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Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 6, 19 novembre 2025, n° 25/03083

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 25/03083

19 novembre 2025

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 6

ARRET DU 19 NOVEMBRE 2025

(n° , 6 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 25/03083 - N° Portalis 35L7-V-B7J-CK2QZ

Décision déférée à la Cour : Ordonnance du 23 Janvier 2025 - juge de la mise en état de [Localité 7] 9ème chambre 3ème section - RG n° 24/03686

APPELANTE

Madame [M] [J] épouse [W]

née le [Date naissance 3] 1952 à [Localité 6]

[Adresse 2]

[Localité 5]

Représentée par Me Audric DUPUIS, avocat au barreau de Paris

INTIMÉE

S.A. CAIXABANK SA, société de droit espagnol immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Valence sous le numéro Feuille V - 178351, Volume 10370 Folio 1

[Adresse 1]

[Localité 4] (Espagne)

Représentée par Me Claude LAROCHE de la SELARL CABINET SABBAH & ASSOCIES, avocat au barreau de Paris, toque : P0466

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 906 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 09 Octobre 2025, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Mme Anne BAMBERGER, conseillère, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

M. Vincent BRAUD, président de chambre

Mme Pascale SAPPEY-GUESDON, conseillère

Mme Anne BAMBERGER, conseillère

Greffier, lors des débats : Mme Mélanie THOMAS

ARRET :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Vincent BRAUD, président de chambre, et par Mélanie THOMAS, greffier, présent lors de la mise à disposition.

* * * * *

1- EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

[M] [J], épouse [W] a été approchée par [D] [F] se présentant comme travaillant pour le compte de la société Arvella Investments, afin de souscrire un livret d'investissement éco-responsable prévoyant un rendement important.

Elle a souscrit le 11 juillet 2022 auprès de la société Arvella Investments, un livret d'investissement écoresponsable pour un montant total de 18 690 euros, prévoyant un rendement de 6,1% par an.

Suivant exploit introductif d'instance du 7 février 2023, [M] [J], épouse [W], a assigné devant le tribunal judiciaire de Paris, la Banque Postale ainsi que la société Caixabank SA, au visa des articles 1231-1 et 1240 du Code Civil, aux fins de voir condamner les défenderesses, in solidum, pour manquement à leur obligation de vigilance.

Par ordonnance contradictoire du 23 janvier 2025, le juge de la mise en l'état a:

- Dit Mme [J], épouse [W] irrecevable dans ses demandes dirigées à l'encontre de la société de droit espagnol Caixabank SA ;

- condamné [M] [J], épouse [W] aux dépens de l'incident ;

- Autorisé la SELARL Cabinet Sabbah & Associés représentée par maître [N] [C] à recouvrer directement contre Mme [J], épouse [W] les frais compris dans les dépens dont elle aurait fait l'avance sans en avoir reçu provision ;

- Condamné [M] [J], épouse [W] à payer à la société de droit espagnol Caixabank SA la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Renvoyé l'affaire à l'audience de mise en état électronique de la 9ème chambre 3ème section du 20 mars 2025 à 9h10 pour les conclusions au fond de Mme [J], épouse [W] avec injonction de conclure.

Par déclaration remise au greffe le 5 février 2025, [M] [J] épouse [W] a interjeté appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 2 avril 2025, [M] [J] épouse [W] demande à la cour de bien vouloir:

' - INFIRMER l'ordonnance rendue le 23 janvier 2025 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris en ce qu'il a :

- Dit Madame [J], épouse [W] irrecevable dans ses demandes dirigées à l'encontre de la socie te de droit espagnol CAIXABANK SA.

Et statuant a nouveau :

' DECLARER le droit français comme applicable à l'action en responsabilité engagée par Madame [J], épouse [W] à l'encontre de la société CAIXABANK SA ;

' RECEVOIR les demandes de Madame [J], épouse [W] à l'encontre de la société CAIXABANK ;

' CONDAMNER la société CAIXABANK à verser à Madame [J], épouse [W] la somme de 2.000 € au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;

' CONDAMNER la même aux entiers dépens. '

Dans ses dernières écritures notifiées par voies électronique le 30 avril 2025, la Caixa Bank demande à la cour de bien vouloir:

'- RECEVOIR la société CAIXABANK SA en ses demandes, l'y DECLARER bien fondées.

- CONFIRMER en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue le 23 janvier 2025 par le Juge de la mise en état de la 9 ème Chambre ' 3 ème Section du Tribunal Judiciaire de Paris (RG n°24/03686).

- DEBOUTER Madame [M] [J] épouse [W] de toutes ses demandes, fins et prétentions formulées à l'encontre de la société CAIXABANK SA, y compris celles relatives à la condamnation de la société CAIXABANK SA au titre des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile et des entiers dépens de l'instance.

- CONDAMNER Madame [M] [J] épouse [W] à payer à la société CAIXABANK SA la somme de 4.000 Euros au titre de l'article 700 du Code de Procédure Civile.

- CONDAMNER Madame [M] [J] épouse [W] aux entiers dépens, lesquels pourront être recouvrés par l'Avocat de la société CAIXABANK SA'.

Le conseil de [M] [J] épouse [W] fait valoir que par application de l'article 4§1 du réglement CE n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 (dit Rome II), la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d'un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient. Il ajoute que si le dommage allégué est un préjudice financier, la loi applicable est celle du pays du domicile de la victime lorsque le dommage se réalise sur un compte bancaire de celle-ci ouvert dans une banque du pays de son domicile.

Il soutient que le dommage subi par [M] [J] épouse [W] s'est matérialisé dès l'exécution des ordres de virement réalisée par son établissement bancaire, la Banque Postale. Il affirme enfin que d'autres éléments de rattachement pertinents concourent à l'application du droit français : sa cliente est de nationalité française, réside en France, l'infraction a été commise grâce à un site en français accessible en France, et enfin, elle a été démarchée en France.

La société Caixa Bank soutient, au visa de l'article 4 § 1 du Règlement CE n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007, que le lieu du fait dommageable correspond au lieu où ont été ouverts les comptes bancaires destinataires des virements prétendument frauduleux, soit en Espagne, de sorte que le droit espagnol est applicable au litige, à l'exclusion du droit français. Elle soulève la prescription de l'action engagée par [M] [J] épouse [W] au motif que le délai de prescription prévu par l'article 1968 du code civil espagnol est d'un an.

Elle souligne que le fait que [M] [J] épouse [W] soit de nationalité française, résidant en France, et ait procédé aux virements litigieux par sa banque ne constitue pas des éléments de rattachement pertinents au regard de l'article 4 du réglement européen Rome II, qui permettrait d'appliquer la loi française à la place de la loi espagnole. Elle fait, en effet, valoir qu'il n'existe aucun lien plus étroit avec un autre pays que ceux existant avec l'Espagne, la Caixa étant une banque espagnole, de même que la société Reim Digital Solutions, bénéficiaire des fonds litigieux.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et des prétentions des parties, il est expressément renvoyé à l'ordonnance déférée et aux dernières conclusions écrites déposées en application de l'article 455 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 septembre 2025 et l'audience fixée au 9 octobre 2025.

2- MOTIFS

2-1 Sur la loi applicable et la prescription

[M] [J] poursuit la société Caixa Bank, qui a son siège à [Localité 8], en Espagne, à raison d'obligations non contractuelles résultant d'un fait dommageable.

L'article 4 § 1 du Règlement CE n° 867/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles dit Rome II qui dispose que :

'Sauf dispositions contraires du présent règlement, la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d'un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent'.

Aux termes de l'article 4, paragraphe 3, du même règlement, s'il résulte de l'ensemble des circonstances que le fait dommageable présente des liens manifestement plus étroits avec un pays autre que celui visé au paragraphe 1 ou 2, la loi de cet autre pays s'applique.

Selon le considérant n° 7, le champ d'application matériel et les dispositions de ce règlement devraient être cohérents par rapport au règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (Bruxelles I).

Pour l'application de l'article 5 § 3, du règlement Bruxelles I, qui prévoit qu'en matière délictuelle ou quasi délictuelle, une personne domiciliée dans un Etat membre peut être attraite devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'est prononcée en faveur de la compétence des juridictions du domicile du demandeur au titre de la matérialisation du dommage, lorsque celui-ci se réalise directement sur le compte bancaire de ce demandeur auprès d'une banque établie dans le ressort de ces juridictions, à condition que les autres circonstances particulières de l'affaire concourent également à attribuer la compétence à la juridiction du lieu de matérialisation d'un préjudice purement financier (CJUE 16 juin 2016, Universal Music International Holding, C-12/15 : 12 septembre 2018, Löber aff C-304/17).

Par un premier arrêt du 2 avril 2025 (1re Civ., 2 avril 2025, pourvoi n° 22-23.618, 22-24.596, inédit), la Cour de cassation a invalidé la solution consistant à retenir le lieu de tenue matérielle du compte par lequel ont transité les fonds détournés, comme lieu de survenance du dommage, considérant que le lieu du préjudice purement financier est distinct du lieu du fait générateur du dommage.

Par un second arrêt du 1er octobre 2025 (Com., 1er octobre 2025, pourvois n° 22-23.136, publié), la Cour de cassation a jugé que lorsque le préjudice financier a été directement subi sur le compte bancaire de l'investisseur ouvert en France et que l'investisseur a fait l'objet d'un démarchage en France, le dommage est survenu en France et la loi française est applicable.

En l'espèce, [M] [J] épouse [W] expose qu'après avoir été approchée par [D] [F] se présentant comme travaillant pour le compte de la société Arvella Investments, elle a donné l'ordre à la Banque Postale de transférer par virements sur le compte indiqué par son interlocuteur, ouvert au nom de la société Reim dans les livres de la société Caixa Bank, sise en Espagne, une somme totale de 18 690 euros, entre le 13 et le 21 juillet 2022, et que les tentatives entreprises pour récupérer ses fonds ont été vaines.

Il résulte de ces éléments et des pièces produites que le dommage s'est réalisé directement sur le compte bancaire de [M] [J] épouse [W], ouvert, en France, dans les livres de la Banque Postale, en ce que les virements litigieux ont été ordonnés depuis ce compte et que les effets de l'appropriation y ont été ressentis. Toutefois, [M] [J] épouse [W] ne justifie pas que d'autres circonstances particulières de l'affaire concourent à désigner la loi du lieu de matérialisation de ce préjudice purement financier, dès lors que sa nationalité et son domicile sont inopérants.

En effet, c'est l'obligation de vigilance de la banque espagnole à l'égard de son propre client détenant un compte dans ses livres en Espagne qui est mise en cause. La société Caixa Bank est, par ailleurs, tierce aux relations et au contrat liant [M] [J] épouse [W] et la société Reim Digital Solutions, contrat en exécution duquel l'appelante a ordonné les virements litigieux.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, c'est à raison que le premier juge a considéré que le droit espagnol est applicable à l'action en responsabilité engagée par [M] [J] épouse [W] contre la société Caixa Bank.

Il est constant qu'il incombe au juge français qui reconnaît applicable un droit étranger d'en rechercher, soit d'office, soit à la demande de la partie qui l'invoque, la teneur, avec le concours des parties, et personnellement s'il y a lieu, ainsi que de donner à la question litigieuse une solution conforme au droit positif étranger (Com., 24 juin 2014, n°10-27646 ; Civ. 1ère, 28 juin 2005, n°00-15734 ; Civ. 1ère 11 février 2009, n°07-13088 ; Civ. 1ère, 20 février 2008, n° 06-19936).

La société Caixa Bank SA. soutient, sans être contredite sur ce point, qu'en droit espagnol, l'action en responsabilité extracontractuelle se prescrit par un an, en application de l'article 1968 du code civil espagnol qui dispose que :

'1. L'action en revendication ou en recouvrement se prescrit par un an.

2. L'action en responsabilité civile pour blessures ou calomnies, ainsi que pour les obligations découlant de la faute ou de la négligence visée à l'article 1902, à partir du moment où le créancier en a eu connaissance.'

L'article 1902 du code civil espagnol, auquel renvoie l'article 1968 précité, dispose que : 'Celui qui par action ou omission, cause un préjudice à un tiers du fait d'une faute ou d'une négligence est tenu de réparer le dommage causé.'

En l'espèce, [M] [J] épouse [W] a nécessairement eu connaissance du préjudice résultant de l'escroquerie au plus tard à la date du dépôt de sa plainte le 15 septembre 2022, date du point de départ de la prescription, de sorte que l'action initiée le 14 février 2024 à l'encontre de la société Caixa Bank SA, soit postérieurement au 15 septembre 2023, est irrecevable comme prescrite.

En conséquence, il convient de confirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions.

2-2 Sur les dépens et les frais irrépétibles

Aux termes de l'article 696, alinéa premier, du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. [M] [J] épouse [W] sera donc condamnée aux dépens et il y a lieu d'autoriser le conseil de la société Caixa Bank à recouvrer directement ceux dont il a fait l'avance sans en avoir reçu provision, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

En application de l'article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il n'apparaît pas inéquitable de laisser à la charge des parties les frais irrépétibles qu'elles ont été contraintes d'engager dans la présente instance pour assurer la défense de leurs intérêts. Elles seront donc déboutées de leurs demandes respectives à ce titre.

PAR CES MOTIFS

CONFIRME l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris du 23 janvier 2025 ;

Y ajoutant,

DIT n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE [M] [J] épouse [W] aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;

REJETTE toute autre demande.

* * * * *

Le greffier Le président

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