CJUE, gr. ch., 2 décembre 2025, n° C-34/24
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
Question préjudicielle
PARTIES
Demandeur :
Stichting Right to Consumer Justice, Stichting App Stores Claims
Défendeur :
Apple Distribution International Ltd (Sté), Apple Inc. (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lenaerts
Vice-président :
M. von Danwitz
Présidents de chambre :
M. Biltgen, M. Jarukaitis, Mme Arastey Sahún, Mme Ziemele, Mme Spineanu‑Matei (rapporteure), M. Condinanzi, M. Schalin
Juges :
M. Kumin, M. Jääskinen, M. Csehi, M. Smulders, M. Gervasoni
Avocat général :
M. Campos Sánchez-Bordona
Avocats :
Me van Bemmel, Me Jeloschek, Me Meijer, Me Timmerman, Me Katan, Me Kortmann, Me Wesseling
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre de litiges opposant deux fondations de droit néerlandais, établies à Amsterdam (Pays-Bas), respectivement, Stichting Right to Consumer Justice et Stichting App Stores Claims, à Apple Distribution International Ltd, société de droit irlandais, et à Apple Inc., société de droit américain (ci-après, ensemble, « Apple »), au sujet de la constatation de comportements anticoncurrentiels adoptés par les défenderesses au principal et de la condamnation de ces dernières à réparer le dommage prétendument causé par ces comportements.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
3 Les considérants 15 et 16 du règlement no 1215/2012 énoncent :
« (15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. S’agissant des personnes morales, le domicile doit être défini de façon autonome de manière à accroître la transparence des règles communes et à éviter les conflits de compétence.
(16) Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation. »
4 Le chapitre II de ce règlement, intitulé « Compétence », contient, notamment, une section 1, intitulée « Dispositions générales », et une section 2, intitulée « Compétences spéciales ». L’article 4, paragraphe 1, dudit règlement, qui figure sous cette section 1, dispose :
« Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »
5 Figure également sous ladite section 1 l’article 5, paragraphe 1, du même règlement, lequel prévoit :
« Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »
6 L’article 7 du règlement no 1215/2012, qui figure sous la section 2 du chapitre II de ce règlement, prévoit :
« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
1) a) en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande ;
[...]
2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ;
[...] »
Le droit néerlandais
7 La Wet tot wijziging van het Burgerlijk Wetboek en het Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering teneinde de afwikkeling van massaschade in een collectieve actie mogelijk te maken (Wet afwikkeling massaschade in collectieve actie) [loi modifiant le code civil et le code de procédure civile afin de permettre le règlement des dommages collectifs dans le cadre d’une action collective (loi sur le règlement des dommages collectifs dans le cadre d’actions collectives)], du 20 mars 2019 (Stb. 2019, n° 130), est entrée en vigueur le 1er janvier 2020 et a été modifiée à compter du 25 juin 2023 aux fins de la transposition, dans le droit néerlandais, de la directive (UE) 2020/1828 du Parlement européen et du Conseil, du 25 novembre 2020, relative aux actions représentatives visant à protéger les intérêts collectifs des consommateurs et abrogeant la directive 2009/22/CE (JO 2020, L 409, p. 1).
8 L’article 3:305a du Burgerlijk Wetboek (code civil), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après le « BW »), prévoit :
« 1. Une fondation ou une association jouissant de la pleine capacité juridique peut intenter une action tendant à la protection d’intérêts similaires d’autres personnes, pour autant qu’elle défende ces intérêts aux termes de ses statuts et que lesdits intérêts soient sauvegardés à suffisance.
[...]
3. Une personne morale visée au paragraphe 1 n’est recevable que si :
[...]
b. l’action en justice a un lien suffisamment étroit avec l’ordre juridique néerlandais. Le lien avec l’ordre juridique néerlandais sera suffisamment étroit lorsque :
1° la personne morale établit à suffisance que la majorité des personnes dont l’action en justice vise à protéger les intérêts ont leur résidence habituelle aux Pays-Bas ; ou
2° la personne contre laquelle l’action est dirigée est domiciliée aux Pays-Bas et que des circonstances supplémentaires attestent un lien suffisant avec l’ordre juridique néerlandais ; ou
3° l’événement ou les événements auxquels se rapporte l’action en justice a ou ont eu lieu aux Pays-Bas ;
[...] »
9 L’article 220, paragraphe 1, du Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering (code de procédure civile), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci-après le « Rv »), prévoit :
« Dans les affaires déjà pendantes devant un autre juge ordinaire de même rang, entre les mêmes parties et ayant le même objet, ou lorsque l’affaire est connexe à une affaire déjà pendante devant un autre juge ordinaire de même rang, le renvoi devant cet autre juge peut être demandé. Dans ces affaires, le juge peut également procéder d’office à un renvoi, après avoir entendu les parties. Un tel renvoi est également possible si l’une des affaires est en cours d’examen devant le juge cantonal et que l’autre ne l’est pas. »
10 Figurant sous le titre 14a du Rv, les articles 1018 b à 1018 f de celui-ci précisent les règles de procédure relatives à une action collective.
11 Aux termes de l’article 1018 c, paragraphe 5, du Rv :
« L’examen au fond de la demande collective n’a lieu que si et après que le juge a décidé :
a) que le demandeur satisfait aux conditions de recevabilité de l’article 305a, paragraphes 1 à 3, du livre 3 du [BW] ou les conditions de recevabilité qui doivent être satisfaites en vertu du paragraphe 6 du présent article ;
b) que le demandeur a établi à suffisance que la poursuite de cette action collective est plus efficace et effective qu’une action individuelle, parce que les questions de fait et de droit auxquelles il faut répondre sont suffisamment communes, que le nombre de personnes dont l’action vise à protéger les intérêts est suffisant et, si l’action tend à une indemnisation, qu’elles ont, seules ou conjointement, un intérêt financier suffisamment important ;
c) que l’action collective n’apparaît pas à première vue boiteuse au moment où le litige est porté devant le juge.
[...] »
12 L’article 1018 e du Rv dispose :
« 1. La juridiction désigne comme défenseur exclusif des intérêts le demandeur le plus apte parmi les demandeurs qui ont intenté une action collective en vertu de l’article 1018 c ou 1018 d [...]
2. En outre, la juridiction évalue la teneur précise de l’action collective, le groupe strictement défini de personnes pour lequel le défenseur exclusif des intérêts représente les intérêts dans cette action collective et si la nature de l’action collective liée à un lieu déterminé justifie que l’affaire soit examinée par une autre juridiction.
3. Le demandeur désigné comme défenseur exclusif des intérêts agit dans une telle procédure pour les intérêts de toutes les personnes appartenant au groupe strictement défini visé au paragraphe 2 et en tant que représentant des demandeurs qui n’ont pas été désignés comme défenseur exclusif. Les demandeurs qui n’ont pas été désignés comme défenseur exclusif demeurent parties à la procédure. Le défenseur exclusif accomplit les actes de procédure. Le juge peut déterminer que les demandeurs qui n’ont pas été désignés sont également habilités à accomplir des actes de procédure.
[...] »
Les litiges au principal et les questions préjudicielles
13 Apple Inc. est la société mère d’Apple Distribution International, cette dernière agissant en tant que représentant d’Apple Inc. et distributeur des produits Apple au sein de l’Union européenne.
14 Apple est le fabricant d’une gamme d’appareils portables, tels que l’iPhone, l’iPad et l’iPod Touch (ci-après les « appareils Apple »). Les appareils Apple fonctionnent sur la base du système d’exploitation iOS qui est préinstallé sur ces appareils et régulièrement mis à jour.
15 Les applications et les produits numériques intégrés dans ces applications pour lesdits appareils peuvent être achetés dans l’App Store, une plateforme de vente en ligne développée et gérée par Apple, qui, depuis l’année 2009, est systématiquement installée sur les appareils Apple. L’App Store propose des applications gratuites et payantes, pouvant varier d’un pays à l’autre et étant développées soit par Apple soit par des tiers (ces derniers étant ci-après dénommés les « développeurs »). Les paiements pour l’acquisition de ces applications sont effectués, en principe, à travers le système de paiement de l’App Store.
16 Afin de vendre leurs applications sur l’App Store, sur lequel elles sont exclusivement proposées, les développeurs doivent conclure une convention avec Apple Inc. Le prix de vente de ces applications est déterminé sur la base d’un barème établi par Apple et encaissé à travers le système de paiement de l’App Store. Apple retient, selon le cas de figure, 15 ou 30 % de ce prix, à titre de commission. Après déduction de cette commission, le solde est versé aux développeurs.
17 Les utilisateurs d’appareils Apple doivent créer un profil d’utilisateur pour accéder à l’App Store (ci‑après l’« Apple ID »). Lorsqu’un utilisateur est doté d’un Apple ID qui indique les Pays‑Bas comme pays ou région et accède à l’App Store, il est dirigé par défaut vers la « boutique en ligne » spécifiquement conçue pour les Pays‑Bas (ci-après l’« App Store NL »). Si un utilisateur a théoriquement la possibilité de modifier le pays associé à son profil, il doit accepter pour ce faire de souscrire à de nouvelles conditions et disposer d’un moyen de paiement valable dans ce pays.
18 Les requérantes au principal sont des fondations de droit néerlandais ayant pour objet, conformément à leurs statuts respectifs, notamment, la représentation en justice et la défense des intérêts des personnes qui ont été victimes d’un comportement frauduleux ou anticoncurrentiel, en particulier d’un comportement illicite d’une ou de plusieurs entités faisant partie du groupe Apple, ainsi que la réparation des dommages causés à ces victimes.
19 Ces requérantes ont saisi le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays-Bas), qui est la juridiction de renvoi, de deux actions représentatives visant à faire constater que les défenderesses au principal avaient agi illégalement à l’égard des utilisateurs d’applications fonctionnant sur la base du système d’exploitation iOS et à faire condamner ces dernières à réparer le dommage qu’elles auraient ainsi causé.
20 Au soutien de leurs demandes, les requérantes au principal font valoir qu’Apple détient une position dominante sur le marché de la distribution des applications pour les appareils Apple et sur le système de paiement de l’App Store. Elle abuserait de cette position en prélevant une commission excessive de 30 % du prix payé pour l’acquisition de ces applications, en violation de l’article 102 TFUE. En procédant à une fixation verticale des prix, Apple enfreindrait également l’article 101 TFUE. Du fait de ces comportements anticoncurrentiels, les utilisateurs desdites applications auraient subi un dommage.
21 Apple conteste la compétence de la juridiction de renvoi pour connaître des litiges au principal et fait valoir que cette juridiction ne saurait se déclarer compétente, sur le fondement de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, car le fait dommageable allégué ne s’est pas produit aux Pays-Bas et, en particulier, à Amsterdam, aucun événement significatif n’ayant eu lieu dans cet État ou dans cette ville. À titre subsidiaire, Apple soutient que ladite juridiction ne saurait être compétente que pour les demandes concernant les utilisateurs ayant effectué des achats à Amsterdam, dans l’App Store NL. Pour toutes les autres demandes, la juridiction de renvoi ne serait pas compétente internationalement ou territorialement sur la base de cette disposition.
22 Par un jugement interlocutoire du 16 août 2023, la juridiction de renvoi a constaté que les litiges au principal relevaient du champ d’application du règlement no 1215/2012 dans la mesure où l’action était dirigée contre Apple Distribution International dont le siège se trouve sur le territoire d’un autre État membre, à savoir l’Irlande. En revanche, cette juridiction a précisé que, en ce qui concerne Apple Inc., sa compétence serait déterminée conformément au droit national.
23 Dans ce contexte, elle a rappelé que, selon la jurisprudence de la Cour, l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 institue la compétence de la juridiction à la fois du lieu de l’événement causal qui est à l’origine du dommage allégué et du lieu de la matérialisation de ce dommage, de sorte que le demandeur a le choix d’attraire le défendeur devant l’une ou l’autre de ces juridictions.
24 S’agissant, en premier lieu, du lieu de l’événement causal qui est à l’origine du dommage allégué, la juridiction de renvoi a constaté que, en ce qui concerne le grief tiré d’une violation de l’article 101 TFUE, elle ne pouvait pas établir sa compétence pour connaître des litiges au principal, en l’absence d’identification d’un événement concret qui aurait eu lieu aux Pays-Bas, dans le cadre duquel soit l’entente alléguée aurait été définitivement conclue, soit un arrangement constituant à lui seul l’événement causal du dommage prétendument causé aurait été pris.
25 En revanche, en ce qui concerne le grief tiré d’une violation de l’article 102 TFUE, cette juridiction a considéré que, conformément à l’arrêt du 5 juillet 2018, flyLAL-Lithuanian Airlines (C‑27/17, EU:C:2018:533), l’événement causal était situé aux Pays-Bas, les actes accomplis par Apple pour mettre en œuvre l’exploitation abusive de sa position dominante ayant eu lieu sur le territoire de cet État membre. À cet égard, ladite juridiction a considéré, en substance, que l’App Store NL visait spécifiquement le marché néerlandais et qu’il utilisait la langue néerlandaise. La même juridiction a en outre relevé qu’Apple Distribution International agissait en tant que distributeur exclusif et commissionnaire des applications développées par les développeurs et proposait, à ce titre, ces applications dans l’App Store NL.
26 Par conséquent, la juridiction de renvoi a constaté qu’elle était internationalement compétente pour connaître des litiges au principal, dans la mesure où ceux-ci portaient sur la prétendue violation de l’article 102 TFUE.
27 S’agissant, en second lieu, du lieu de la matérialisation du dommage, la juridiction de renvoi a précisé que, dans les litiges au principal, le dommage initial et direct consistait en un prix prétendument trop élevé payé par les utilisateurs lors de l’achat des applications dans l’App Store NL.
28 À cet égard, cette juridiction a fait observer, tout d’abord, que la distinction entre les griefs tirés d’une violation de l’article 101 TFUE et ceux tirés d’une violation de l’article 102 TFUE était sans pertinence pour la détermination du lieu de survenance du dommage allégué.
29 Elle a rappelé, ensuite, en se fondant, notamment, sur l’arrêt du 5 juillet 2018, flyLAL-Lithuanian Airlines (C‑27/17, EU:C:2018:533), que, lorsque le marché affecté par les comportements anticoncurrentiels concernés se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel ce dommage est survenu, il était nécessaire de considérer que le lieu de la matérialisation dudit dommage se situait dans cet État membre.
30 Étant donné que la plupart des utilisateurs ayant effectué des achats dans l’App Store NL résidaient ou étaient établis aux Pays‑Bas et avaient payé ces achats par l’intermédiaire de comptes bancaires néerlandais, ladite juridiction a, enfin, conclu que le même dommage avait été subi aux Pays‑Bas.
31 Partant, la juridiction de renvoi a constaté qu’elle était internationalement compétente pour connaître des litiges au principal sur le fondement du lieu de la matérialisation du dommage.
32 Toutefois, cette juridiction précise que, si elle a pu ainsi établir sa compétence internationale pour connaître des litiges au principal, elle doit encore vérifier sa compétence territoriale, car, conformément à l’arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a. (C‑30/20, EU:C:2021:604), l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 attribue directement et immédiatement tant la compétence internationale que la compétence territoriale.
33 À cette fin, la juridiction de renvoi se demande, en premier lieu, où se trouve, aux Pays-Bas, le lieu du fait générateur ou de la matérialisation du dommage allégué. Elle constate qu’il ressort de l’arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a. (C‑30/20, EU:C:2021:604), que le lieu de l’achat d’un bien ou, en cas d’achats effectués dans plusieurs lieux, le lieu où se trouve le siège social de la partie lésée peut déterminer la juridiction compétente. En l’occurrence, s’agissant d’achats effectués à travers une plateforme en ligne d’applications pouvant être téléchargées dans le monde entier, un lieu d’achat serait difficile à identifier, ce qui amènerait à déterminer la juridiction territorialement compétente par rapport au siège de l’acheteur/utilisateur.
34 Cependant, un tel facteur de rattachement pourrait conduire, dans les litiges au principal, à répartir la compétence pour connaître des actions représentatives entre les juridictions des onze arrondissements du Royaume des Pays-Bas, chacune de ces juridictions n’étant compétente que pour les acheteurs/utilisateurs qui résident ou sont établis dans son ressort territorial. Une telle situation augmenterait le risque de décisions divergentes et nuirait tant à l’économie de la procédure qu’à la bonne administration de la justice.
35 En deuxième lieu, cette juridiction s’interroge sur le point de savoir si le fait qu’une action représentative est intentée par une personne morale qui défend des intérêts collectifs permet de rattacher la compétence pour connaître d’une telle action au siège de cette personne ou si d’autres facteurs de rattachement sont pertinents dans un tel cas de figure. À cet égard, elle se demande si la circonstance que les actions représentatives en cause au principal, qui ont été intentées, au titre de l’article 3:305a du BW, par une personne morale n’agissant pas en qualité de cessionnaire ou de mandataire, mais bénéficiant d’un droit propre d’agir pour un ensemble indéterminé de personnes, revêt une quelconque importance aux fins de la détermination de la compétence territoriale en application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012.
36 En troisième lieu, dans l’hypothèse où l’interprétation de cette dernière disposition conduirait à établir la compétence de plusieurs juridictions pour connaître des litiges au principal, ladite juridiction cherche à savoir si, eu égard au fait que le législateur néerlandais n’a pas confié la compétence pour connaître des actions représentatives à une seule juridiction spécialisée, il était possible d’appliquer une règle de droit national permettant de centraliser devant une seule juridiction l’examen de plusieurs actions ayant le même objet, introduites initialement devant des juridictions différentes.
37 C’est dans ces conditions que le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) a) Dans un cas de figure tel que celui qui se présente en l’espèce, où l’abus de position dominante allégué, au sens de l’article 102 TFUE, est mis en œuvre dans un État membre au moyen de ventes à travers une plateforme en ligne gérée par Apple qui s’adresse à l’ensemble de l’État membre, Apple [Distribution International] agissant en qualité de distributeur exclusif et de commissionnaire du développeur et retenant une commission sur le prix d’achat, que faut-il considérer comme étant le lieu du fait dommageable, au sens de l’article 7, point 2, du [règlement no 1215/2012] ? Le fait que la plateforme en ligne soit en principe accessible dans le monde entier a-t-il une incidence à cet égard ?
b) Le fait que [les litiges au principal portent] sur des actions intentées au titre de l’article 3:305a [du BW], par une personne morale ayant pour but de défendre, en vertu d’un droit propre, les intérêts collectifs de plusieurs utilisateurs qui sont établis dans différents ressorts [...] d’un État membre a‑t‑il une incidence à cet égard ?
c) Si, sur la base de la première question, sous a) [et/ou de la première question, sous b)], plusieurs juges territorialement compétents sur le plan interne, et non pas un seul, sont désignés dans l’État membre concerné, l’article 7, point 2, du [règlement no 1215/2012] s’oppose-t-il à l’application de règles [...] nationales permettant le renvoi à une seule juridiction à l’intérieur de cet État membre ?
2) a) Dans un cas de figure tel que celui qui se présente en l’espèce, où le dommage allégué est survenu à la suite d’achats [d’applications] réalisés à travers une plateforme en ligne gérée par Apple (l’App Store), Apple [Distribution International] agissant en qualité de distributeur exclusif et de commissionnaire du développeur et retenant une commission sur le prix d’achat (et ayant donné lieu à la fois à un prétendu abus de position dominante, au sens de l’article 102 TFUE, et à une infraction alléguée à l’interdiction des ententes, au sens de l’article 101 TFUE), et où le lieu où ces achats ont été effectués ne peut pas être déterminé, le seul siège de l’utilisateur peut-il servir de facteur de rattachement pour déterminer le lieu de survenance du dommage, au sens de l’article 7, point 2, du [règlement no 1215/2012] ? Ou existe-t-il, dans cette situation, d’autres facteurs de rattachement pour désigner un juge compétent ?
b) Le fait que, en l’espèce, les actions sont intentées au titre de l’article 3:305a [du BW], par une personne morale ayant pour but de défendre, en vertu d’un droit propre, les intérêts collectifs de plusieurs utilisateurs qui sont établis dans différents ressorts [...] d’un État membre, a‑t‑il une incidence à cet égard ?
c) Si, sur la base de la deuxième question, sous a) [et/ou de la deuxième question, sous b)], un juge territorialement compétent sur le plan interne est désigné dans l’État membre concerné, avec une compétence limitée aux actions intentées pour une partie des utilisateurs dans cet État membre, alors que d’autres juges sont territorialement compétents dans ce même État membre pour les actions intentées pour une autre partie des utilisateurs, l’article 7, point 2, du [règlement no 1215/2012] s’oppose-t-il à l’application de règles [...] nationales permettant le renvoi à une seule juridiction à l’intérieur de cet État membre ? »
Sur les questions préjudicielles
Sur la recevabilité
38 Stichting Right to Consumer Justice soutient que les questions préjudicielles posées sont susceptibles d’être déclarées irrecevables, étant donné que la juridiction de renvoi a déjà procédé à l’interprétation et à l’application de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012. Une réponse de la Cour à ces questions ne serait ainsi plus utile à cette juridiction afin de trancher les litiges dont elle est saisie.
39 À cet égard, il importe de rappeler que, dans le cadre de la procédure instituée à l’article 267 TFUE, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige au principal et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. Par conséquent, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer. Il s’ensuit que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est ainsi possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (arrêts du 13 juillet 2000, Idéal tourisme, C‑36/99, EU:C:2000:405, point 20, et du 24 juin 2025, GR REAL, C‑351/23, EU:C:2025:474, point 45 ainsi que jurisprudence citée).
40 En l’occurrence, après avoir constaté que les juridictions néerlandaises, y compris elle-même, pourraient se fonder sur leur compétence internationale pour connaître des litiges au principal, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur le point de savoir laquelle de ces juridictions est territorialement compétente au titre du lieu de l’événement causal à l’origine du dommage ou du lieu de la matérialisation du dommage, au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012.
41 À cet égard, tout en relevant qu’elle est compétente pour connaître des actions représentatives au principal pour autant que les utilisateurs concernés résident ou sont établis dans son ressort territorial, la juridiction de renvoi estime qu’il existe un doute raisonnable quant à la question de savoir si elle peut tirer de cet article 7, point 2, une compétence pour connaître de ces actions à l’égard des utilisateurs dont le domicile ou le siège se trouve aux Pays-Bas, mais en dehors de son ressort territorial.
42 Dès lors, il apparaît que les questions posées ne sont pas dénuées de pertinence pour la solution des litiges au principal. Par conséquent, ces questions sont recevables.
Sur le fond
Observations liminaires
43 Il y a lieu de rappeler que, dans la mesure où le règlement no 1215/2012 a abrogé et remplacé le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1), lequel avait lui-même remplacé la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de ces deux derniers instruments juridiques vaut également pour l’interprétation du règlement no 1215/2012 lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’« équivalentes » à celles de ce dernier règlement [arrêt du 16 mai 2024, Toplofikatsia Sofia (Notion de domicile du défendeur), C‑222/23, EU:C:2024:405, point 49 et jurisprudence citée]. Tel est, notamment, le cas de l’article 5, point 3, de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale et du règlement no 44/2001, d’une part, et de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, d’autre part (arrêt du 9 juillet 2020, Verein für Konsumenteninformation, C‑343/19, EU:C:2020:534, point 22 et jurisprudence citée).
44 Selon une jurisprudence constante, la règle de compétence spéciale prévue à l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, qui permet au demandeur, par dérogation à la règle générale de la compétence des juridictions du domicile du défendeur inscrite à l’article 4 de ce règlement, de porter son action en matière délictuelle ou quasi délictuelle devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, doit être interprétée de manière autonome et stricte (arrêts du 12 mai 2021, Vereniging van Effectenbezitters, C‑709/19, EU:C:2021:377, point 24, et du 22 février 2024, FCA Italy et FPT Industrial, C‑81/23, EU:C:2024:165, point 23 ainsi que jurisprudence citée).
45 Cette règle de compétence spéciale est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit, qui justifie une attribution de compétence à ces dernières pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès (arrêts du 16 juillet 2009, Zuid-Chemie, C‑189/08, EU:C:2009:475, point 24, et du 22 février 2024, FCA Italy et FPT Industrial, C‑81/23, EU:C:2024:165, point 24 ainsi que jurisprudence citée).
46 En effet, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, le juge du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire est normalement le plus apte à statuer, notamment pour des motifs de proximité du litige et de facilité d’administration des preuves (voir arrêts du 1er octobre 2002, Henkel, C‑167/00, EU:C:2002:555, point 46, et du 22 février 2024, FCA Italy et FPT Industrial, C‑81/23, EU:C:2024:165, point 25 ainsi que jurisprudence citée).
47 Il importe également de rappeler que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et celui de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou de l’autre de ces deux lieux (arrêts du 30 novembre 1976, Bier, 21/76, EU:C:1976:166, points 24 et 25, ainsi que du 6 octobre 2021, Sumal, C‑882/19, EU:C:2021:800, point 65 et jurisprudence citée). Ces deux lieux peuvent constituer un rattachement significatif du point de vue de la compétence judiciaire, chacun d’entre eux étant susceptible, selon les circonstances, de fournir une indication particulièrement utile en ce qui concerne la preuve et l’organisation du procès (arrêt du 25 octobre 2011, eDate Advertising e.a., C‑509/09 et C‑161/10, EU:C:2011:685, point 41 ainsi que jurisprudence citée).
48 Dans sa jurisprudence relative à la détermination du lieu où le fait dommageable s’est produit en cas de dommages patrimoniaux causés par une exploitation abusive d’une position dominante, au sens de l’article 102 TFUE, la Cour a jugé que l’événement causal qui est à l’origine du dommage réside dans la mise en œuvre de cette exploitation, c’est-à-dire dans les actes accomplis par l’entreprise dominante pour la mettre en pratique, notamment en proposant et en appliquant des prix prédateurs sur le marché concerné (voir, en ce sens, arrêt du 5 juillet 2018, flyLAL-Lithuanian Airlines, C‑27/17, EU:C:2018:533, point 52).
49 S’agissant du lieu de la matérialisation d’un tel dommage, la Cour a jugé que, lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel concerné se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est prétendument survenu, il y a lieu de considérer que ce lieu se trouve dans cet État membre. Elle a précisé que cette solution, fondée sur la concordance de ces deux éléments, répond aux objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence. En effet, d’une part, les juridictions de l’État membre dans lequel se situe le marché affecté sont les mieux placées pour examiner de tels recours indemnitaires et, d’autre part, un opérateur économique se livrant à des comportements anticoncurrentiels peut raisonnablement s’attendre à être attrait devant les juridictions du lieu où ses comportements ont faussé les règles d’une concurrence saine (voir, en ce sens, arrêt du 5 juillet 2018, flyLAL-Lithuanian Airlines, C‑27/17, EU:C:2018:533, point 40).
50 La Cour a également dit pour droit qu’il ressort des termes mêmes de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 que cette disposition attribue directement et immédiatement tant la compétence internationale que la compétence territoriale à la juridiction du lieu où est survenu le dommage (arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 33).
Sur la seconde question, sous a) et b)
51 Par sa seconde question, sous a) et b), qu’il y a lieu d’examiner en premier lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, comment il convient d’interpréter l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 afin d’identifier, au sein d’un marché d’un État membre prétendument affecté par la mise en œuvre de comportements anticoncurrentiels, consistant en la facturation par le gestionnaire d’une plateforme en ligne, destinée à l’ensemble des utilisateurs établis dans cet État, d’une commission excessive sur le prix des applications et des produits numériques intégrés dans ces applications, mis en vente sur cette plateforme, la juridiction territorialement compétente, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, pour connaître d’une action représentative intentée par une entité qualifiée pour défendre les intérêts collectifs d’une pluralité d’utilisateurs non identifiés, mais identifiables.
52 À titre liminaire, il convient de relever que, ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle et sous réserve de l’appréciation des faits qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi d’effectuer, le dommage allégué dans les litiges au principal consiste, en substance, en des surcoûts payés par les utilisateurs des appareils Apple lors de l’achat dans l’App Store NL d’une application, en raison de la répercussion sur le prix d’achat d’une commission excessive imposée par Apple aux développeurs.
53 La juridiction de renvoi a également établi, dans son jugement interlocutoire du 16 août 2023, que, au moins en ce qui concerne le grief tiré d’une violation de l’article 102 TFUE, le marché affecté par les comportements anticoncurrentiels invoqués par les requérantes au principal correspondait au marché néerlandais, considérant, en substance, que l’App Store NL avait été spécialement conçu pour ce marché, utilisait la langue néerlandaise pour proposer à la vente des applications aux utilisateurs disposant d’un Apple ID associé aux Pays-Bas et qu’Apple Distribution International agissait en tant que distributeur exclusif et commissionnaire de ces applications sur cette plateforme.
54 S’agissant, en premier lieu, de la nature du dommage allégué, il résulte de la jurisprudence de la Cour qu’il convient d’opérer une distinction entre, d’une part, le dommage initial, découlant directement de l’événement causal, dont le lieu de survenance pourrait justifier la compétence du juge de ce lieu en vertu de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, et, d’autre part, les conséquences préjudiciables ultérieures qui ne sont pas susceptibles de fonder une attribution de compétence sur le fondement de cette disposition (arrêt du 22 février 2024, FCA Italy et FPT Industrial, C‑81/23, EU:C:2024:165, point 28 ainsi que jurisprudence citée). S’il est admis que la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit », au sens de cette disposition, peut viser à la fois le lieu où le dommage est survenu et celui de l’événement causal, elle ne saurait toutefois être interprétée de façon extensive au point d’englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait ayant déjà causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu (arrêt du 19 septembre 1995, Marinari, C‑364/93, EU:C:1995:289, point 14).
55 À cet égard, ainsi que la juridiction de renvoi l’a constaté, un dommage constitué pour l’essentiel par des surcoûts résultant de l’imposition de commissions élevées aux développeurs qui sont répercutées sur les prix facturés aux utilisateurs finaux des applications fonctionnant sur la base du système d’exploitation iOS apparaît comme étant la conséquence immédiate des comportements anticoncurrentiels allégués par les requérantes au principal et représente un dommage direct, permettant de fonder, en principe, la compétence internationale et territoriale des juridictions de l’État membre sur le territoire duquel il s’est matérialisé.
56 En ce qui concerne, en second lieu, le lieu de la matérialisation de ce dommage, ainsi qu’il est rappelé au point 49 du présent arrêt, la Cour a jugé que, lorsque le marché affecté par le comportement anticoncurrentiel concerné se trouve dans l’État membre sur le territoire duquel le dommage allégué est survenu, il convient de considérer, aux fins de la détermination de la compétence internationale d’une juridiction, que le lieu de la matérialisation dudit dommage, au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, se trouve dans cet État membre.
57 En application de cette jurisprudence, la juridiction de renvoi a constaté que les juridictions néerlandaises avaient la compétence internationale pour connaître des litiges au principal.
58 Toutefois, eu égard à l’interprétation donnée par la Cour de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, rappelée au point 50 du présent arrêt, selon laquelle cette disposition attribue directement et immédiatement tant la compétence internationale que la compétence territoriale, la juridiction de renvoi se demande laquelle ou lesquelles de ces juridictions internationalement compétentes seraient territorialement compétentes pour connaître de ce litige.
59 À cet égard, il importe de rappeler que, s’agissant d’une action en réparation du dommage causé par des arrangements collusoires sur la fixation et l’augmentation des prix de biens matériels, la Cour a jugé que, au sein du marché affecté par ces arrangements, est internationalement et territorialement compétente pour connaître d’une telle action, au titre de la matérialisation du dommage allégué, soit la juridiction dans le ressort de laquelle la personne morale s’estimant lésée a acheté les biens affectés par lesdits arrangements, soit, en cas d’achats effectués par cette personne dans plusieurs lieux, la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve le siège social de celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 43).
60 En l’occurrence, il convient d’observer, premièrement, que ces critères de rattachement ne peuvent pas s’appliquer mutatis mutandis dans le cas, tel que celui en cause au principal, de l’acquisition de produits numériques sur une plateforme en ligne par un nombre indéfini de personnes physiques et/ou morales non identifiées au moment de l’introduction de l’action.
61 Les difficultés de mise en œuvre desdits critères de rattachement requièrent, dès lors, d’adapter ces derniers afin de préserver l’effet utile de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 et de contribuer à une bonne administration de la justice.
62 En l’occurrence, dans la mesure où l’App Store NL est spécialement conçu pour le marché néerlandais et utilise la langue néerlandaise pour proposer à la vente des applications aux utilisateurs disposant d’un Apple ID associé aux Pays-Bas, parmi lesquelles certaines sont des applications spécifiquement créées pour ce marché, il peut être considéré, aux fins de la détermination du lieu de la matérialisation du dommage, au titre de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, que l’espace virtuel que constitue l’App Store NL et dans le cadre duquel les achats ont été effectués correspond à l’ensemble du territoire dudit État. Le dommage subi lors des achats effectués dans cet espace virtuel est, dès lors, susceptible de se matérialiser sur ce territoire, et ce indépendamment du lieu où se trouvaient les utilisateurs concernés au moment de l’achat concerné.
63 Deuxièmement, il importe également de constater que, à la différence de l’entité ayant mené l’action groupée en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 21 mai 2015, CDC Hydrogen Peroxide (C‑352/13, EU:C:2015:335), les requérantes au principal ne font pas valoir une pluralité de créances indemnitaires qui leur auraient été cédées par les victimes identifiées d’un comportement anticoncurrentiel.
64 En effet, ainsi qu’il ressort de la demande de décision préjudicielle, en vertu du droit néerlandais, une fondation ou une association qui intente une action représentative agit en qualité de promoteur indépendant des intérêts de personnes qui, bien qu’elles ne soient pas désignées individuellement, ont des intérêts similaires. Ces requérantes exercent ainsi un droit qui leur est propre, à savoir celui de représenter et de défendre les intérêts collectifs d’un « groupe strictement défini » qui réunit des personnes non identifiées, mais identifiables, à savoir les utilisateurs, qu’ils soient consommateurs ou professionnels, ayant acheté des applications créées par les développeurs sur l’App Store NL auquel ils ont eu accès au moyen de leur Apple ID associé aux Pays-Bas et dont le domicile ou le siège est susceptible, pour la majorité de ces utilisateurs, de se trouver sur l’ensemble du territoire de cet État.
65 Ce groupe doit être déterminé de façon suffisamment précise pour permettre aux personnes intéressées de manifester leur position en ce qui concerne l’issue de la procédure concernée et, le cas échéant, recevoir une indemnisation. À cet égard, le gouvernement néerlandais a précisé lors de l’audience que l’issue d’une action représentative visant à la défense des intérêts collectifs de personnes non identifiées, mais identifiables, liait les personnes établies aux Pays-Bas qui relèvent de ce groupe et qui n’ont pas manifesté leur volonté de s’abstenir de participer à cette procédure.
66 Dans de telles circonstances, il ne saurait être exigé d’une juridiction, aux fins de la détermination de sa compétence territoriale pour connaître d’une telle action, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, qu’elle identifie pour chaque prétendue victime prise individuellement le lieu précis de la matérialisation du dommage potentiellement subi, ces victimes n’étant pas individualisées au moment où cette juridiction vérifie sa compétence, ni qu’elle procède à l’identification d’une ou de certaines desdites victimes.
67 Enfin, il importe de préciser que, contrairement à ce qu’Apple relève dans ses observations écrites, il ne saurait être considéré que l’impossibilité de déterminer, pour chaque personne prétendument victime d’un comportement anticoncurrentiel, le lieu de la matérialisation du dommage, au sens dudit article 7, point 2, implique que cette disposition ne s’applique pas. En effet, ainsi qu’il est précisé au point 62 du présent arrêt, en l’occurrence, ce lieu correspond à un espace géographique bien défini, à savoir l’ensemble du territoire dont relève le marché affecté par les comportements anticoncurrentiels concernés, de sorte qu’il ne s’agit pas d’une impossibilité de localiser ledit lieu, qui pourrait, le cas échéant, justifier l’application du critère général de compétence prévu à l’article 4, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012, à savoir celui du domicile du défendeur (voir, par analogie, arrêt du 19 février 2002, Besix, C‑256/00, EU:C:2002:99, points 49 et 50).
68 Il ressort de ce qui précède que, dans des situations telles que celles en cause au principal, toute juridiction matériellement compétente pour connaître d’une action représentative intentée par une entité qualifiée pour défendre les intérêts collectifs d’une pluralité d’utilisateurs non identifiés, mais identifiables, sera internationalement et territorialement compétente, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, pour connaître de l’intégralité de cette action.
69 Une telle conclusion est conforme aux objectifs poursuivis par le règlement no 1215/2012.
70 À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’identification du lieu de matérialisation du dommage afin de déterminer la juridiction compétente au sein des États membres pour connaître d’une action en réparation en raison de comportements anticoncurrentiels doit répondre aux objectifs de proximité et de prévisibilité des règles de compétence ainsi que d’une bonne administration de la justice rappelés aux considérants 15 et 16 de ce règlement (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 38 ainsi que jurisprudence citée).
71 En ce qui concerne l’objectif de proximité entre la juridiction saisie et l’objet du litige, il convient d’observer que les spécificités des actions représentatives au principal conduisent, en substance, la juridiction appelée à les connaître à examiner l’existence du dommage allégué par rapport au groupe strictement défini constitué des utilisateurs non identifiés, mais identifiables, ayant subi le même type de dommage, issu de comportements anticoncurrentiels mis en œuvre sur l’ensemble du territoire concerné. Par conséquent, chaque juridiction matériellement compétente pour examiner une telle action entretient avec l’objet de cette action le même rapport de proximité.
72 Cette conclusion satisfait également à l’exigence de prévisibilité, en ce qu’elle permet tant au demandeur qu’au défendeur d’identifier les juridictions compétentes. S’agissant, en l’occurrence, d’Apple Distribution International, dans la mesure où l’App Store NL cible spécifiquement le marché néerlandais, il est prévisible qu’une action représentative en responsabilité pour les achats réalisés sur cette plateforme soit portée devant toute juridiction néerlandaise matériellement compétente.
73 Ladite conclusion répond également aux exigences de bonne administration de la justice dans la mesure où elle permet à la fois une gestion procédurale efficace du litige, l’administration et la valorisation des preuves par une seule juridiction, à savoir la juridiction néerlandaise, matériellement compétente ayant été saisie par l’entité qualifiée pour défendre les intérêts collectifs d’une pluralité d’utilisateurs non identifiés, mais identifiables, ainsi que la prévention du risque de décisions divergentes.
74 À ce sujet, il doit être souligné que, compte tenu des spécificités des affaires relevant du droit de la concurrence et plus particulièrement de la circonstance que l’introduction des actions en dommages et intérêts pour une infraction à ce droit nécessite, en principe, une analyse factuelle et économique complexe, le regroupement de prétentions individuelles est susceptible de faciliter tant l’exercice du droit à réparation par les personnes lésées (voir, en ce sens, arrêt du 28 janvier 2025, ASG 2, C‑253/23, EU:C:2025:40, point 85) que la tâche incombant à la juridiction saisie. Dans le contexte de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012, la complexité technique des règles applicables aux actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence peut ainsi militer en faveur d’une concentration de compétences (arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 37 ainsi que jurisprudence citée), en particulier lorsque celles-ci se rapportent à des pratiques d’opérateurs exploitant de plateformes numériques.
75 Cette disposition ne s’oppose donc pas à l’application de règles nationales visant à assurer une telle concentration, notamment dans l’hypothèse où plusieurs juridictions nationales seraient saisies par des actions représentatives intentées par des entités qualifiées (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 35).
76 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la seconde question, sous a) et b), que l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que, au sein du marché d’un État membre prétendument affecté par la mise en œuvre de comportements anticoncurrentiels, consistant en la facturation par le gestionnaire d’une plateforme en ligne, destinée à l’ensemble des utilisateurs établis dans cet État, d’une commission excessive sur le prix des applications et des produits numériques intégrés dans ces applications, mis en vente sur cette plateforme, toute juridiction matériellement compétente dudit État pour connaître d’une action représentative intentée par une entité qualifiée pour défendre les intérêts collectifs d’une pluralité d’utilisateurs non identifiés, mais identifiables, ayant acheté des produits numériques sur ladite plateforme, est internationalement et territorialement compétente, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, pour connaître de cette action à l’égard de tous ces utilisateurs.
Sur la première question et sur la seconde question, sous c)
77 Sous réserve des vérifications factuelles qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi d’effectuer, il ressort ainsi de la réponse apportée à la seconde question, sous a) et b), que cette juridiction est compétente pour connaître des actions représentatives dont elle a été saisie en ce qui concerne tous les utilisateurs ayant acheté des applications sur l’App Store NL, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, au sens de l’article 7, point 2, du règlement no 1215/2012. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner si ladite juridiction pourrait également tirer sa compétence de l’événement causal à l’origine de ce dommage, au sens de cette disposition, ou si une règle nationale permettant de centraliser devant une seule juridiction plusieurs actions représentatives ayant le même objet, introduites initialement devant des juridictions différentes, porterait atteinte à l’effet utile de ladite disposition.
78 Par conséquent, il n’y a pas lieu de répondre à la première question et à la seconde question, sous c).
Sur les dépens
79 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :
L’article 7, point 2, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,
doit être interprété en ce sens que :
au sein du marché d’un État membre prétendument affecté par la mise en œuvre de comportements anticoncurrentiels, consistant en la facturation par le gestionnaire d’une plateforme en ligne, destinée à l’ensemble des utilisateurs établis dans cet État, d’une commission excessive sur le prix des applications et des produits numériques intégrés dans ces applications, mis en vente sur cette plateforme, toute juridiction matériellement compétente dudit État pour connaître d’une action représentative intentée par une entité qualifiée pour défendre les intérêts collectifs d’une pluralité d’utilisateurs non identifiés, mais identifiables, ayant acheté des produits numériques sur ladite plateforme, est internationalement et territorialement compétente, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, pour connaître de cette action à l’égard de tous ces utilisateurs.