision formulée par M. [B],
- constaté que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024, n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence de M. [B],
- débouté M. [B] de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
- débouté Mme [H] et la SASU Lagardère Media News de leur demande d'indemnisation sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- condamné M. [B] aux entiers dépens,
- débouté Mme [H] et la SASU Lagardère Media News et M. [B] de leurs demandes au titre des frais irrépétibles,
- rejeté toute autre demande plus ample ou contraire.
7. Pour statuer ainsi, le juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes a jugé que :
- l'action entreprise par M. [B] étant explicitement fondée sur les dispositions de l'article 9-1 du code civil, les mentions obligatoires prévues à l'article 53 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 ne sont pas applicables, d'où il suit que l'assignation n'est pas nulle,
- l'auteur de l'action civile qui est fondée sur le délit de diffamation et est exercée devant le juge pénal ne peut plus agir en réparation devant le juge civil en raison des mêmes faits sur le fondement de l'article 9-1 du code civil, d'où il suit que M. [B] est recevable à agir devant le juge des référés pour faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence en sollicitant l'insertion d'un communiqué mais il est irrecevable en sa demande provisionnelle de dommages et intérêts,
- au fond, la première condition posée par l'article 9-1 du code civil tenant à l'existence d'une enquête pénale en cours à la date de la publication est remplie, aucune condamnation n'étant intervenue à l'encontre de M. [B],
- en revanche, il n'est pas établi que l'article litigieux contient des 'conclusions définitives manifestant un préjugé tenant pour acquise la culpabilité' de sorte que la seconde condition, liée à la présentation de l'intéressé comme coupable des faits, n'est pas caractérisée,
- de ce fait, l'atteinte à la présomption d'innocence ne peut être retenue, sans qu'il y ait lieu d'examiner la troisième condition de l'article 9-1 du code civil,
- la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, formée par la SASU Lagardère Media News et Mme [H], n'est pas justifiée, faute pour eux de démontrer en quoi la procédure initiée par M. [B] était manifestement destinée à exercer une pression sur un journaliste et un média.
8. Par déclaration du 26 septembre 2024, M. [T] [B] a interjeté appel du jugement en ce qu'il :
- a constaté que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024 n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence dont il bénéficie,
- l'a débouté de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
- l'a condamné aux entiers dépens,
- l'a débouté de sa demande au titre des frais irrépétibles.
9. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] ont interjeté appel incident du jugement en ce qu'il :
- a rejeté l'exception de nullité soulevée par elles,
- a déclaré recevable l'action diligentée par M. [B] sur le fondement de l'article 9-1 du code civil aux fins de diffusion d'un communiqué judiciaire,
- les a déboutées de leur demande d'indemnisation sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- les a déboutées de leur demande au titre des frais irrépétibles.
10. L'ordonnance de clôture a été prononcée le 4 février 2025.
PRÉTENTIONS DES PARTIES
11. M. [B] expose ses prétentions et moyens (lesquels seront repris dans la motivation) dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 20 janvier 2025 aux termes desquelles il demande à la cour de :
- le recevoir en son appel,
- réformer l'ordonnance en ce qu'elle :
* a constaté que Mme [H] et le journal [Localité 7] Match, par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]" paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024 n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence dont il bénéficie,
* l'a débouté de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire aux frais de Mme [H] et de la SASU Lagardère Media News,
* l'a condamné aux entiers dépens,
* l'a débouté de sa demande au titre des frais irrépétibles,
- ce faisant, statuant à nouveau,
- constater que Mme [H] et la SASU Lagardère Media News, par la rédaction et la publication d'un article intitulé "Requiem au C.H.U. de [Localité 9]", paru dans le numéro 3896 du magazine [Localité 7] Match, édition du 4 au 10 janvier 2024, ont porté atteinte à sa présomption d'innocence,
- ordonner la diffusion d'un communiqué judiciaire reprenant le dispositif de l'arrêt à intervenir, dans le prochain numéro à paraître du magazine [Localité 7] Match, aux frais de Mme [H] et la SASU Lagardère Media News, responsables de l'atteinte à sa présomption d'innocence, assortie d'une condamnation sous astreinte à hauteur de 500 € par semaine de retard à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,
- déclarer recevable sa demande de provision,
- condamner Mme [H] et la SASU Lagardère Media News à lui verser solidairement la somme de 10.000 € à titre de provision à valoir sur son entier préjudice,
- débouter ces derniers de l'ensemble de leurs demandes,
- condamner les mêmes à lui verser la somme de 2.500 € chacun au titre des frais irrépétibles exposés en première instance ainsi qu'à la somme de 4.000 € chacun en cause d'appel, en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner les mêmes aux entiers dépens,
- confirmer l'ordonnance pour le surplus.
12. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] exposent leurs prétentions et moyens (lesquels seront repris dans la motivation) dans leurs dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 31 janvier 2025 aux termes desquelles elles demandent à la cour de :
Sur l'appel principal,
- déclarer M. [B] recevable mais mal fondé en son appel principal,
En conséquence,
- confirmer l'ordonnance en ce qu'elle a :
* déclaré irrecevable la demande de provision de M. [B],
* constaté que par la rédaction et la publication de l'article intitulé "Requiem au CHU de [Localité 9]", paru dans le numéro 3896, édition du 4 au 10 janvier 2024, ils n'ont pas porté atteinte à la présomption d'innocence de M. [B],
* débouté M. [B] de sa demande de publication d'un communiqué judiciaire à leurs frais,
* condamné M. [B] aux entiers dépens,
* débouté M. [B] de l'intégralité de ses demandes formulées en cause d'appel,
Sur l'appel incident,
- les déclarer recevables et bien fondées,
Y faisant droit :
- infirmer ou réformer l'ordonnance en ce qu'elle :
* a rejeté l'exception de nullité soulevée par eux,
* a déclaré recevable l'action diligentée par M. [B] sur le fondement de l'article 9-1 du code civil, aux fins de diffusion d'un communiqué judiciaire,
* les a déboutées de leur demande d'indemnisation sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
* les a déboutées de leur demande au titre des frais irrépétibles,
Statuant à nouveau,
- déclarer nulle l'assignation introductive d'instance notifiée par M. [B] le 20 mars 2024 en application de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881,
Subsidiairement,
- déclarer irrecevable l'action engagée dans son ensemble au regard de la procédure en diffamation déjà engagée sur plainte avec constitution de partie civile,
Plus subsidiairement,
- dire n'y avoir lieu à référé,
En conséquence,
- débouter M. [B] de l'intégralité de ses demandes,
A titre encore plus subsidiaire :
- juger que le préjudice éventuellement subi ne saurait être évalué à une somme supérieure à l'euro symbolique,
En toutes hypothèses,
- déclarer irrecevable ou à tout le moins rejeter la demande de publication d'un communiqué judiciaire dans le prochain numéro à paraître du journal [Localité 7] Match,
- condamner M. [B] à leur verser à la somme de 5.000 € à titre de provision pour procédure abusive sur le fondement de l'article 1240 du code civil,
- condamner M. [B] au paiement d'une somme de 3.000 € à chacune d'elle au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
13. Pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il convient de se reporter à leurs écritures ci-dessus visées figurant au dossier de la procédure, en application de l'article 455 alinéa 1er.
MOTIVATION DE LA COUR
1°/ Sur la demande de nullité de l'assignation
a.Sur les qualifications cumulatives au travers des deux actions diligentées
14. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] soutiennent que l'acte introductif d'instance délivré le 20 mars 2024 est entaché de nullité à défaut de respecter les prescriptions de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
15. Elles rappellent que M. [B] a simultanément saisi le juge pénal sur le fondement de la diffamation et le juge civil sur le fondement de l'atteinte à la présomption d'innocence pour les mêmes faits, alors qu'il existe un principe de prohibition de qualifications cumulatives.
16. Elles exposent que l'appréciation du cumul de qualifications s'effectue au regard de l'ensemble des procédures engagées et qu'en cas de cumul de qualifications entre l'article 9-1 du code civil et une infraction à la loi du 29 juillet 1881, l'assignation doit être déclarée nulle en application de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881.
17. Elles font grief au premier juge d'avoir ignoré le droit pour 'sauver' l'assignation alors qu'il convenait de tenir compte de la plainte en diffamation et de l'assignation fondée sur l'article 9-1 du code civil pour considérer qu'en définitive, M. [B] se plaint des mêmes propos au travers de ses deux actions.
18. M. [B] réplique que les règles de forme prescrites à peine de nullité par l'article 53 de la loi sur la presse ne s'appliquent pas à l'assignation visant une atteinte à la présomption d'innocence sur le fondement de l'article 9-1 du code civil.
Réponse de la cour
19. Aux termes de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, "La citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite.
Si la citation est à la requête du plaignant, elle contiendra élection de domicile dans la ville où siège la juridiction saisie et sera notifiée tant au prévenu qu'au ministère public.
Toutes ces formalités seront observées à peine de nullité de la poursuite."
20. En l'espèce, par acte du 20 mars 2024, M. [B] a fait assigner Mme [H] et la SASU Lagardère média news devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes sur le fondement de l'article 9-1 du code civil afin de faire cesser l'atteinte à sa présomption d'innocence par la publication d'un communiqué judiciaire dans le magazine concerné et obtenir à titre provisionnel des dommages et intérêts.
21. M. [B] a, parallèlement à l'action civile initiée devant le juge des référés de Rennes, déposé une plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du tribunal judiciaire de Rennes du chef du délit de diffamation.
22. Les parties ne donnent aucune indication sur la date précise de cette plainte avec constitution de partie civile qui n'est elle-même pas datée, mais il ressort des énonciations non critiquées de l'ordonnance déférée que celle-ci a été reçue au greffe le 4 avril 2024 selon une pièce n° 43 communiquée à l'époque par les intimés mais non produite en appel. La cour tiendra donc pour acquise aux débats la date du 4 avril 2024 comme étant celle de la constitution de partie civile de M. [B].
23. En droit, il est jugé que les abus de la liberté d'expression qui portent atteinte à la présomption d'innocence peuvent être réparés sur le seul fondement de l'article 9-1 du code civil et que les règles de forme prévues par la loi du 29 juillet 1881 ne s'appliquent pas à l'assignation visant une telle atteinte (Cass. civ 1e, 8 novembre 2017, n° 16-23.779).
24. Mais doit être annulée sur le fondement de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 l'assignation retenant pour les mêmes imputations, à la fois les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 (diffamation) et celles de l'article 9-1 du code civil (atteinte à la présomption d'innocence) en vertu du principe de prohibition des qualifications alternatives et cumulatives pour les mêmes faits (Cass 1e civ. 4 février 2015, n° 13-19.455).
25. Dans cette affaire, la même assignation visait pour les mêmes propos les qualifications de diffamation et d'atteinte à la présomption d'innocence. Tel n'est pas le cas en l'espèce, l'assignation en référé ne visant que l'article 9-1 du code civil.
26. Toutefois, le principe étant celui de l'unicité du procès de presse, cette interdiction des qualifications alternatives et cumulatives ne saurait être contournée par l'engagement simultané et de manière artificielle de deux procédures distinctes visant les mêmes faits qualifiés différemment.
27. Par ailleurs, il résulte des dispositions de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 que les mêmes faits ne sauraient recevoir une double qualification sans créer d'incertitude dans l'esprit du prévenu et que, si des poursuites relatives aux mêmes imputations qualifiées différemment et visant des textes de loi distincts ont été engagées successivement, la seconde citation se trouve frappée de nullité.(Cass. crim 28 novembre 2006, n° 05-83.492 et crim. 15 novembre 2022, n° 21-86.357).
28. De même, il a été jugé que selon les dispositions de l'article 50 de la loi du 29 juillet 1881, les mêmes faits ne sauraient recevoir une double qualification sans créer une incertitude dans l'esprit du prévenu. Le plaignant ne peut échapper à cette obligation impérative en engageant par un artifice deux poursuites concomitantes relatives aux mêmes imputations qualifiées différemment et visant des textes de loi différents (Cass. Crim., 7 avril 1992, pourvoi n° 87-81.208, Bull. crim. 1992, n° 149, rejet).
29. La règle prohibant les qualifications cumulatives ou alternatives s'applique donc non seulement à un acte unique de poursuite mais également lors de poursuites concomitantes ou successives, la seconde citation étant alors nulle.
30. Il y a donc lieu de tenir compte de l'ensemble des procédures engagées par M. [B], c'est-à-dire la plainte avec constitution de partie civile et l'assignation fondée sur l'article 9-1 du code civil, pour apprécier l'existence d'un cumul prohibé de qualifications.
31. Il ressort de la comparaison de l'assignation devant le juge des référés et de la plainte avec constitution de partie civile que celles-ci ne sont pas strictement identiques mais que sont visés dans les deux actes les mêmes imputations suivantes :
- passage poursuivi n° 1 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 48/49 de l'article) :
'Brimades, humiliations, surmenage, violences verbales, harcèlement moral et sexuel : ces professionnels de la santé subissent l'enfer depuis vingt ans',
- passage poursuivi n° 4 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 50 de l'article) :
'A [Localité 9], la dérive de deux professeurs au "management féodal" pour reprendre l'expression d'un praticien, et aux comportements connus de la hiérarchie depuis des années, a mené toute une équipe à la rupture',
- passage poursuivi n° 6 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 53 de l'article) :
'Le Pr [T] [B] est lui aussi mis en cause dans la plainte de l'Isni. En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place. A une jeune femme, [B] écrit : "Tu es une obsédée, c'est bien ! J'approuve ['] On va alors commencer les transmissions en mode strip poker, le premier qui dit une connerie enlève un habit ! C'est plus fun et ça va te détendre."
Ces propos remontent à la psychologue du travail, à la direction des affaires médicales, mais aussi au doyen, qui les qualifiera de "harcèlement moral, téléphonique à connotation sexuelle.'
- passage poursuivi n° 7 de la plainte et propos visés dans l'assignation (page 53 de l'article) :
'En septembre dernier, c'est la goutte d'eau. Une nuit, le Pr [M] [F], chef du service d'anesthésie-réanimation est de garde quand un enfant est conduit aux urgences pour une hypertension intracrânienne qu'il faut rapidement opérer. Après la consultation avec les parents, il demande - devant témoin - à contacter le Pr [B], mais ce dernier ne répond pas. A son arrivée, il s'émeut pourtant de ne pas voir la sédation déjà faite. Le Pr [F] rétorque ne jamais endormir avant d'être certain de la présence du chirurgien senior. Le ton monte, [B] l'invective. Finalement, l'anesthésie est faite mais dans des conditions particulièrement tendues. Le lendemain, le Pr [F] "dévisse". Trois semaines d'arrêt. Depuis, la violente altercation a été reconnue comme accident du service et le président de l'université lui a accordé la protection fonctionnelle.'
32. Ceci étant, l'assignation devant le juge des référés a été délivrée le 20 mars 2024 tandis que la plainte avec constitution de partie civile a été reçue au greffe le 4 avril 2024, il s'ensuit, en application de la jurisprudence précitée, que c'est le second acte de poursuite, c'est-à-dire la plainte avec constitution de partie civile qui devrait encourir la nullité et non l'assignation devant le juge des référés.
33. Le moyen de nullité est donc rejeté.
b. Sur la requalification de l'action en application de la loi du 29 juillet 1881
34. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] font grief au premier juge de ne pas avoir restitué aux faits leur exacte qualification en procédant à la requalification de l'assignation dès lors que les faits poursuivis relevaient en réalité de la diffamation.
35. Ils font en effet valoir que les propos visés dans l'assignation sont des imputations précises susceptibles de qualification pénale et de porter atteinte à l'honneur et à la considération de M. [B], qui, sous couvert d'une atteinte à la présomption d'innocence, se plaint en réalité d'un préjudice réputationnel.
36. Ils ajoutent que ce faisant, M. [B] contourne les contraintes de procédure et de prescription inhérentes à la loi de 1881 sur la presse et s'épargne un débat de preuves.
37. Ils en déduisent implicitement la nullité de l'assignation qui ne répond pas aux exigences de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881.
38. M. [B] réplique en premier lieu que son assignation n'entretient aucune ambiguïté quant au fondement juridique de l'action entreprise, en ce qu'il est fait expressément grief aux intimées de l'avoir présenté comme coupable de faits alors qu'une enquête était toujours en cours.
39. Il rappelle en second lieu que les dispositions protégeant la présomption d'innocence sont parfaitement applicables en l'espèce dès lors qu'une enquête pénale est en cours.
Réponse de la cour
40. Les intimées font grief au premier juge de ne pas avoir requalifié l'action engagée par M. [B] en défense de sa présomption d'innocence en action pour diffamation sur le fondement de l'article 12 alinéa 2 du code de procédure civile aux termes duquel : 'Le juge doit restituer aux faits et actes litigieux leurs exactes qualifications sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée.'
41. Lorsqu'elle est commise par voie de presse, l'atteinte à la présomption d'innocence constitue une forme particulière de diffamation, le fait de présenter publiquement la personne poursuivie comme coupable étant de facto de nature à porter atteinte à son honneur ou à sa considération.
42. Il est néanmoins acquis en jurisprudence que l'atteinte à la présomption d'innocence, quand bien même elle peut également recevoir la qualification de diffamation, obéit à un régime spécifique, autonome de celui prévu par la loi du 29 juillet 1881, ce afin de protéger le droit de chacun au respect de sa présomption d'innocence et de permettre aux personnes considérant qu'elles sont présentées publiquement comme coupables, alors qu'elles ne sont pas définitivement jugées, de faire cesser l'atteinte et d'obtenir réparation du préjudice causé.
43. Ainsi, comme précédemment rappelé, les abus de la liberté d'expression qui portent atteinte à la présomption d'innocence peuvent être réparés sur le seul fondement de l'article 9-1 du code civil et les règles de forme prévues par la loi du 29 juillet 1881 et notamment ses articles 53 à 56 ne s'appliquent pas à l'assignation délivrée sur un tel fondement (Cass. civ 1e, 8 novembre 2017, n° 16-23.779 ; Cass civ 1e, 14 décembre 2022, n° 21-20.188).
44. De même, il a été jugé que tant qu'une procédure pénale est en cours, l'action en défense de la présomption d'innocence, peut être exercée sur le fondement exclusif de l'article 9-1 du code civil, tandis que l'absence d'une telle procédure lors de la publication de l'article litigieux(après un classement sans suite) doit conduire à écarter l'application des dispositions protégeant la présomption d'innocence, les propos imputant à autrui une infraction étant alors seulement susceptibles de caractériser une diffamation (Cass. civ. 1e, 16 février 2022, n° 21-10.211).
45. En l'espèce, l'assignation délivrée le 20 mars 2024 par M. [B] est expressément et précisément fondée sur les articles 835 du code de procédure civile et 9-1 du code civil. Ce dernier y reproche exclusivement à l'article de [Localité 7] Match rédigé par Mme [H] de le présenter comme coupable des chefs de harcèlement moral et sexuel alors qu'une enquête est en cours, portant ainsi atteinte à sa présomption d'innocence. Il n'est jamais fait état de diffamation.
46. Par ailleurs, son assignation vise à obtenir la publication d'un communiqué judiciaire et des dommages et intérêts provisionnels, tel que le prévoit l'article 9-1 du code civil. Le fondement choisi par l'appelant correspond donc à l'objet des prétentions visées dans l'assignation.
47. Enfin, M. [B] justifie qu'au jour de la publication de l'article litigieux (édition du 4 au 10 janvier 2024), une enquête pénale est toujours en cours puisque celui-ci a reçu une convocation en audition libre pour le 11 juillet 2024 (voir infra pour de plus ample développement sur l'enquête en cours).
48. Il n'existe donc aucun contournement de procédure justifiant une quelconque requalification de l'action initiée par M. [B].
49. Il y a lieu d'observer qu'à l'instar du premier juge, la société Lagardère média news et Mme [H] n'ont expressément saisi la cour d'aucune demande de requalification dans le dispositif de leurs conclusions. Cette argumentation s'analyse donc comme un moyen destiné à obtenir la nullité de l'assignation.
50. L'ordonnance sera donc confirmée en ce qu'elle a débouté la SASU Lagardère Media News et Mme [H] de leur demande de nullité de l'assignation.
2°/ Sur la recevabilité de l'action sur le fondement de l'atteinte à la présomption d'innocence
51. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] estiment qu'à défaut d'être déclarée nulle, l'action de M. [B] doit à tout le moins être déclarée irrecevable, dès lors qu'il est de jurisprudence constante que l'auteur de l'action civile qui est fondée sur le délit de diffamation et est exercée devant le juge pénal ne peut plus agir en réparation devant le juge civil en raison des mêmes faits sur le fondement de l'article 9-1 du code civil, en application de la jurisprudence de la cour de cassation.
52. Ils estiment donc que dans la mesure où M. [B] avait déjà introduit une action pénale en diffamation, le premier juge aurait dû déclarer l'action engagée par ce dernier devant le juge civil sur le fondement de l'atteinte à la présomption d'innocence, irrecevable dans son ensemble, au lieu de procéder à une distinction purement artificielle entre la demande indemnitaire et la publication du communiqué, en retenant que cette mesure ne serait pas de nature réparatoire mais ne viserait qu'à faire cesser l'atteinte.
53. M. [B] conteste l'irrecevabilité de ses demandes ainsi soulevées, au motif qu'elles contreviendraient à la prohibition des qualifications cumulatives.
54. D'une part, il entend rappeler que les agissements et griefs faisant l'objet de son assignation devant le juge civil diffèrent de ceux visés dans sa plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction du chef de diffamation. Il précise que cette plainte, contrairement à l'assignation, concerne également le second article de Mme [H], intitulé 'CHU DE [Localité 9] L'ONDE DE CHOC' paru dans l'édition du 1er au 7 février 2024 du journal [Localité 7] MATCH (n° 3900).
55. D'autre part, il estime que la jurisprudence citée par les intimées n'est pas strictement transposable au litige, en ce qu'il n'a pas saisi le juge pénal par voie de citation directe mais a déposé une plainte avec constitution de partie civile. Il fait valoir que le juge pénal ne sera saisi,
le cas échéant, que par l'ordonnance de renvoi du juge d'instruction et souligne que l'arrêt cité ([4]. 1e civ. 28 juin 2007, n° 06-14.185) sanctionne en réalité la double demande en réparation, or que le juge d'instruction n'a lui-même aucun pouvoir pour statuer sur l'indemnisation d'une partie civile.
Réponse de la cour
56. Selon l'article 122 du code de procédure civile, "Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, l9e défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée."
57. L'arrêt rendu par la première chambre civile de la cour de cassation du 28 juin 2007 (n° 06-14.185) dont se prévalent les intimées au soutien de la fin de non-recevoir soulevée pose effectivement le principe selon lequel 'l'auteur de l'action civile qui est fondée sur le délit de diffamation et est exercée devant le juge pénal ne peut plus agir en réparation devant le juge civil en raison des mêmes faits sur le fondement de l'article 9-1 du code civil.'
58. En application de cette jurisprudence, le juge des référés a considéré que M. [B], en raison de la plainte avec constitution de partie civile déposée, s'il était recevable à faire cesser l'atteinte à sa présomption d'innocence par la publication d'un communiqué judiciaire, n'était en revanche pas recevable à demander l'indemnisation de son préjudice.
59. Cependant, ainsi que précédemment exposé, l'assignation du 20 mars 2024 précède la plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d'instruction du 4 avril 2024. Du fait de cette chronologie, l'assignation n'encourt aucune irrecevabilité.
60. De plus, cette jurisprudence n'est pas applicable en l'espèce dans la mesure où M. [B] n'a pas introduit une action civile devant le juge pénal aux fins de réparation mais a seulement saisi le doyen des juges d'instruction de [Localité 9] d'une plainte avec constitution de partie civile.
61. Or, l'information judiciaire ne s'assimile pas à une action en réparation devant le juge pénal. En effet, à ce stade, la juridiction de jugement n'est pas encore saisie. Elle ne le sera que si le juge d'instruction rend une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel. Enfin, la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d'instruction ne tend pas à obtenir réparation du dommage causé, le juge d'instruction n'ayant aucune compétence pour statuer sur l'appréciation du préjudice et son indemnisation.
62. L'action de M. [B] ne se heurte donc à aucune irrecevabilité de sorte que l'ordonnance déférée sera infirmée en ce qu'elle a déclaré M. [B] recevable mais seulement en sa demande de publication d'un communiqué judiciaire.
3°/ Sur l'atteinte à la présomption d'innocence
63. M. [B] considère que les conditions permettant de caractériser une atteinte à sa présomption d'innocence sont réunies.
64. D'une part, le parquet de [Localité 9] a confirmé au mois de novembre 2023, par voie de presse, l'ouverture d'une enquête préliminaire des chefs de harcèlement moral et sexuel, cette enquête étant toujours en cours lors de la parution de l'article litigieux.
65. D'autre part, l'article rédigé par Mme [S] [H] le présente comme coupable de faits de harcèlement sexuel, moral et de violences volontaires, alors même que la procédure n'a donné lieu à aucune déclaration de culpabilité à son encontre.
66. En effet, selon lui, plusieurs passages de l'article de presse litigieux le désignent comme un des 'deux professeurs' à 'la dérive', au 'management féodal' à propos desquels les soignants, 'brisant l'omerta pour [Localité 7]-Match' dénoncent des 'brimades, humiliations, surmenage, violences verbales, harcèlement moral et sexuel'. Selon lui, cette présentation sans aucune nuance, rédigée sur un ton dramatisé, à l'indicatif et jamais au conditionnel, sont autant d'éléments de nature à porter atteinte à sa présomption d'innocence. Il considère que les témoignages reçus par Mme [H] se succèdent tout au long de l'article, sans faire l'objet d'aucune nuance, élément à décharge ou discussion, et sont présentés comme des vérités.
67. Il ajoute que l'article litigieux le désigne clairement comme ayant commis des faits de harcèlement sexuel en narrant un événement spécifique de manière cependant tronquée. Il ajoute que l'emploi d'une police en caractères gras, imposante, en marge du corps du texte pour relater certains 'extraits choc' est de nature à mobiliser l'attention du lecteur en ne lui laissant aucun doute sur le harcèlement sexuel imputé au docteur [B] et manifeste ainsi la conviction de la journaliste.
68. Enfin, M. [B] critique le passage qui le présente comme ayant été à l'origine d'une 'violente altercation', l'article ne faisant preuve d'aucune prudence ni nuance pour lui imputer ce comportement susceptible de revêtir une qualification pénale.
69. Sur la balance des intérêts, M. [B] entend préciser qu'il ne fait pas grief à l'article de traiter des éventuelles difficultés du CHU de [Localité 9] mais seulement de le présenter comme coupable des faits.
70. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] estiment que les restrictions posées à la liberté d'expression par le régime de l'action pour atteinte à la présomption d'innocence ne sont pas réunies en l'espèce.
71. Elles indiquent en premier lieu qu'il est impossible de déterminer avec l'évidence requise en référé s'il existe bien une procédure pénale en cours à la date de la publication de l'article. Elles estiment que la mention d'une enquête dans l'article n'est pas suffisante et que M. [B] ne communique lui-même aucun élément permettant de connaître son statut juridique dans l'enquête, l'état d'avancement de celle-ci ainsi que les qualifications juridiques retenues. Elles soulignent que sa convocation à l'audition libre du 11 juillet 2024 est postérieure de plus de six mois à la publication de l'article litigieux.
72. Elles contestent que l'article litigieux présente comme acquise la culpabilité de M. [B]. Elles font valoir que l'article se veut très factuel, en indiquant aux lecteurs qu'une enquête vient tout juste de débuter et qu'elle est toujours en cours, ce qui exclut l'affirmation d'une culpabilité pénale établie. Elles précisent qu'aucune confusion n'est possible dès lors que l'article fait état de témoignages de personnes qui se présentent comme victimes, le lecteur étant parfaitement informé que l'enquête n'est qu'à son début.
73. Elles ajoutent que le seul fait que l'article restitue le contenu de certains témoignages sévères pour M. [B] ne suffit pas à caractériser l'atteinte à la présomption d'innocence, pas plus que l'emploi de l'indicatif, ce d'autant que les témoignages sont énoncés entre guillemets,
étant précisé que M. [B] ne peut reprocher à la journaliste son manque de nuance alors qu'il a refusé de répondre à ses questions.
74. Elles estiment qu'aucun des passages énumérés par M. [B] dans son assignation ne comportent de conclusions définitives manifestant un préjugé tenant pour acquise sa culpabilité dès lors que le premier passage est empreint d'une grande généralité et ne lui impute pas la commission d'une ou plusieurs infractions pénales tandis que les deux autres passages décrivent tous deux des situations factuelles précises.
75. Elles considèrent donc qu'à la lecture de l'article, le lecteur ne peut en aucune manière acquérir la conviction d'une culpabilité pénale d'ores et déjà acquise et qu'en réalité, M. [B] demande à la cour de reprendre la même motivation que celle retenue dans la procédure initiée par M. [Y], alors que le juge est tenue d'apprécier l'atteinte à la présomption d'innocence personnellement subie.
Réponse de la cour
76. Il résulte de l'article 835 du code de procédure civile que le président du tribunal judiciaire peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
77. L'article 6 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentale énonce que "Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie."
78. En droit interne, l'article 9-1 du code civil dispose que"Chacun a droit au respect de la présomption d'innocence.
Lorsqu'une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l'objet d'une enquête ou d'une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que l'insertion d'une rectification ou la diffusion d'un communiqué, aux fins de faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence, et ce aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de cette atteinte."
79. Il est constant que ce texte n'interdit pas de rendre compte d'affaires judiciaires en cours et même d'accorder un crédit particulier à la thèse de l'accusation mais seulement si, de l'ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité.
80. Pour être constituée, l'atteinte à la présomption d'innocence suppose la réunion des trois éléments suivants :
- l'existence d'une procédure pénale en cours non encore définitivement terminée par une décision de condamnation définitive,
- l'imputation publique, à une personne précise, d'être coupable des faits faisant l'objet de cette procédure, non par simple insinuation ou de façon dubitative mais par une affirmation péremptoire ou des conclusions définitives manifestant, de la part de celui qui les exprime, un clair préjugé, tenant pour acquise la culpabilité de la personne visée (Cass. Assemblée plénière, 21 décembre 2006, n° 93-20.478),
- la connaissance par celui qui reçoit cette affirmation que le fait ainsi imputé est bien l'objet d'une procédure pénale en cours, une telle connaissance pouvant résulter soit d'éléments intrinsèques contenus dans le texte litigieux, soit d'éléments extrinsèques, tels qu'une procédure notoirement connue du public ou largement annoncée dans la presse (Civ. 1e, 17 juin 2003, n° 00-22.430).
81. Il convient de rappeler que la cour statue avec les pouvoirs du juge des référés de sorte que la méconnaissance du principe protecteur défini par l'article 9-1 du code civil doit être manifeste.
82. Par ailleurs, en application de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en son paragraphe premier, toute personne a droit à la liberté d'expression, le texte prévoyant, en son paragraphe 2, que l'exercice de cette liberté peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, en particulier à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, parmi lesquels figure le droit à la présomption d'innocence et le droit au procès équitable.
83. Le droit à la présomption d'innocence et le droit à la liberté d'expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime. Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l'expression litigieuse, sa contribution à un débat d'intérêt général, l'influence qu'elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée.
a. Sur la condition de l'enquête pénale en cours à la date de publication de l'article et l'absence de condamnation définitive
84. Sur ce point, l'article litigieux indique expressément qu' 'en mars 2023, la direction du CHU saisissait le procureur de la République pour harcèlement moral et sexuel sur six internes entraînant l'ouverture d'une enquête préliminaire. En octobre, l'intersyndicale nationale des internes (Insi) déposait, toujours à l'encontre des deux mêmes professeurs une plainte (...). Depuis les auditions se multiplient (...).'
85. Le parquet de [Localité 9] a confirmé dès le mois de novembre 2023, l'ouverture d'une enquête préliminaire ainsi qu'il résulte de l'article intitulé '[Localité 9] : Deux médecins du CHU visés par des plaintes pour harcèlement moral et sexuel', accessible sur le site 20minutes.fr, en date du 10 novembre 2023.
86. Il n'est par ailleurs pas contesté que M. [B] a reçu le 19 juin 2024 une convocation pour une audition libre le 11 juillet 2024, d'où il suit qu'à la date de la publication de l'article (janvier 2024), l'enquête pénale était manifestement toujours en cours.
87. Les intimées sont du reste bien mal fondées à le contester puisqu'en page 22 de leurs conclusions, elles écrivent qu' 'il suffit de lire l'article pour constater que l'enquête pénale n'en est qu'à ses balbutiements, ce qui est parfaitement rappelé', que 'l'état d'avancement de la procédure est d'ailleurs clairement renseigné au début de l'article (')' et enfin qu' 'il s'agit donc là d'une véritable information factuelle sur l'état de la procédure qui indique expressément aux lecteurs qu'une enquête vient tout juste de débuter et est toujours en cours (').'
88. Le caractère actuel d'une procédure pénale ouverte des chefs de harcèlement moral et sexuel visant M. [T] [B], au moment de la parution de l'article litigieux, est par conséquent parfaitement établi.
89. Enfin, il n'est pas contesté que cette enquête n'a abouti à aucune décision de culpabilité définitive à l'encontre de M. [B] au jour de la parution de l'article, l'enquête n'étant qu'à ses prémisses.
b. Sur le caractère notoire de l'enquête en cours
90. La condition tenant à la connaissance par le lecteur de ce qu'une enquête est en cours du chef de harcèlement moral et sexuel visant M. [B] ne fait aucune difficulté puisque cette information résulte clairement de l'article.
91. Par ailleurs, de nombreux articles de presse locale et nationale avaient rendu compte de l'existence de cette procédure pénale avant même la parution de l'article litigieux :
- article publié par le Télégramme le 9 novembre 2023, 'harcèlement : séisme au CHU de [Localité 9]',
- article publié dans Ouest-France le 9 novembre 2023 : 'départs, plaintes, reports d'opérations... fortes tensions dans ce service du CHU de [Localité 9]',
- article publié le 10 novembre sur le site de 20 minutes,
- article publié dans le télégramme le 15 novembre 2023 : 'harcèlement présumé au CHU de [Localité 9] : quand le mur du silence se brise',
- article paru dans le Canard Enchaîné : 'A [Localité 9], le CHU perd ses nerfs.'
92. Il est donc incontestable que l'existence d'une enquête pénale en cours était notoire lors de la publication de l'article litigieux et qu'en toute hypothèse, cette information était nécessairement connue du lecteur.
c. Sur la présentation publique de M. [B] comme étant coupable
93. Dans son assignation, M. [T] [B] vise précisément les passages suivants de l'article intitulé 'Requiem au CHU de [Localité 9]' publié dans le [Localité 7] Match n° 3896,comme étant attentatoires à sa présomption d'innocence :
- 'Brimades,humiliations,surmenage,violences verbales, harcèlement moral et sexuel, ces professionnels subissent l'enfer depuis vingt ans',
- 'A [Localité 9], la dérive de deux professeurs au 'management féodal' pour reprendre l'expression d'un praticien, et aux comportements connus de leur hiérarchie depuis des années, a mené toute une équipe à la rupture' (p.50),
- 'Épuisé, le Dr [X] devient suicidaire, avec l'été 2023 et pour la première fois en trente ans de carrière, un arrêt de près de deux mois pour harcèlement moral' (p. 49),
- 'Le Pr [T] [B] est lui aussi mis en cause dans la plainte de l'Insi. En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place. A une jeune femme, [B] écrit : 'Tu es une obsédée, c'est bien ! J'approuve (') On va alors commencer les transmissions en mode strip poker, le premier qui dit une connerie enlève un habit ! C'est plus fun et ça va te détendre.' Ces propos remontent à un psychologue du travail, à la direction des affaires médicales, mais aussi au doyen, qui les qualifiera de 'harcèlement moral, téléphonique à connotation sexuelle' (p.53),
- 'En septembre dernier, c'est la goutte d'eau. Une nuit, le Pr [M] [F], chef du service d'anesthésie-réanimation est de garde quand un enfant est conduit aux urgences pour une hypertension intracrânienne qu'il faut rapidement opérer. Après la consultation avec les parents, il demande ' devant témoin ' à contacter le Pr [B], mais ce dernier ne répond pas. À son arrivée, il s'émeut pourtant de ne pas voir la sédation déjà faite. Le Pr [F] rétorque ne jamais endormir avant d'être certain de la présence du chirurgien senior.
Le ton monte, [B] l'invective. Finalement, l'anesthésie est faite mais dans des conditions particulièrement tendues. Le lendemain, le Pr [F] 'dévisse'. Trois semaines d'arrêt. Depuis, la violente altercation a été reconnue comme accident de service et le président de l'université lui a accordé la protection fonctionnelle' (p.53).
94. Cependant, comme le rappelle à juste titre l'appelant, l'analyse de l'atteinte à la présomption d'innocence ne peut se borner à analyser les passages de manière isolée, sans égard à l'impression d'ensemble qui se dégage de l'article.
95. En l'espèce, en premier lieu, aucune atteinte à la présomption d'innocence ne saurait résulter de l'accumulation des témoignages recueillis dès lors que, précisément, l'angle choisi était de donner la parole aux soignants sur leur vécu au sein du service de neurochirurgie du CHU de [Localité 9]. Il s'agit là d'un choix éditorial relevant de la liberté d'expression étant rappelé que le journaliste n'a aucune obligation, pour respecter la présomption d'innocence, de rendre compte des faits relatés à charge et à décharge ou de manière objective. Comme précédemment rappelé, il ne lui est pas interdit d'accorder un crédit particulier à la thèse de l'accusation mais seulement si, de l'ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité.
96. En l'occurrence, Mme [H] a offert à M. [B] la possibilité de s'exprimer, ce que ce dernier n'a pas souhaité faire. A cet égard, l'article mentionne : 'Le Pr [B] n'a pas souhaité répondre à nos questions'. Ce point n'est pas contesté.
97. En second lieu, d'un point de vue formel, l'utilisation systématique des guillemets introduit une distance avec les propos recueillis, de sorte que ceux-ci ne sauraient refléter la conviction de la journaliste. Elle permet également au lecteur d'appréhender distinctement ce qui relève du témoignage (qui n'est pas, par essence, une vérité) d'éléments plus factuels décrits par la journaliste. Par ailleurs, il ne peut être tiré ici aucun enseignement de l'usage de l'indicatif qui n'est pas en soi, la marque d'un préjugé manifeste sur la culpabilité.
98. En troisième lieu, l'article insiste sur le fait que l'enquête ne fait que débuter. Le lecteur est donc informé de ce que ce recueil de témoignages s'inscrit dans une procédure pénale balbutiante dont aucune conclusion sur la culpabilité ne peut à ce stade être tirée.
99. En quatrième lieu, s'agissant du premier passage qui constitue l'introduction de l'article : 'Brimades, humiliations, surmenage, violences verbales, harcèlement moral et sexuel, ces professionnels subissent l'enfer depuis vingt ans', le premier juge a retenu à juste titre que ces griefs sont immédiatement imputés à M. [Y], M. [B] n'étant lui-même pas cité.
100. Cette double page est complétée par le paragraphe suivant : 'Maltraités par leur hiérarchie, ces soignants du service de neurochirurgie ont dû pour la plupart quitter leur hôpital. Ils dénoncent aujourd'hui un système délétère' (souligné par la cour).
101. Or, ce paragraphe, en ce qu'il vise la hiérarchie au sens large et le 'système', renvoyant ainsi au fonctionnement du CHU et au positionnement de sa direction, est de nature à immédiatement élargir la focale sur les raisons du mal-être dénoncé par les soignants, au-delà des mises en cause directes de MM. [Y] et [B], au travers des témoignages recueillis. C'est également le sens de la publication, en page 50, de la lettre du directeur de l'hôpital du 4 mars 2015,
qui si elle tend à appuyer les dénonciations de harcèlement sexuel faites à l'encontre du Pr. [Y], met surtout en exergue le traitement réservé à l'époque (avant #Metoo) par la direction de l'hôpital à ce genre de situation. Par ailleurs, pour illustrer ce 'système' Mme [H] évoque 'la maltraitance institutionnelle' ou le 'symptôme des désordres organisationnels' et rend compte tout au long de l'article de l'inaction de la direction de l'hôpital, pourtant alertée de la situation (par exemple, page 52 : 'En partant, elle alerte la direction des conditions de travail infernales (') La directrice s'excuse pour notre souffrance' ou encore en page 53 : 'Toute cette maltraitance ce n'est pas du déni de la part de nos agents hospitaliers mais de la dénégation. Il y a un problème, ils le savent mais ne veulent pas l'admettre car l'impunité est un choix de gouvernance.'
102. Ce faisant, Mme [H] nuance les témoignages recueillis, en instillant le fait qu'au-delà de la personnalité et des méthodes de management des deux chefs de service, la souffrance au travail exprimée par les soignants interrogés pourrait également relever d'un dysfonctionnement systémique de l'hôpital et que partant, leur mal-être et leur épuisement professionnel seraient multifactoriels.
103. En cinquième lieu, M. [B] estime être désigné dans l'article comme un des 'deux professeurs' ayant fait subir aux soignants de multiples infractions pénales.
104. Il convient de souligner que les témoignages recueillis et les faits relatés dans l'article litigieux concernent essentiellement le Pr. [Y], lequel a dirigé le service pendant de nombreuses années.
105. Il est bien précisé au lecteur que le Pr. [B] n'a quant à lui pris la tête du service qu'en 2023. De plus, les faits ou témoignages susceptibles de revêtir une qualification pénale relatés dans l'article, sont toujours rapportés avec une indication de date, ce qui exclut toute imputation de ces faits à M. [B] et toute confusion pour le lecteur.
106. Il est exact que l'article place M. [B] dans la continuité du management du Pr. [Y], notamment au travers de ces deux extraits :
- 'A [Localité 9], la dérive de deux professeurs 'au management féodal',
- 'En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place'.
107. Ces deux passages sont toutefois empreints d'une grande généralité. Ils n'imputent à M. [B] la commission d'aucune infraction pénale déterminée. L'expression 'management féodal' renvoie certes à un rapport hiérarchique dysfonctionnel, très vertical ainsi qu'à une certaine brutalité dans son exercice, mais d'une part, ces propos, rapportés entre guillemets, sont ceux d'un praticien et ne reflètent donc pas l'opinion de la journaliste et d'autre part, ils ne comportent eux-même aucune affirmation prématurée de culpabilité des chefs de harcèlement moral et sexuel.
108. En toute hypothèse, nonobstant ces deux extraits, compte tenu de la rédaction de l'article dans son ensemble, il ne peut être soutenu que par un effet de confusion ou de capillarité avec les éléments très majoritaires concernant son prédécesseur, M. [B] serait désigné comme coupable aux yeux du lecteur.
109. En réalité, sur les quatre pages que comporte cet article, une partie seulement de la dernière page concerne M. [B] (page 53). Deux faits précis y sont relatés.
110. S'agissant de la première situation, M.[B] considère que l'article litigieux le désigne clairement comme ayant commis des faits de harcèlement sexuel.
111. Le passage critiqué est rédigé en ces termes : 'Le Pr [T] [B] est lui aussi mis en cause dans la plainte de l'Insi. En 2023, il succède à [Y], devenu chef de pôle, sans rien changer aux m'urs en place. A une jeune femme, [B] écrit : 'Tu es une obsédée, c'est bien ! J'approuve (') On va alors commencer les transmissions en mode strip poker, le premier qui dit une connerie enlève un habit ! C'est plus fun et ça va te détendre.'
Ces propos remontent à un psychologue du travail, à la direction des affaires médicales, mais aussi au doyen, qui les qualifiera de « harcèlement moral, téléphonique à connotation sexuelle.'
112. Si ces propos sont exprimés sur un mode affirmatif (et non au conditionnel), il doit être relevé qu'ils se rapportent directement au contenu d'un compte-rendu d'entretien mené avec l'interne concernée par le doyen de la faculté de médecine (Pr [I]) auquel la journaliste a eu accès. Ce document, versé au débat, permet de constater que la journaliste s'est livrée à un travail sérieux de restitution des faits portés à sa connaissance.
113. De plus, Mme [H] se distancie des propos recueillis par l'utilisation de guillemets et se garde bien de procéder elle-même à la qualification pénale des faits rapportés, préférant citer le doyen de l'université.
114. Sur ce point, il n'existe aucune dénaturation des propos du doyen tels qu'ils ressortent du compte-rendu d'entretien (pièce 18, intimées) En conclusion du document, celui-ci indique en effet : 'XG est victime de comportements inappropriés à connotation sexuelle à répétition par quelqu'un [qui] a autorité hiérarchique (') 2 interrogations :harcèlement au travail et harcèlement sexuel de MC. Il s'agit d'une situation grave, il devrait y avoir des répercussions, se pose la question de la pertinence de la poursuite de la carrière de MC ''. La cour considère que les interrogations portent davantage sur les suites à donner et les répercussions des faits dénoncés que sur la qualification juridique de ceux-ci par le doyen qui paraît claire. Partant, [S] [H] n'a pas dénaturé ni tronqué ce document. En réalité, ce passage est un récit purement factuel dans lequel il n'est nullement soutenu ni même sous-entendu que la culpabilité de M. [B] serait acquise.
115. Par ailleurs, le fait de faire apparaître en intertitre, en caractère très apparent, le paragraphe suivant : 'A peine le Pr. [B] a-t-il succédé au Pr. [Y] qu'il écrit à une jeune femme : 'tu es une obsédée, c'est bien, j'approuve ! On va commencer les transmissions en mode strip poker', relève du choix éditorial de la journaliste, qui reste libre de son mode d'expression (celui-ci pouvant même inclure une dose de sensationnalisme ou d'exagération), dès lors qu'il n'excède pas les limites de la liberté d'expression. La cour considère, au regard des observations précédentes et du sujet d'intérêt général traité (dans un contexte de #Metoo à l'hôpital) que ce passage, mobilise certes l'attention du lecteur, mais ne peut être considéré comme attentatoire à la présomption d'innocence de M. [B].
116. S'agissant de la deuxième situation relative à la 'violente altercation' avec le Pr. [F], M. [B] estime être désigné comme auteur de faits susceptibles de revêtir la qualification pénale de violences.
117. De fait, ce passage illustre les fortes tensions et les relations conflictuelles au sein du service. Très factuel, il ne désigne aucunement M. [B] comme étant l'auteur d'une quelconque infraction envers son collègue. Au demeurant, aucune atteinte à la présomption d'innocence ne peut ici être retenue dès lors qu'il n'est pas démontré que M. [B] faisait l'objet d'une enquête en cours du chef de violences volontaires au sein de l'hôpital.
118. Enfin, il doit être souligné que les deux faits isolés relatés dans l'article ne peuvent être de nature à imputer à M. [B] la commission des infractions de harcèlement sexuel et de harcèlement moral, dès lors que ces infractions supposent la répétition, ce que ne sous-entend nullement l'article qui relate au contraire, deux événements ponctuels.
119. A la lumière de ces observations, la cour considère qu'il ne s'évince pas de l'article litigieux, avec l'évidence requise en référé, une affirmation péremptoire ou des conclusions définitives qui exprimeraient un clair préjugé tenant pour acquise la culpabilité de M. [B] s'agissant des faits de harcèlement moral et sexuel, objets de l'enquête en cours.
120. L'ordonnance sera donc confirmée en ce qu'elle a débouté M. [B] de ses demandes tendant à l'insertion d'un communiqué judiciaire et à l'octroi d'une provision à valoir sur la réparation de son préjudice.
4°/ Sur la demande reconventionnelle de la SASU Lagardère Media News et Mme [H]
121. La SASU Lagardère Media News et Mme [H] sollicitent la somme de 5.000 € à titre de dommages et intérêts provisionnels pour procédure abusive. Elles soutiennent que la présente action est d'évidence une procédure-bâillon, destinée à faire taire toute critique relative au comportement de M. [B] et à exercer une pression sur la journaliste et le média.
122. Elles ajoutent que cette entreprise de déstabilisation contre toute parole contraire à son propre récit, s'est également manifestée par le dépôt d'une plainte avec constitution de partie civile du chef de diffamation publique et contre X pour dénonciation calomnieuse, outre les procédures disciplinaires engagées contre trois médecins du CHU ayant témoigné à visages découverts.
123. M. [B] estime que la demande de provision présentée par les intimées est péremptoire et infondée et qu'elle devra par conséquent être rejetée devant la cour.
Réponse de la cour
124. En droit, l'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
125. L'action en justice est un droit fondamental qui ne peut dégénérer en abus que si l'action est conduite avec une légèreté blâmable ou une intention de nuire.
126. Le fait de succomber dans son action ne saurait caractériser un abus du droit d'agir en justice.
127. En l'espèce, la société Lagardère Media News et Mme [H] n'apportent aucun élément de nature à démontrer que M. [B] aurait agi en justice dans le but de bâillonner la presse sur un sujet d'intérêt général.
128. Il convient donc de considérer qu'au travers son assignation et ses plaintes, M. [B] n'avait pas d'autre objectif que celui d'assurer la défense de ses droits. Par conséquent, son action ne peut être considérée comme fautive ou illégitime, ce d'autant qu'il justifie du retentissement important de l'article sur sa vie personnelle et professionnelle.
129. L'ordonnance sera confirmée en ce qu'elle a débouté la SASU Lagardère Media News et Mme [H] de cette demande.
5°/ Sur les dépens et les frais irrépétibles
130. L'ordonnance sera confirmée en ce qu'elle a condamné M. [B] aux dépens et débouté les parties de leurs demandes sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
131. Succombant en appel, M. [T] [B] sera condamné aux dépens d'appel.
132. Il n'est pas inéquitable de laisser à chaque partie la charge des frais irrépétibles qu'elle a exposés en appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort, par mise à disposition au greffe conformément à l'article 451 alinéa 2 du code de procédure civile,
Confirme l'ordonnance du juge des référés du tribunal judiciaire de Rennes du 30 août 2024, sauf en ce qu'elle a déclaré irrecevable la demande de provision formulée par M. [T] [B],
Statuant à nouveau du chef de l'ordonnance infirmée et y ajoutant,
Déclare recevable la demande de provision formulée par M. [T] [B],
L'en déboute,
Déboute M. [T] [B] de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboute la société Lagardère Media News et Mme [H] de leur demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [T] [B] aux dépens d'appel.
LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE