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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 27 novembre 2025, n° 23/16306

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

E-Pango (SA)

Défendeur :

E-Pango (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Barbier

Conseillers :

Mme Maîtrepierre, Mme Fenayrou

Avocats :

Me Guyonnet, Me Alamargot, Me Muracciole

Autorité de la concurrence, du 7 sept. 2…

7 septembre 2023

FAITS ET PROCÉDURE

1.La Cour est saisie d'un recours formé par la société E-Pango contre la décision de l'Autorité de la concurrence (ci-après « l'Autorité ») n° 23-D-07 du 7 septembre 2023 relative à des pratiques mises en 'uvre dans le secteur de l'électricité (ci-après « la décision attaquée »).

I. LE SECTEUR ET LES ACTEURS CONCERNÉS

A. La présentation des acteurs

2.La société E-Pango (ci-après « E-Pango »), créée en décembre 2015, est une société cotée sur Euronext Growth [Localité 11] depuis le 12 juillet 2021, dont l'activité principale est la fourniture d'électricité à une clientèle de professionnels.

3.La société Électricité de France (ci-après « EDF »), créée en 1946, est l'opérateur historique de l'électricité en France, commercialisant des offres de fourniture d'électricité sur environ 95 % du territoire métropolitain continental.

4.La société Réseau de Transport d'Electricité (ci-après « RTE »), filiale à 100 % d'EDF, est le gestionnaire du réseau de transport d'électricité, ayant pour mission l'exploitation, l'équilibrage, la maintenance et le développement du réseau de haute et très haute tension.

5.La société Enedis (ci-après « Enedis »), filiale à 100 % du groupe EDF, est le gestionnaire du réseau public de distribution d'électricité sur environ 95 % du territoire français continental, chargé de missions de service public consistant notamment à assurer la continuité et la qualité de la desserte électrique sur les réseaux dont il est concessionnaire.

B. Les éléments relatifs au secteur

6.Le secteur de l'électricité est organisé autour de quatre activités principales : la production, le transport, la distribution et la commercialisation. Parmi les activités de commercialisation, l'activité de fourniture d'électricité au détail aux consommateurs finals consiste à leur vendre de l'électricité achetée en gros par le fournisseur.

7.L'ouverture à la concurrence de l'activité de fourniture d'électricité au détail, engagée avec l'adoption de la directive n° 96/92/CE du 19 décembre 1996, s'est étendue aux industriels et à l'ensemble des consommateurs (clients finals résidentiels et non résidentiels). Il en résulte le libre choix du fournisseur d'électricité au détail.

8.EDF a dû externaliser ses activités de transport et de distribution vers ses filiales, RTE et Enedis, afin de garantir un accès transparent, objectif et non-discriminatoire au réseau.

9.Le marché reste fortement dominé par EDF malgré la présence de plusieurs fournisseurs alternatifs.

II. LE CADRE LÉGISLATIF ET RÉGLEMENTAIRE APPLICABLE

10.Aux termes de l'article L. 333-1 du code de l'énergie, « [l]es fournisseurs souhaitant exercer l'activité d'achat d'électricité pour revente aux consommateurs finals ou aux gestionnaires de réseaux pour leurs pertes doivent être titulaires d'une autorisation délivrée par l'autorité administrative ». Les articles R. 333-1 à R. 333-9 du code de l'énergie prévoient les conditions d'octroi, de suspension et de retrait de l'autorisation de fourniture.

11.L'électricité a des caractéristiques impliquant qu'à tout moment, l'offre et la demande d'électricité doivent être équilibrées. Selon l'article L. 321-10 du code de l'énergie, RTE est garante de l'équilibre global des flux d'électricité sur le réseau public de transport.

12.Conformément à l'article L. 321-15 du code de l'énergie, deux voies s'offrent aux fournisseurs d'électricité :

' soit, le fournisseur conclut directement un contrat avec RTE et demeure son propre responsable d'équilibre (ci-après « RE ») ;

' soit, le fournisseur conclut un contrat avec un RE qui prendra en charge les écarts entre l'électricité injectée et l'électricité soutirée sur son « périmètre d'équilibre », en concluant lui-même un contrat avec RTE.

13.Le RE s'engage contractuellement auprès de RTE dans le cadre d'un « accord de participation », à « coopérer en vue d'assurer un équilibrage efficient et efficace du réseau » et à financer le coût des écarts constatés a posteriori entre l'électricité injectée et l'électricité consommée au sein de son périmètre d'équilibre.

14.Aux termes des articles L. 321-10, alinéa 3, et L. 321-14, alinéa 2, du code de l'énergie, les « règles relatives à la programmation, au mécanisme d'ajustement et au dispositif de responsable d'équilibre » (ci-après « règles MA-RE ») régissent le contrat conclu entre le RE et RTE. Elles sont approuvées par la Commission de régulation de l'énergie (ci-après « la CRE »).

III. L'ORIGINE DU LITIGE

15.Le 20 juin 2017, E-Pango a conclu un accord de participation avec RTE pour être son propre RE.

16.Par délibération n° 2022-25 du 20 janvier 2022, dans un contexte de crise des prix de l'énergie et de dépassements importants des encours de certains RE, la CRE a amendé temporairement les règles MA-RE en permettant à RTE d'agir plus rapidement lorsque l'encours d'un RE se creuse, afin de limiter la dette que pourrait lui laisser la défaillance de cet opérateur.

17.Parmi ces nouvelles dispositions figure la faculté d'augmenter de 5 millions d'euros, sous dix jours, la garantie financière exigible pour le RE défaillant. La délibération a fixé l'entrée en vigueur des nouvelles règles au 24 janvier 2022.

18.Par ordonnance du 17 octobre 2022, le Conseil d'État a annulé la délibération n° 2022-25 du 20 janvier 2022 pour défaut de consultation préalable de la Commission Accès au Marché.

19.Le 14 janvier 2022, RTE a notifié à E-Pango un dépassement de son encours autorisé.

20.Le 20 janvier 2022, RTE l'a mise en demeure, sous peine de résiliation de l'accord de participation :

' soit de délivrer une nouvelle garantie bancaire ou un avenant à la garantie bancaire en cours d'un montant de 3 200 000 euros, sous dix jours ouvrés ;

' soit de manière transitoire, d'effectuer un dépôt de liquidité.

21.Le 25 janvier 2022, E-Pango a sollicité l'ouverture d'une procédure de conciliation auprès du tribunal de commerce de Paris.

22.Par ordonnance du 1er février 2022, le tribunal a décidé de l'ouverture d'une telle procédure et nommé un conciliateur, notamment pour assister la requérante dans ses négociations avec ses créanciers partenaires, en particulier RTE et GRT GAZ.

23.Le 27 janvier 2022, soulignant qu'E-Pango avait un encours de 5 887 493 euros, supérieur à l'encours autorisé de 2 800 000 euros, RTE l'a mise en demeure, sous peine de résiliation de l'accord de participation :

' soit de délivrer une nouvelle garantie bancaire ou un avenant à la garantie bancaire en cours d'un montant de 6 000 000 euros, sous cinq jours ouvrés ;

' soit, de manière transitoire, d'effectuer un dépôt de liquidité d'un montant de 3 200 000 euros, afin de monter le niveau de garantie financière à hauteur de 6 000 000 euros.

24.Par courriers du 3 et du 8 février 2022, le conciliateur désigné par le tribunal a demandé à RTE de suspendre les effets de la résiliation de l'accord. Cette demande a été refusée par RTE par courrier du 8 février 2022.

25.Le 7 février 2022, en l'absence de régularisation concernant la garantie bancaire, RTE a notifié à E-Pango sa décision de résilier l'accord de participation.

26.Par assignation en référé d'heure à heure du 15 février 2022, E-Pango a attrait RTE devant le président du tribunal de commerce de Paris, afin notamment d'obtenir la suspension de la décision de résiliation de RTE.

27.Par jugement du 25 février 2022, le tribunal a accordé des délais de grâce à E-Pango et a suspendu les procédures d'exécution qui auraient été engagées par RTE à la suite de la résiliation de l'accord de participation.

28.Le 27 juillet 2022, E-Pango a réglé à RTE les factures d'encours pour un montant de 9 834 313,78 d'euros.

29.Le 4 août 2022, E-Pango a déposé un dossier de candidature auprès de RTE pour signer un nouveau contrat de RE avec une prise d'effet souhaitée au 1er novembre 2022 afin de bénéficier du guichet d'Accès Régulé à l'Électricité Nucléaire Historique pour 2023, qui se clôturait le 21 novembre 2022.

30.Le 14 novembre 2022, E-Pango a mis RTE en demeure de rétablir d'ici le 22 novembre 2022 l'accord de participation au regard de l'arrêt précité du Conseil d'État. Cette demande a été refusée par RTE, par courrier du 18 novembre 2022.

31.Par assignation du 29 novembre 2022, E-Pango a attrait RTE devant le tribunal de commerce de Paris afin que soit rétabli l'accord de participation ou à défaut, que RTE soit contrainte de conclure un nouvel accord.

32.Par jugement du 21 avril 2023, ledit tribunal a constaté que l'annulation des règles MA-RE par le Conseil d'État privait la résiliation du contrat de participation de fondement juridique et a ordonné à RTE de rétablir l'accord de participation sous huit jours de la dernière des dates suivantes :

' la preuve de la conformité de E-Pango à l'ensemble des règles MA-RE,

' la signification du jugement,

et ce sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard pendant 60 jours.

IV. LA PROCÉDURE DEVANT L'AUTORITÉ

33.Par lettre enregistrée le 15 décembre 2022, E-Pango a saisi l'Autorité de pratiques qui auraient été mises en 'uvre par RTE, avec le concours d'Enedis au profit d'EDF en tant que fournisseur de secours, et qui auraient conduit à l'évincer du marché de la fourniture d'électricité aux clients professionnels, notamment à travers :

' le retrait abusif par RTE du statut de RE d'E-Pango, sur le fondement de données de consommation d'électricité erronées ;

' le refus de RTE d'accorder à nouveau à E-Pango un statut de RE, condition légale pour reprendre son activité d'achat d'électricité pour revente.

34.E-Pango a assorti sa saisine d'une demande de mesures conservatoires sur le fondement de l'article L. 464-1 du code de commerce.

35.Par courrier en date du 14 février 2023, l'Autorité a saisi pour avis la CRE en application des dispositions de l'article R. 463-9 du code de commerce.

36.Par délibération du 23 mars 2023 portant avis sur le dossier transmis par l'Autorité, la CRE a fait part de ses observations sur les éléments développés dans la saisine d'E-PANGO relatifs au fonctionnement du dispositif de RE, aux rôles respectifs des acteurs présents sur le marché et aux dispositions contenues dans les règles MA-RE :

« ['] La CRE rappelle que les principes d'indépendance auxquels les gestionnaires de réseau se conforment sous contrôle de la CRE, sont strictement encadrés tant par les règles nationales qu'européennes.

Par ailleurs, la CRE souligne que les enjeux décrits par la société E-PANGO dans sa saisine s'inscrivent dans le cadre de l'exécution des règles MA-RE, dispositif contractuel entre le responsable d'équilibre et les gestionnaires de réseaux, qui prévoient la saisine du Tribunal de commerce de Paris ou du comité de règlement des différends et des sanctions (CoRDiS) de la CRE ».

37.Dans sa décision n° 23-D-07 du 7 septembre 2023, l'Autorité s'est déclarée incompétente pour connaître des pratiques dénoncées par E-Pango, cette dernière ne mettant en évidence, selon l'Autorité, aucune pratique détachable de l'appréciation de la légalité des actes manifestant les prérogatives de puissance publique de RTE ou organisant la mission de service public qui lui est confiée, afin de mener à bien sa mission d'équilibrage du réseau électrique. Par conséquent, l'Autorité a déclaré la saisine irrecevable et a rejeté la demande de mesures conservatoires.

V. LE RECOURS ENTREPRIS DEVANT LA COUR

38.Le 18 octobre 2023, E-Pango a formé devant la Cour un recours en annulation contre la décision n° 23-D-07 du 7 septembre 2023.

39.Aux termes de ses dernières écritures, la requérante demande à la Cour de :

« CONSTATER que les pratiques mises en 'uvre par RTE avec le concours d'ENEDIS ne constituent pas un acte d'organisation du service public et ne relèvent pas de l'exercice de prérogatives de puissance publique ;

JUGER que l'Autorité est compétente pour connaître de ces pratiques ;

En conséquence :

ANNULER la décision n°23-D-07 du 7 septembre 2023 de l'Autorité ;

RENVOYER le dossier à l'Autorité pour instruction ;

À défaut :

SAISIR le Tribunal des conflits aux fins de statuer sur les questions de compétence que le présent litige soulève.

En tout état de cause :

CONDAMNER l'Autorité aux entiers dépens ainsi qu'à une somme de 25 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ».

40.Dans ses observations, l'Autorité demande à la Cour de rejeter le recours.

41.Le ministère public invite la Cour à rejeter l'ensemble des demandes et à confirmer la décision attaquée.

MOTIVATION

42.À l'audience du 22 mai 2025, la Cour a soulevé d'office la question de la recevabilité des moyens nouveaux présentés par E-Pango et a invité chacune des parties à produire une note en délibéré y afférente. Les échéances des 3 juillet 2025 et 15 septembre 2025 ont été fixées respectivement à E-Pango et à l'Autorité.

43.Une première note a été adressée au greffe le 2 juillet 2025 par E-Pango. L'Autorité a communiqué une réponse écrite à cette note le 15 septembre 2025, à laquelle E-Pango a répondu le 22 septembre 2025. La Cour accepte de recevoir cette note du 22 septembre, envoyée d'initiative, eu égard à l'importance des enjeux en cause.

I. SUR LE MOYEN TIRÉ D'UNE INSTRUCTION VICIÉE

44.Dans son exposé des moyens en date du 12 décembre 2023, E-Pango fait valoir que la décision de l'Autorité repose sur une instruction viciée et demande à la Cour de constater que l'instruction ne repose que sur des erreurs, approximations et partis pris de l'Autorité.

45.Dans ses mémoires récapitulatifs des 26 septembre 2024 et 9 janvier 2025, E-Pango ne fait figurer ce moyen ni dans les développements, ni dans les dispositifs.

46.À l'audience du 22 mai 2025, E-Pango a expressément renoncé à invoquer devant la Cour le moyen tiré d'une instruction viciée.

Sur ce, la Cour :

47.La Cour constate la renonciation d'E-Pango au moyen tiré d'une instruction ne reposant que sur des erreurs, approximations et partis pris de l'Autorité.

II. SUR LES MOYENS RELATIFS À LA COMPÉTENCE DE L'AUTORITÉ

48.Dans la décision attaquée, l'Autorité s'est déclarée incompétente pour connaître des pratiques dénoncées par E-Pango, ces pratiques n'étant pas détachables de la mission de service public de RTE.

49.Dans l'exposé des moyens, E-Pango rappelle qu'en l'état de la jurisprudence du Tribunal des conflits et de la Cour de cassation, l'Autorité est compétente pour connaître des pratiques mises en 'uvre par des opérateurs publics ou privés chargés d'une mission de service public lorsque l'opérateur concerné a pris une décision ou un acte hors de sa mission de service public, ou lorsque l'opérateur concerné a pris une décision ou un acte hors de l'exercice de ses prérogatives de puissance publique.

50.Elle déduit de la jurisprudence du Tribunal des conflits et de la Cour de cassation (TC, 4 mai 2009, Gisserot ; Com. 1er février 2023, n° 20-21. 844) que, pour déterminer si les pratiques d'un opérateur en charge d'une mission de service public entrent dans le champ de la compétence de l'Autorité, il convient d'apprécier le caractère détachable des pratiques mise en 'uvre par RTE.

51.Elle soutient que, s'agissant des quatre pratiques litigieuses, à savoir le non-respect de la procédure amiable, le refus de transmission des données, le refus d'exécution du jugement du tribunal de commerce de Paris du 25 février 2022 et la résistance abusive à contractualiser un nouvel accord avec E-Pango, RTE a mis en 'uvre des actes détachables de sa mission de service public.

52.Dans ses dernières écritures, E-Pango soutient que les règles MA-RE ont une valeur purement contractuelle dans le cadre de la relation entre RTE et le RE et souligne qu'elles sont négociables individuellement pour tenir compte de la situation particulière des parties et que la modification de l'Accord est exclusivement fondée sur une clause préalablement acceptée par le RE. Elle rappelle que les règles MA-RE prévoient une clause d'attribution des litiges devant le tribunal de commerce de Paris.

53.Elle considère que l'Autorité n'indique pas précisément dans la décision attaquée quelles seraient les prérogatives de puissance publique mobilisées par RTE. Elle soutient que la participation de RTE à l'élaboration des règles MA-RE est sans lien avec la présente affaire et qu'aucune des pratiques dénoncées ne relève de l'exercice de sa mission de service public au moyen de prérogatives de puissance publique.

54.Elle en conclut que les pratiques reprochées par E-Pango à RTE consistent en des mesures individuelles prises dans le cadre de la relation contractuelle entre RTE et un RE, en application d'un contrat de droit privé, et sont étrangères à l'organisation du service public.

55.Dans ses observations du 4 novembre 2024, l'Autorité souligne notamment que, dans ses dernières écritures, E-Pango ne se prévaut plus de ce que les pratiques litigieuses seraient détachables des missions de service public impliquant l'exercice de prérogatives de puissance publique, comme elle l'avait fait dans son exposé des moyens, mais qu'elle fait valoir que ces pratiques relèvent d'un litige contractuel de droit privé n'impliquant la mise en 'uvre d'aucune prérogative de puissance publique.

56.Dans sa note en délibéré du 2 juillet 2025, E-Pango soutient qu'en vertu de l'article R. 464-10 du code de commerce et d'une jurisprudence constante, l'article 915-2 du code de procédure civile, lequel impose aux parties à la procédure d'appel de présenter, dès les conclusions mentionnées aux articles 906-2 et 908 à 909, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond à peine d'irrecevabilité, ne s'applique pas aux observations écrites visées par l'article R. 464-15 du code de commerce dans le cadre de recours contre les décisions de l'Autorité.

57.Elle observe, ensuite, qu'elle n'a pas modifié ses prétentions sur le fond. Sur le fondement de l'article 563 du code de procédure civile, elle soutient qu'elle a la possibilité de présenter des moyens nouveaux pour justifier en appel les prétentions qu'elles avaient soumises au premier juge.

58.E-Pango fait valoir que si les articles R. 464-11 à R. 464-24 et R. 464-25 à R. 464-31 du code de commerce prévoient bien des règles spécifiques aux écritures échangées dans le cadre de ces recours, aucune d'entre elles ne prévoit l'obligation pour les parties de présenter l'ensemble de leurs prétentions sur le fond dès leurs premières observations. Elle ajoute qu'en tout état de cause, une telle règle serait sans incidence en l'espèce, dès lors qu'elle n'a jamais modifié sa seule véritable prétention, à savoir l'annulation de la décision attaquée.

59.Elle admet qu'en application de l'article R. 464-25-1 du code de commerce, les moyens qu'elle n'aurait pas repris dans ses dernières écritures sont réputés abandonnés. Selon elle, le fait que les moyens finalement retenus diffèrent, voire soient contradictoires avec tout ou partie de ceux qu'elle développait jusqu'alors, est sans incidence sur la recevabilité de sa demande d'annulation.

60.Dans sa note du 15 septembre 2025, l'Autorité estime qu'il est de jurisprudence bien établie que les dispositions du code de commerce limitent la recevabilité des moyens nouveaux après la production de l'exposé des moyens et que la requérante ne peut invoquer des dispositions du code de procédure civile, lesquelles ne s'appliquent pas au présent recours.

61.Elle conclut qu'en vertu de l'article R. 424-25-1 du code de commerce, les moyens qui n'ont pas été repris dans son mémoire récapitulatif du 26 septembre 2024 sont réputés abandonnés et qu'en application de l'article R. 464-15 du même code, les nouveaux moyens développés dans ce mémoire, présentés plus de deux mois après l'expiration du délai de deux mois suivant la notification de la décision attaquée sont irrecevables.

62.Dans sa note du 22 septembre 2025, E-Pango prétend que les développements figurant dans la note en délibéré de l'Autorité excèdent largement le cadre fixé par la Cour, qu'ils constituent de nouveaux moyens et qu'en tout état de cause, ils sont sans effet sur la demande d'E-Pango d'annulation de la décision attaquée.

63.E-Pango soutient qu'elle a formé, dès ses premières écritures devant la Cour une demande d'annulation en faisant valoir que les pratiques dénoncées ne sauraient être qualifiées d'actes administratifs et que ce moyen, constamment repris au fil des échanges entre les parties, ne saurait donc être regardé comme un moyen nouveau. Elle soutient encore que les ajustements relatifs à ce moyen portaient exclusivement sur l'argumentation qui soutenait ce moyen et non sur le moyen lui-même.

64.Elle rappelle enfin que la jurisprudence de la Cour conduit à considérer que l'Autorité peut présenter de nouveaux moyens dans le cadre d'une procédure devant elle si elle n'invoque aucun moyen de fait nouveau, si elle reste dans les limites de la qualification de l'infraction retenue dans la notification des griefs et si les éléments soulevés ne sont pas de nature à aggraver la situation du requérant.

65.Elle fait valoir que considérer que l'autre partie ne peut pas présenter de nouveaux moyens méconnaîtrait ainsi le respect des principes du contradictoire et de l'égalité des armes.

Sur ce, la Cour :

66.La Cour rappelle que selon l'article R. 464-10 du code de commerce, dans sa rédaction en vigueur depuis le 1er septembre 2017, les dispositions du code de procédure civile cèdent devant celles expressément contraires prévues par le code de commerce :

« Par dérogation aux dispositions du titre VI du livre II du code de procédure civile, les recours exercés devant la cour d'appel de Paris contre les décisions de l'Autorité de la concurrence sont formés, instruits et jugés conformément aux dispositions de la présente section et de la section IV ».

67.Or, les sections visées par l'article précité prévoient les dispositions suivantes, qui sont applicables au présent litige.

68.D'une part, l'article R. 464-15 énonce :

« Lorsque la déclaration de recours ne contient pas l'exposé des moyens invoqués, le demandeur dépose au greffe, à peine de caducité relevée d'office, des observations écrites contenant cet exposé dans les deux mois qui suivent la notification de la décision de l'Autorité de la concurrence.

Sous la même sanction et dans le même délai, le demandeur dépose en outre au greffe la liste des pièces et documents justificatifs qu'il entend produire ainsi que les pièces et documents énumérés dans cette liste. ['] » (souligné par la Cour).

69.D'autre part, l'article R. 464-25-1 du code de commerce dispose :

« Les parties comparantes qui présentent leurs prétentions par écrit et sont assistées ou représentées par un avocat sont tenues de formuler expressément leurs prétentions et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation.

Un bordereau énumérant les pièces justifiant ces prétentions est annexé à leurs observations écrites.

Ces observations écrites comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu'un dispositif récapitulant les prétentions.

Les moyens qui n'auraient pas été formulés dans les écritures précédentes doivent être présentés de manière formellement distincte. La cour d'appel ou son premier président ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n'examine les moyens au soutien de ces prétentions que s'ils sont invoqués dans la discussion.

Les parties doivent reprendre, dans leurs dernières écritures, les prétentions et moyens précédemment présentés ou invoqués dans leurs observations écrites antérieures. À défaut, elles sont réputées les avoir abandonnés et la cour d'appel ou son premier président ne statue que sur les dernières écritures déposées » (souligné par la Cour).

70.Il résulte de la combinaison de ces textes que lorsque le demandeur soulève un moyen qui ne figurait pas dans la déclaration de recours ou dans l'exposé de ses moyens, ce moyen ne saisit pas valablement la Cour, sauf s'il a pour seul objet de répondre aux observations de l'Autorité. Dans une telle hypothèse, ces moyens doivent être présentés de manière formellement distincte. Par ailleurs, tout moyen qui ne serait pas repris dans les dernières écritures déposées est réputé abandonné.

71.En conséquence, il convient d'examiner si, en l'espèce, les moyens figurant dans le mémoire récapitulatif de E-Pango sont nouveaux au regard de ceux figurant dans l'exposé des moyens, d'une part, et si le cas échéant, ils répondent à des observations de l'Autorité, d'autre part.

72.Dans son exposé des moyens du 12 décembre 2023, E-Pango demande à la Cour de constater que RTE a mis en 'uvre plusieurs actes détachables de sa mission de service public, s'inscrivant dans une véritable stratégie d'éviction, puis d'annuler la décision attaquée et de renvoyer l'affaire à l'instruction (paragraphe 87 de l'exposé des moyens).

73.Le dispositif de cet exposé des moyens est ainsi rédigé :

« ['] Deuxièmement :

' CONSTATER que le déliement de RTE de la procédure amiable initiée par E-PANGO constitue un acte détachable de ses prérogatives de puissance publique ;

' CONSTATER que le refus systématique de transmission des données par RTE avec le concours d'ENEDIS constitue un acte détachable de ses prérogatives de puissance publique ;

' CONSTATER que le refus d'exécution par RTE du jugement du Tribunal de commerce de Paris du 25 février 2022 constitue un acte détachable de ses prérogatives de puissance publique ;

' CONSTATER que la résistance abusive de RTE de contracter un nouvel accord avec E-PANGO constitue un acte détachable de ses prérogatives de puissance publique ;

' En conséquence CONSTATER que les pratiques mises en 'uvre par RTE avec le concours d'ENEDIS sont détachables de sa mission de service public et partant JUGER que l'Autorité est compétente pour connaitre des pratiques ;

En conséquence :

' ANNULER la décision n°23-D-07 du 7 septembre 2023 de l'Autorité ;

' RENVOYER le dossier à l'Autorité pour instruction ; ['] ».

74.Or, dans son mémoire du 26 septembre 2024 et ses dernières écritures du 9 janvier 2025, E-Pango n'invoque plus le caractère détachable des pratiques en cause. Il soutient, en revanche, que les règles MA-RE ont une valeur purement contractuelle dans le cadre de la relation entre RTE et le RE, et fait valoir que les pratiques reprochées à RTE consistent en des mesures individuelles prises dans le cadre de la relation contractuelle entre RTE et un RE, en application d'un contrat de droit privé, et sont étrangères à l'organisation du service public.

75.La Cour relève que le premier mémoire récapitulatif du 26 septembre 2024 propose une partie 4.1 dénommée « L'autorité est compétente pour connaître des pratiques dénoncées par E-Pango », qui n'a pas pour objet de répondre à des observations de l'Autorité.

76.Dans ce mémoire, E-Pango ne s'est pas contentée d'ajouter à l'exposé des moyens quelques paragraphes articulant des moyens nouveaux, « présentés de manière formellement distincte » conformément aux prescriptions de l'article R. 464-25-1, alinéa 4, du code de commerce ; elle a entièrement substitué à l'argumentation présentée dans l'exposé des moyens, de nouveaux développements reposant exclusivement sur de nouveaux moyens. Ces nouveaux moyens ressortent donc d'une réécriture quasi-complète dudit exposé.

77.Elle a également fait évoluer le dispositif de ce mémoire, qui s'énonce comme suit :

« Il est demandé à la Cour d'appel de Paris de :

CONSTATER que les pratiques mises en 'uvre par RTE avec le concours d'ENEDIS ne constituent pas un acte d'organisation du service public et ne relèvent pas de l'exercice de prérogatives de puissance publique ;

JUGER que l'Autorité de la concurrence est compétente pour connaitre de ces pratiques ;

En conséquence :

ANNULER la décision n°23-D-07 du 7 septembre 2023 de l'Autorité de la concurrence ;

RENVOYER le dossier à l'Autorité de la concurrence pour instruction ; ['] ».

78.Quant au mémoire récapitulatif n° 2 du 9 janvier 2025, il reprend l'argumentation développée dans le mémoire du 26 septembre 2024 quasi à l'identique, et y ajoute, en les identifiant distinctement, des réponses aux critiques opposées par l'Autorité dans ses observations complémentaires du 4 novembre 2024 (paragraphes 93 à 97, 109 à 111 et 144 à 147).

79.Il ressort de ces constatations que, s'il est exact que les prétentions d'E-Pango sont demeurées identiques dans ses différentes écritures, en ce que la requérante a, chaque fois, demandé l'annulation de la décision attaquée et le renvoi du dossier à l'Autorité pour instruction, les moyens articulés à leur soutien ont évolué.

80.D'ailleurs, E-Pango a admis elle-même dans sa note en délibéré du 2 juillet 2025, que les moyens finalement retenus dans ses mémoires récapitulatifs « différ[aient], voire [étaient] contradictoires, avec tout ou partie de ceux qu'elle développait jusqu'alors » (page 8 de la note du 2 juillet 2025).

81.De surcroît, E-Pango a indiqué à l'audience ne plus faire sienne la théorie de la détachabilité développée dans l'exposé des moyens, et lui substituer la question essentielle de savoir si les comportements dénoncés traduisaient ou non la mise en 'uvre de prérogatives de puissance publique.

82.Ce n'est que dans sa note en délibéré du 22 septembre 2025 qu'E-Pango a soutenu que sa demande d'annulation avait été formée en faisant valoir que les pratiques dénoncées ne constituaient pas des actes administratifs, que ce moyen ne pouvait être considéré comme nouveau, et que les ajustements relatifs à ce moyen portaient exclusivement sur l'argumentation qui soutenait ce moyen, et non sur le moyen lui-même.

83.Or, pour soutenir l'existence d'un moyen constant tiré de ce que les pratiques ne constitueraient pas des actes administratifs, E-Pango ne fait référence à aucun paragraphe précis de ses écritures et se borne à renvoyer au « point 4.1. du deuxième mémoire communiqué à la Cour le 26 sept. 2024 par la société E-Pango (p. 22 et suivantes) et [au] point II.1 (dans la partie Discussion, p. 25 et suivantes) du troisième mémoire communiqué le 9 janvier 2025 » (note de bas de page n° 3, page 2 de ladite note).

84.La Cour relève que ces références correspondent en réalité à l'entière partie relative à la compétence de l'Autorité dans les deux mémoires précités, ce qui ne permet pas à la Cour d'identifier les développements susceptibles de correspondre au moyen tiré de ce que les pratiques ne constitueraient pas des actes administratifs, comme allégué par E-Pango.

85.En effet, le « point 4.1 du deuxième mémoire » d'E-Pango (mémoire récapitulatif du 26 septembre 2024, paragraphes 61 à 124) représente 16 des 18 pages de la partie Discussion de ce mémoire, et le point II.1 (mémoire récapitulatif n° 2 du 9 janvier 2025, paragraphes 70 à 157), l'essentiel de la partie Discussion du « troisième mémoire ».

86.En outre, lorsqu'elle indique que « le moyen tiré de ce que les pratiques dénoncées ne constituent pas des actes administratifs ne saurait être regardé comme un moyen nouveau », E-Pango fait référence uniquement à ses deuxième et troisième mémoires, sans viser aucunement l'exposé des moyens du 12 décembre 2023 (note du 22 septembre 2025, dernier paragraphe de la page 2 et note de bas de page n° 5).

87.L'examen de l'exposé des moyens révèle au contraire que jamais E-Pango n'y fait référence à la notion d'acte administratif.

88.Contrairement à ce qu'indique E-Pango dans sa note du 22 septembre 2025 (page 2, note de bas de page n° 3), les deux arrêts cités à la fois dans l'exposé des moyens et les mémoires récapitulatifs portent sur la compétence de l'Autorité pour connaître de pratiques anticoncurrentielles mises en 'uvre par des opérateurs publics ou privés chargés d'une mission de service public, et non sur la qualification d'un acte administratif (TC, 4 mai 2009, Gisserot, n° C3714 ; Com., 1er février 2023, pourvoi n° 20-21.844).

89.À cet égard, la Cour relève que les extraits de l'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 1er février 2023 précité, sont reproduits différemment par E-Pango selon qu'ils figurent dans l'exposé des moyens ou dans les mémoires subséquents :

' au paragraphe 69 de l'exposé des moyens : « Si les décisions par lesquelles les personnes publiques ou les personnes privées chargées d'un service public exercent la mission qui leur est confiée et mettent en 'uvre des prérogatives de puissance publique, et qui peuvent constituer des actes de production, de distribution ou de services au sens de l'article L. 410-1 du code de commerce, entrant dans son champ d'application, ne relèvent pas de la compétence de l'Autorité de la concurrence, il en est autrement lorsque ces organismes interviennent par leur décision hors de cette mission ou ne mettent en 'uvre aucune prérogative de puissance publique » (mis en gras par E-Pango) ;

' aux paragraphes 66 et 77 des mémoires des 26 septembre 2024 et 9 janvier 2025 :

« Si les décisions par lesquelles les personnes publiques ou les personnes privées chargées d'un service public exercent la mission qui leur est confiée et mettent en 'uvre des prérogatives de puissance publique, et qui peuvent constituer des actes de production, de distribution ou de services au sens de l'article L. 410-1 du code de commerce, entrant dans son champ d'application, ne relèvent pas de la compétence de l'Autorité de la concurrence, il en est autrement lorsque ces organismes interviennent par leur décision hors de cette mission ou ne mettent en 'uvre aucune prérogative de puissance publique » (mis en gras par E-Pango).

90.[Localité 9] est de constater à la lecture des différentes écritures d'E-Pango, que celle-ci tire des conséquences différentes de la jurisprudence citée à la fois dans l'exposé des moyens et dans les mémoires subséquents. Dans le premier, elle en déduit que, pour déterminer si les pratiques de l'opérateur en charge d'une mission de service public entrent dans le champ de la compétence de l'Autorité, il convient d'apprécier le caractère détachable de la décision ou de l'acte en question, alors que dans les seconds, elle en infère que la compétence de l'Autorité doit être appréciée à l'aune de deux critères, celui de l'organisation du service public et celui de la mise en 'uvre de prérogatives de puissance publique.

91.Il suit de là que les moyens articulés par E-Pango dans ses mémoires récapitulatifs qui n'ont pas pour objet de répondre aux critiques opposées par l'Autorité, diffèrent de ceux présentés dans son exposé des moyens, et par suite, revêtent un caractère nouveau.

92.Il en résulte que la Cour ne saurait être valablement saisie des moyens nouveaux selon lesquels les pratiques dénoncées relèveraient d'un litige contractuel de droit privé ne mettant en 'uvre aucune prérogative de puissance publique, dès lors que ces moyens ont été présentés pour la première fois par E-Pango dans ses mémoires déposés les 26 septembre 2024 et 9 janvier 2025, soit plus de deux mois après l'expiration du délai de deux mois suivant la notification de la décision attaquée, et qu'ils ne visaient pas à répondre aux observations déposées par l'Autorité les 22 mai et 4 novembre 2024.

93.Quant aux moyens soutenus par E-Pango, ils sont inopérants.

94.En effet, la requérante invoque en vain l'article 563 du code de procédure civile qui dispose que, pour justifier en appel les prétentions qu'elles avaient soumises au premier juge, les parties peuvent invoquer des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de nouvelles preuves, dès lors que, si les dispositions de cet article échappent aux dérogations prévues par l'article R. 464-10 du code de commerce précité et sont applicables à l'espèce, elles ne contredisent pas l'article R. 464-15 du code de commerce, lequel sanctionne la nouveauté d'un moyen en raison de sa tardiveté, et non de l'absence de lien avec les moyens débattus devant l'Autorité.

95.Par ailleurs, l'invocation de l'article 915-2 du code de procédure civile, qui impose aux parties de « présenter dès les conclusions mentionnées aux articles 906-2 et 908 à 910, l'ensemble de leurs prétentions sur le fond » est inopérante, cet article entré en vigueur le 1er septembre 2024 étant inapplicable au litige.

96.De surcroît, la faculté offerte à l'[7] de présenter devant la Cour des éléments d'analyse non encore invoqués est encadrée de telle sorte qu'elle n'introduit aucun déséquilibre procédural, ni aucune rupture de l'égalité des armes.

97.De même, ladite faculté ne méconnaît pas le contradictoire, dès lors qu'elle s'inscrit dans un cadre procédural garantissant la clarté des positions respectives des parties et la possibilité pour chacune d'en débattre utilement devant la Cour, conformément aux exigences du procès équitable.

98.C'est en vain, au regard des termes du débat posés lors de l'audience du 22 mai 2025, que E-Pango se prévaut de la note en délibéré de l'Autorité pour soutenir que la réponse de cette dernière contient de nouveaux moyens présentés tardivement et excède le cadre fixé par la Cour. En tout état de cause, E-Pango elle-même se fonde, dans sa note du 2 juillet 2025, sur « l'entier régime procédural applicable en matière de recours contre les décisions de l'Autorité de la concurrence » (page 5 de la note précitée), et non seulement sur l'article R. 464-25-1 du code de commerce.

99.Quant aux moyens selon lesquels les pratiques en cause sont détachables de la mission de service public exercée par RTE en vertu de prérogatives de puissance publique, ils sont réputés abandonnés, conformément à l'article R. 464-25-1 du code de commerce, dès lors qu'ils ne sont pas repris dans les dernières écritures du 9 janvier 2025.

100.Il résulte de l'ensemble de ces éléments qu'à défaut de moyens développés au soutien de la demande d'annulation de la décision attaquée, la demande doit être rejetée.

III. SUR LA DEMANDE DE SAISINE DU TRIBUNAL DES CONFLITS

101.E-Pango soutient que, si la Cour confirmait la compétence du juge administratif pour connaître du caractère anticoncurrentiel des pratiques dénoncées, le litige ferait l'objet d'une ventilation complexe de compétence entre les ordres juridictionnels, nuisant à l'objectif de bonne administration de la justice.

102.Elle indique que, selon la décision retenue par la Cour, elle pourrait être contrainte de saisir pour partie des manquements reprochés à RTE, soit la juridiction judiciaire, soit la juridiction administrative, en divisant artificiellement entre les ordres de juridiction la qualification des comportements fautifs, les liens causaux et les assiettes de préjudice.

103.E-Pango invite donc la cour à saisir le Tribunal des conflits.

104.L'Autorité estime, quant à elle, que les termes du jugement du tribunal de commerce de Paris ne font apparaître aucune difficulté sérieuse de compétence, puisque ce dernier se déclare pleinement compétent pour juger de l'action indemnitaire introduite par E-Pango fondée sur l'éventuelle faute commise par RTE dans la résiliation de l'accord de participation. Elle observe, s'agissant de l'existence de pratiques anticoncurrentielles, que le tribunal a, compte tenu du litige en cours, prononcé un sursis à statuer dans l'attente d'une décision définitive de l'Autorité.

105.L'Autorité en conclut que la demande de saisine du Tribunal des conflits doit être rejetée.

106.Dans sa note du 2 juillet 2025, E-Pango observe que la demande visant la transmission de l'affaire au Tribunal des conflits est l'accessoire, la conséquence et le complément nécessaire de sa demande d'annulation de la décision attaquée dans le cas où la Cour jugerait que la question de compétence qui lui est soumise soulève une difficulté sérieuse mettant en jeu la séparation des ordres de juridiction.

107.Dans sa note du 22 septembre 2025, E-Pango s'en remet à la sagesse de la Cour concernant sa demande de saisine du Tribunal des conflits, pour laquelle elle a soulevé de nouveaux moyens qui n'avaient pas été évoqués dans son premier mémoire.

Sur ce, la Cour :

108.Dans le dispositif de ses dernières écritures, E-Pango demande à la Cour de :

« ['] ANNULER la décision n°23-D-07 du 7 septembre 2023 de l'Autorité de la concurrence ;

RENVOYER le dossier à l'Autorité de la concurrence pour instruction ;

À défaut :

SAISIR le Tribunal des conflits aux fins de statuer sur les questions de compétence que le présent litige soulève ».

109.La Cour rappelle que l'article 35 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles, prévoit la possibilité pour toute juridiction de renvoyer l'affaire au Tribunal des conflits et de surseoir à toute procédure jusqu'à la décision de cette juridiction :

« Lorsqu'une juridiction est saisie d'un litige qui présente à juger, soit sur l'action introduite, soit sur une exception, une question de compétence soulevant une difficulté sérieuse et mettant en jeu la séparation des ordres de juridiction, elle peut, par une décision motivée qui n'est susceptible d'aucun recours, renvoyer au Tribunal des conflits le soin de décider sur cette question de compétence ».

110.L'article 35 du décret précité prévoyant la possibilité pour toute juridiction de renvoyer d'office au Tribunal des conflits le soin de décider sur une question de compétence, la Cour estime devoir examiner si le présent litige soulève une difficulté sérieuse de compétence des juridictions de l'ordre judiciaire.

111.La Cour rappelle que le Tribunal des conflits a déjà jugé que l'action qui porte sur la compétence de l'Autorité, s'agissant de pratiques détachables de l'appréciation de la légalité d'un acte administratif, est susceptible de constituer un abus de position dominante pouvant relever de la compétence de l'autorité :

« Considérant que les décisions de regrouper à l'aérogare d'[Localité 10]-Ouest les activités du groupe, Air France et de refuser à la société TAT European Airlines d'ouvrir de nouvelles lignes à partir de cet aérogare, qui se rattachent à la gestion du domaine public, constituent l'usage de prérogatives de puissance publique ; qu'il suit de là qu'en ce qui concerne les pratiques relevées par le Conseil de la concurrence, qui sont en réalité indissociables de la réorganisation des aérogares d'[Localité 10] décidée par l'établissement public puis approuvée, le 4 mai 1994, par le ministre de l'équipement, du transport et du logement, c'est un bon droit que le conflit a été élevé ;

Considérant en revanche, que sont détachables de l'appréciation de la légalité d'un acte administratif les pratiques d'Aéroports de [Localité 11] susceptibles de constituer un abus de position dominante consistant dans l'obligation faite par la compagnie TAT European Airlines d'utiliser les services d'assistance en escale de cet établissement public en substitution à ses personnels ; que c'est par suite à tort que l'arrêté de conflit a revendiqué pour la juridiction administrative la connaissance desdites pratiques » (TC, 18 octobre 1999, n° C03174, TAT/ADP, soulignements ajoutés).

112.Il en résulte que l'Autorité est compétente pour connaître des pratiques anticoncurrentielles intervenant hors de la mission de service public attribuée à une personne privée ou publique ou lorsqu'il n'est pas fait usage de prérogatives de puissance publique par cette personne. A contrario, les décisions par lesquelles ladite personne assure la mission de service public qui lui incombe au moyen de prérogatives de puissance publique, relèvent de la compétence de la juridiction administrative, qui en apprécie la légalité et statue, le cas échéant, sur la mise en jeu de la responsabilité encourue.

113.Quant au tribunal de commerce, il est compétent pour le règlement des différends entre RTE et les responsables d'énergie, dans le cadre soit d'une procédure de conciliation, en vertu de la combinaison des articles L. 611-4 du code de commerce et B.14 de la section 2 des règles MA-RE, soit d'une procédure au fond, aux termes de l'article B.14 de la section 2 des règles MA-RE qui prévoit que « les litiges entre les parties portés devant les juridictions sont soumis au tribunal de commerce de Paris ».

114.C'est ainsi qu'E-Pango a sollicité l'ouverture d'une procédure de conciliation auprès du tribunal de commerce de Paris le 25 janvier 2022 et qu'elle a, devant le même tribunal, assigné RTE en référé d'heure à heure, le 15 février 2022, pour obtenir la suspension de la décision de résiliation de RTE, et sollicité, le 29 novembre 2022, le rétablissement de l'accord de participation litigieux ou, à défaut, la conclusion d'un nouvel accord.

115.La Cour relève, en revanche, que faute d'être compétent pour apprécier le caractère anticoncurrentiel des pratiques qui lui sont soumises, le tribunal de commerce a sursis à statuer sur les demandes liées aux allégations de pratiques anticoncurrentielles par jugement du 2 juillet 2024, dans l'attente d'une décision irrévocable dans le cadre du présent recours.

116.Il résulte de l'ensemble de ces considérations que la question posée par E-Pango est dépourvue de caractère sérieux, les critères applicables pour déterminer la juridiction compétente pour connaître de pratiques telles que celles dénoncées par E-Pango étant clairement définis.

117.Dès lors, il n'y a pas lieu d'ordonner le renvoi de l'affaire au Tribunal des conflits.

IV. SUR LES FRAIS IRRÉPÉTIBLES ET LES DÉPENS

118.Il n'y a pas lieu en équité de faire droit à la demande d'E-Pango formée sur le fondement de l'article 700.

119.L'équité commande également qu'elle conserve la charge des dépens.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement,

CONSTATE l'abandon du moyen pris d'une instruction viciée ;

CONSTATE que les moyens selon lesquels les pratiques en cause sont détachables de la mission de service public exercée par RTE en vertu de prérogatives de puissance publique sont réputés abandonnés ;

DIT que ne saisissent pas valablement la Cour les moyens tendant à voir :

« Constater que les pratiques mises en 'uvre par RTE avec le concours d'Enedis ne constituent pas un acte d'organisation du service public et ne relèvent pas de l'exercice de prérogatives de puissance publique

Juger que l'Autorité de la concurrence est compétente pour connaitre de ces pratiques » ;

REJETTE la demande d'annulation de la décision n° 23-D-07 du 7 septembre 2023 de l'Autorité de la concurrence et de renvoi du dossier à ladite Autorité pour instruction ;

DIT N'Y AVOIR LIEU D'ORDONNER le renvoi de l'affaire au Tribunal des conflits ;

REJETTE la demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;

LAISSE à E-PANGO la charge des dépens par elle exposés.

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