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Décisions

CA Versailles, ch. com. 3-2, 25 novembre 2025, n° 24/06853

VERSAILLES

Arrêt

Autre

CA Versailles n° 24/06853

25 novembre 2025

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 4IA

Chambre commerciale 3-2

ARRET N°

CONTRADICTOIRE

DU 25 NOVEMBRE 2025

N° RG 24/06853 - N° Portalis DBV3-V-B7I-W2XI

AFFAIRE :

S.E.L.A.R.L. [12] représentée par Maître [F] [Y]

C/

[S] [W]

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 22 Octobre 2024 par le Tribunal judiciaire de VERSAILLES

N° RG : 24/00024

Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :

Me Marc LENOTRE

Me Isabelle TOUSSAINT

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE VINGT CINQ NOVEMBRE DEUX MILLE VINGT CINQ,

La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

APPELANT :

S.E.L.A.R.L. [12] représentée par Maître [F] [Y] Es qualité de liquidateur judiciaire de la Société [11], nommée à ces fonctions par jugement du Tribunal Judiciaire de VERSAILLES en date du 21 mars 2022

Ayant son siège

[Adresse 2]

[Localité 4]

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège social

Représentant : Me Marc LENOTRE de la SELARL CABINET FOURNIER LA TOURAILLE, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 459 - N° du dossier 15532

****************

INTIME :

Monsieur [S] [W]

né le [Date naissance 1] 1961 à [Localité 5] (33)

[Adresse 3]

[Localité 4]

Représentant : Me Isabelle TOUSSAINT, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 249 - N° du dossier GURFEIN

Plaidant : Me Tomas GURFEIN, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : C1959

****************

Composition de la cour :

L'affaire a été débattue à l'audience publique du 29 Septembre 2025, Monsieur Ronan GUERLOT, président ayant été entendu en son rapport, devant la cour composée de :

Monsieur Ronan GUERLOT, Président de chambre,

Monsieur Cyril ROTH, Président de chambre,

Madame Véronique PITE, Conseillère,

qui en ont délibéré,

Greffier, lors des débats : Madame Françoise DUCAMIN

EXPOSE DU LITIGE

La société civile " SCI [11] " (la société [11]) avait pour objet social l'ingénierie, la détention et la prise de participation dans toutes sociétés, la gestion pour son compte de participations et de portefeuilles, de titres mobiliers ainsi que l'octroi de prêts ou d'avance à des sociétés ayant avec elle des liens en capital. M. [W] en était le gérant.

Le 21 mars 2022, le tribunal judiciaire de Versailles l'a placée en liquidation judiciaire et désigné la société [12] en qualité de liquidateur.

Le 14 mars 2024, le liquidateur a assigné M. [W] en responsabilité pour insuffisance d'actif devant le tribunal judiciaire de Versailles.

Le 22 octobre 2024, par jugement contradictoire, ce tribunal a :

- rejeté la demande de condamnation au comblement par M. [W] du passif de la société [11] présentée par la société [12] ;

- laissé les dépens à la charge du Trésor public ;

- dit n'y avoir lieu à indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- écarté l'exécution provisoire de la présente décision.

Le 29 octobre 2024, le liquidateur a interjeté appel de ce jugement en tous ses chefs de disposition, sauf en ce qu'il a écarté son exécution provisoire.

Par dernières conclusions du 24 juin 2025, il demande à la cour de :

- infirmer le jugement dont appel en toutes ses dispositions ;

- débouter M. [W] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

En conséquence, statuant à nouveau,

- condamner M. [W] à lui payer une somme qu'elle laisse à l'appréciation de la cour aux fins de combler tout ou partie l'insuffisance d'actif dans la limite de la somme de 94 329 euros ;

- condamner M. [W] à lui payer la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner M. [W] aux entiers dépens d'appel.

Par dernières conclusions du 17 juin 2025, M. [W] demande à la cour de :

- confirmer le jugement du 22 octobre 2024 en toutes ses dispositions ;

- débouter la société [12], représentée par M. [Y], de l'ensemble de ses demandes ;

- condamner la société [12], représentée par M. [Y], à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- la condamner aux entiers dépens.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 26 juin 2025.

Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées.

MOTIFS

1- Sur l'insuffisance d'actif

Le liquidateur fait valoir que le passif de la société [11] est constitué d'une seule dette fiscale. Il expose qu'après un redressement fiscal, le tribunal administratif de Versailles a, par un jugement du 14 décembre 2021, condamné la société [11] à payer les sommes de 20 916 euros au titre de la TVA due pour les années de 2014 à 2016 et de 76 221 euros au titre de l'impôt sur les sociétés dû pour les années 2014 à 2016. Il en déduit que le passif définitif de la société s'élève à 96 329 euros ; que l'actif réalisé est de 2 200 euros de sorte que l'insuffisance d'actif s'établit en conséquence à 96 329 - 2 200 euros soit 94 339 euros.

Il ajoute que si M. [W] s'est acquitté de sa part de la dette fiscale, le remboursement par Mme [D], son ex-épouse et associée, de sa part de la dette fiscale n'est pas clairement établi par la pièce versée aux débats par l'intimé.

Il prétend que la circonstance que la dette fiscale a été payée en intégralité par les ex-associés en application de leur obligation subsidiaire à la dette n'a pas d'incidence sur l'insuffisance d'actif ; que celle-ci s'élève toujours à 94 539 euros dès lors que les associés sont subrogés dans les droits de l'administration fiscale. Il en déduit qu'ils ont vocation à recevoir du liquidateur dans le cadre des opérations de répartitions 50 % de cette somme.

L'intimé répond d'une part, que le liquidateur s'appuie sur ses propres documents pour démontrer l'insuffisance d'actif qu'il a établi à 96 529 euros montant de la dette fiscale arrêté par le tribunal - 2200 euros (actif réalisé).

Il conteste d'autre part, l'existence même de l'insuffisance d'actif en faisant observer qu'à ce jour il est établi que la dette fiscale a été entièrement réglé à l'administration. Il fait en outre valoir que chacun des associés devait supporter 50 % de la dette fiscale, soit 48 264,50 euros et que cette dette était également garantie par une somme séquestrée chez un notaire ; que dès lors, dès l'origine, " ce redressement était garanti et pouvait être honoré par les associés.

Il ajoute qu'il acquitté de sa part de la dette fiscale ; que Mme [D] a tardé pour régler sa propre part ce qui ne peut lui être reproché et qu'en tout état de cause, l'administration a attesté que la dette de la SCI était éteinte.

Il ajoute qu'en tout état de cause, il n'existe plus de dettes au titre de la TVA ou de l'impôt sur les sociétés.

Réponse de la cour

A titre liminaire, la cour retient que la demande du liquidateur tendant à voir condamner M. [W] à lui payer une somme " qu'elle laisse à son appréciation " aux fins de " combler " tout ou partie l'insuffisance d'actif dans la limite de la somme de 94 329 euros doit s'analyser, au regard des motifs de ses conclusions, comme une demande de condamnation de M. [W] à payer une telle somme au titre de l'insuffisance d'actif.

Selon l'article 1857, alinéa 1er, du code civil, à l'égard des tiers, les associés répondent indéfiniment des dettes sociales à proportion de leur part dans le capital social à la date de l'exigibilité ou au jour de la cessation des paiements.

Selon l'article 1858 de ce code, les créanciers ne peuvent poursuivre le paiement des dettes sociales contre un associé qu'après avoir préalablement et vainement poursuivi la personne morale.

Aux termes de l'article L. 651-2 du code de commerce, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion.

L'insuffisance d'actif s'entend de la différence entre le passif admis à la procédure collective et l'actif réalisé.

L'action en responsabilité pour insuffisance d'actif est recevable dès lors que celle-ci est certaine au jour où le juge statue (voir par exemple Com., 19 déc. 2006, n° 05-11.848 ; Com., 22 mai 2012, n° 11-15.358).

Selon l'état des créances établi par le liquidateur, le passif définitif de la liquidation s'établit à 96 529 euros, ce passif étant constitué exclusivement de deux dettes fiscales relatives à la TVA et à l'impôt sur les sociétés.

Se fondant sur l'attestation établie par l'administration fiscale le 16 avril 2025 et sur la lettre du 19 avril 2024 du PRS (Pôle de recouvrement spécialisé) des Yvelines, M. [W] fait valoir que l'unique dette de la société a été remboursée par les associés et qu'il n'existe donc pas d'insuffisance d'actif.

Selon la lettre précitée du 19 avril 2024, le PRS a indiqué à ce dernier, " en tant qu'associé de la SCI [13], vous étiez redevable auprès de notre service de 50 % des dettes contractées par cette société à hauteur de votre quote part, soit 50 % ; suite à un paiement en date du 24/01/2023 votre dette, concernant votre quote part des sommes dues par la société a été apurée ; à ce jour vous n'avez plus de dette au Pôle de recouvrement spécialisé des Yvelines en tant qu'associé de la SCI [13] " (pièce 6, intimé).

Selon l'attestation de régularité fiscale du 16 avril 2025 versée aux débats, la SCI [13] " est en règle au regard de ses obligations fiscales " au titre du dépôt des résultats de TVA, du paiement de la TVA et du paiement de l'impôt sur les sociétés.

Il en résulte de ces documents dont le second est dénué d'ambiguïté, contrairement à ce que le liquidateur affirme, que le passif fiscal de la SCI [13] a été intégralement apuré.

Le liquidateur soutient toutefois que l'apurement de la dette fiscale, qui constitue l'unique passif de la société, n'a pas pour autant fait disparaître l'insuffisance d'actif puisque, subrogés dans les droits de l'administration, les associés sont créanciers de la société et peuvent lui réclamer 50 % chacun de l'équivalent de la dette fiscale qu'ils ont payée en application de l'article 1858.

Selon l'article 1346 du code civil, la subrogation a lieu par le seul effet de la loi au profit de celui qui, y ayant un intérêt légitime, paie dès lors que son paiement libère envers le créancier celui sur qui doit peser la charge définitive de tout ou partie de la dette.

L'associé qui désintéresse un créancier social en application de l'article 1857 précité, paie la dette de la société et non une dette personnelle. Il n'a pas vocation à en supporter la charge définitive. Il bénéficie alors de plein droit de la subrogation pour agir contre la société (3e Civ., 6 mai 2015, pourvoi n° 14-15.222, publié)

Dès lors c'est à juste titre que le liquidateur soutient que le remboursement de la dette sociale par chaque associé n'a pas fait disparaître l'insuffisance d'actif.

Il est constant que le passif définitif s'élève à 96 529 euros et l'actif réalisé à 2 200 euros. La cour retiendra une insuffisance d'actif de 96 529 - 2 200 = 94 329 euros.

2 - Sur les fautes de gestion

- Sur le remboursement du compte courant d'associé du gérant

Le liquidateur expose que M. [W] a consenti à la société [11] en 2019 une avance en compte courant de 223 000 euros. Il prétend que, malgré un risque de redressement fiscal de l'ordre de 140 000 euros, il a fait le choix de se faire intégralement rembourser son compte courant et fait observer que, selon l'expert désigné par le juge-commissaire, sans ces remboursements, la société aurait pu désintéresser l'administration fiscale.

Répondant à l'intimé qui estime que la dette fiscale était garantie par les associés tenus indéfiniment et solidairement au passif social, il fait observer que l'obligation au passif des associés est seulement subsidiaire ; que les créanciers doivent d'abord poursuivre la société avant de poursuivre ses associés.

Il ajoute que la circonstance que M. [W] ait séquestré chez un notaire la moitié des sommes dues à l'administration fiscale et ensuite versé cette somme à celle-ci en avril 2024 est sans incidence sur sa faute de gestion ; que cette faute a eu un impact sur l'insuffisance d'actif de 45 314,50 euros et sur son ex-épouse, coassocié à 50 % ; cette dernière étant poursuivie par l'administration au titre son obligation subsidiaire.

M. [W] soutient que la dette fiscale était garantie tant par l'obligation aux dettes des associés prévue par le code civil que par une somme qu'il avait séquestrée chez un notaire à la suite d'une vente. Il en déduit que la société n'avait pas à bloquer des fonds en prévision d'un éventuel redressement fiscal.

Ajoutant que selon M. [U], expert auprès de la cour d'appel de Paris qu'il a mandaté, les mouvements enregistrés sur son compte courant présentaient un caractère habituel et ont participé au fonctionnement normal de la société, il soutient que les opérations réalisées sur son compte n'ont pas été faites pour soustraire la société au paiement de sa dette fiscale.

Contestant l'analyse du liquidateur, il déduit du caractère normal des mouvements de son compte que le remboursement litigieux n'a lésé ni sa coassociée, qui était tenue comme lui indéfiniment aux dettes sociales, ni les intérêts de la société.

Réponse de la cour

Il n'existe pas de définition légale de la faute de gestion prévue à l'article L. 651-2 précité.

Les associés ont droit au remboursement à tout moment par la société de leur compte courant en l'absence de terme (Com., 8 décembre 2009, n° 08-16.41) à la condition que ce remboursement ne constitue pas un paiement préférentiel au détriment des créanciers de l'entreprise.

Un tel remboursement constitue une faute de gestion si, ne pouvant ignorer que ce remboursement rend inéluctable la cessation des paiements de la société, il la prive de toute trésorerie, du fait de l'absence d'actif disponible permettant à la société d'exécuter une condamnation (Com., 24 mai 2018, n° 17-10.119).

La circonstance que les comptes bancaires de la société étaient créditeurs d'une somme supérieure au montant du remboursement au moment de ce remboursement n'exclut pas en soi qu'il constitue une faute de gestion lorsque l'associé concerné connaissait les difficultés économiques de la société (Com., 20 oct. 2021, n° 20-11.095).

Pour considérer que le remboursement du compte courant de M. [W] n'a pas porté atteinte au droit des créanciers, le tribunal a retenu que, lorsque ce dernier en a sollicité le remboursement, la dette fiscale notifiée en mai 2017 était contestée devant le tribunal administratif ; qu'elle était garantie par les associés en raison de leur obligation conjointe et indéfinie aux dettes sociales et par le séquestre constitué par l'intimé chez un notaire " dont il est justifié du solde à concurrence de la somme de 48 264,50 euros le 16 avril 2024 correspondant au centime près, au solde de la dette du PRS. "

Il est constant que l'administration fiscale a adressé le 17 mai 2017 à la société [11], une proposition de redressement de 140 498 euros, qui a été contestée devant le tribunal administratif ; que ce recours a suspendu la mise en recouvrement lancée par l'administration le 28 novembre 2019 ; que le 14 décembre 2021, le tribunal a réduit le montant du redressement à 101 952 euros et que ce montant est devenu définitif en l'absence d'appel, que l'administration fiscale a notifié le 22 avril 2022, le redressement à la société [11], qu'elle a émis un avis de mise en recouvrement le 18 octobre 2022 d'un montant de 48 264,50 euros à l'encontre de M. [W] au motif que les sommes mises à la charge de la société [11], débitrice principale, n'ont pas été acquittées et qu'aux termes de l'article 1857 du code civil, ce dernier est tenu conjointement au paiement de ces sommes à hauteur de 50 %, représentant sa quote-part (pièce 3, intimé).

Il ressort des comptes de la société [11] que le montant du redressement fiscal a été comptabilisé pour la première fois dans son passif (compte " dettes fiscales et sociales ") au bilan de l'exercice 2021.

Il n'est pas discuté que M. [W] a consenti en février 2019 à la société [11] une avance en compte courant de 223 000 euros et que cette avance a été intégralement remboursée par la société entre 2019 et 2021.

Sur ce dernier point, il résulte du comptes " associés - comptes courants " du passif des comptes 2019 à 2021 de la société [11] qu'un emprunt " associés - compte courant " a été progressivement remboursé durant cette période.

Ainsi, ce compte a enregistré une variation de - 9 832,69 euros entre les exercices 2018 et 2019, de 143 275 euros entre les exercices 2019 et 2020 et de 53 914,31 euros entre les exercices 2020 et2021, de sorte que le passif de l'exercice clos au 31 décembre 2021 ne fait état d'aucune dette au titre d'un compte courant d'associé.

Il est constant que la société [11] a été placée en liquidation judiciaire le 21 mars 2022, soit seulement trois mois après la décision du tribunal administratif arrêtant le montant définitif du redressement fiscal et que la date de cessation des paiements a été fixée au 14 décembre 2021, soit exactement à la date où le tribunal administratif a statué sur le montant du redressement fiscal.

Le compte de résultat de la société [11] montre qu'elle a commencé à enregistrer des pertes dès l'exercice 2020 (-11 756 euros), pour un résultat d'exploitation de 29 376,25 euros. Le compte de résultat de l'exercice 2021 confirme les difficultés rencontrées par la société [11] puisque le résultat d'exploitation est négatif à hauteur de 8 571 euros et que les pertes s'élèvent désormais à 132 774 euros, étant observé que la dette fiscale a été enregistrée au cours de l'exercice 2021.

Ces difficultés sont confirmées par M. [P], expert désigné par le juge-commissaire à la requête du liquidateur, pour analyser les comptes de la société.

Selon son rapport, la comptabilisation de la dette fiscale de 101 952 euros et l'arrêt de la facturation par la société [11] de ses prestations de services au cabinet d'expertise comptable [8] (filiale de la société [11]), dont elle tirait l'essentiel de ses revenus en 2019 et 2020, ont précipité la cessation des paiements de la société [11] et la décision de M. [W] de se faire rembourser son compte courant sans attendre l'issue du contrôle fiscal a fait courir à la société un risque de cessation des paiements, " ce qui s'est produit. "

La dette fiscale est à donc l'origine de la procédure de liquidation de la société [11] alors que celle-ci rencontrait auparavant des difficultés.

Il ressort de ces éléments que le compte courant d'associé de M. [W] a commencé à lui être remboursé après la notification de la proposition de redressement et au cours de l'instance devant le juge administratif et qu'il a été intégralement remboursé avant la fixation du montant définitif du redressement par ce juge, alors que M. [W] savait que la société était exposée dès 2017 à un risque de payer un redressement fiscal de l'ordre de 140 000 euros et que de surcroît, elle rencontrait des difficultés au moins dès 2020.

Ce remboursement a donc eu pour effet de priver en 2021 (date de la comptabilisation du montant de la dette fiscale définitive) la société de l'un de ses actifs, à un moment où elle ne facturait plus des prestations à l'une de ses filiales dont elle tirait l'essentiel de ses revenus.

Pour contester le fait que ce remboursement entre 2019 et 2021 puisse être qualifié de faute de gestion, M. [W] avance la circonstance que la dette fiscale était garantie par l'obligation conjointe et indéfinie des associés prévue par l'article 1857 précité.

Pour conforter cette thèse, il verse la note technique de M. [U], expert-comptable et commissaire aux comptes, expert près la cour d'appel de Paris, établie à sa demande.

Ce sachant estime que la dette fiscale de la société était garantie dès l'origine par les associés et consignée dans un compte séquestré auprès d'un notaire et "pouvait être honorée par les associés'.

Il en conclut que " la SCI [11] n'avait pas à bloquer la somme en prévision d'une notification de redressement éventuel, ce redressement étant par ailleurs contesté par la société et faisait l'objet d'un appel devant le tribunal administratif de Versailles. "

Il précise également que " les apports et les retraits étaient habituels et s'effectuaient tant avant qu'après le redressement " et en conclut que les mouvements réalisés sur le compte courant n'ont pas été faits dans le but de soustraire la société au paiement d'un redressement fiscal.

Il explique en outre que les fonds du compte courant n'étaient pas destinés à rester au sein de la SCI car, ayant pour objet le règlement des dépenses communes du couple [W] [D], dont les activités équestres de leur fille, l'intimé les a transférés après l'ordonnance de non-conciliation du 16 octobre 2020, vers la SASU [11] dont il était le seul actionnaire aux fins de financer les activités de leur fille.

Si en vertu de l'article 1857 précité, les associés garantissent les dettes sociales à hauteur de leurs participations, c'est à juste titre que le liquidateur prétend que la responsabilité des associés d'une société civile n'est que subsidiaire par rapport à celle de la société, débitrice principale.

Ce principe est au demeurant expressément affirmé par l'article 1858 précité.

Dès lors, en se faisant rembourser l'avance en compte courant qui couvrait le montant de la dette éventuelle, sans attendre l'issue de la procédure fiscale, l'intimé a privé la société d'un actif disponible et l'a placée en difficulté financière, ce qui a obligé l'administration à exercer des poursuites contre les associés, débiteurs subsidiaires.

De là il résulte que le gérant a commis une faute alors qu'il n'ignorait pas le risque fiscal dans un contexte financier fragile pour la société.

S'il justifie de fonds séquestrés à son nom chez un notaire à la suite d'une vente, la cour relève que selon le relevé de compte du notaire (pièce 1, intimé), ce séquestre concerne différentes dettes de l'intimé et ces fonds ne peuvent couvrir en tout état de cause que sa part des dettes sociales, soit 50 %, une fois épuisés les recours contre la société, débitrice principale.

C'est donc à tort que le tribunal a considéré qu'en se faisant rembourser son compte courant d'associé, M. [W] n'a pas porté atteinte aux droits des créanciers de la société.

Cette faute est directement en lien avec l'insuffisance d'actif.

- Sur la gestion contraire à l'intérêt social

Le liquidateur expose que selon l'expert, la participation de la société [11] dans le capital de la société d'expertise comptable [8] a été cédée le 30 novembre 2020 à un prix très inférieur à sa valeur réelle ; que cette cession lui a causé un manque à gagner de 148 000 euros ; que l'écart est de 1 à 7 entre la valeur de cession et l'évaluation de l'expert.

Réponse de la cour

Pour retenir que M. [W] n'a commis aucune faute de gestion lors de la cession des parts du cabinet [8] détenues par la société [11], le tribunal a retenu que l'expert n'a pas tenu compte de ce que le dirigeant de [8] (M. [W]) faisait l'objet d'une interdiction d'exercer de 5 ans et qu'en l'absence de solution rapide, ce cabinet était menacé de radiation ; que cette interdiction avait une incidence négative sur le prix de cet actif et qu'aucun élément n'atteste de l'existence d'autres repreneurs.

Il est constant que la SCI [11] a cédé en novembre 2020 les 165 parts (soit 33 % du capital), au prix unitaire de 180 euros (cf. p. 11 du rapport d'expertise), qu'elle détenait dans la société d'expertise compte [8], à la société [10] le 30 novembre 2020 et que celle-ci a acquis entre novembre 2020 et avril 2022 les trois cabinets d'expertise comptable de l'intimé.

Il ressort du rapport de l'expert (p. 5) qu'il s'est fondé pour apprécier le prix de cession des actions d'une part, sur le prix de vente des actifs de la société [8] (clientèle, participations dans les sociétés [9] et [7]) et d'autre part, sur la valeur liquidative de cette société.

De ces éléments, l'expert a considéré (p. 7) que la valeur comptable unitaire au 31 décembre 2020 de la société [8] était de 322 euros et que sa valeur réelle " par référence aux transactions ultérieures " s'élève à 1 209 euros, l'expert observant que cette valeur est très éloignée de celle établie le 21 décembre 2020 par le cabinet [14] (écart de - 919 euros soit un prix unitaire de 289 euros), communiquée par M. [W] alors que les deux expertises reposent sur la même méthode de l'actif net comptable.

Il observe que le cabinet [14] a tenu compte d'une décote " Covid ", non justifiée au regard du prix de vente des parts des sociétés d'expertise comptable [9], [7] et [8] dont la cession est intervenue trois mois après celle des parts de la société [11] à des conditions de valorisation classique.

Il conclut en substance (p. 11 et 12) :

" Les prix de 180 euros [prix de cession réalisé] et de 289 euros [valorisation Pimont] sont à écarter pour les raisons précédemment exposées.

Le prix de 322 euros de valeur comptable (') n'a pas de pertinence économique.

Nos calculs rétrospectifs montrent que le prix unitaire de vente de ces titres aurait dû être proche de 1200 euros (') Il apparaît que le prix pratiqué était très largement inférieur à la valeur de marché de ces titres (dans une proportion de 1 à 7) et ce au détriment de la société [11].

Les titres de la société [11] ont été cédés à une valeur inférieure à leur valeur de marché au prix unitaire de 180 euros. "

Constatant que l'acquéreur des titres litigieux avait ultérieurement acquis entre 2021 et 2022 tous les cabinets d'expertise comptable de M. [W], l'expert a estimé nécessaire d'apprécier la valeur réelle des titres cédés en novembre 2020 au regard de ces acquisitions ultérieures.

Il indique ainsi avoir reconstitué la valeur réelle des titres cédés " sur la base des prix de réalisation des principaux actifs de [8] (cabinets d'expertise comptable et clientèle) (') " en soulignant la pertinence de cette méthode au motif qu'" aucun évènement susceptible d'avoir eu d'incidence significative sur la valeur de [8] et de ses filiales n'est survenu entre le 30/11/2020 et la vente des cabinets. "

Cette méthode est contestée par M. [U], qui estime à l'inverse de l'expert que le prix unitaire de 180 euros n'a nullement lésé les associés de la SCI [11] et au contraire généré un actif.

Il souligne que si M. [H] n'avait pas acquis les titres de la société [8] (participation détenue par la société [11]) en novembre 2020, " les sociétés [d'expertise comptable] ne pouvaient plus exercer d'activité et auraient dû être liquidées ; les cessions d'actif ultérieures n'auraient ainsi pu être réalisées comme elles l'ont été, générant de la trésorerie pour la SCI [11] ".

M. [U] estime que l'expert mandaté par le liquidateur s'est placé à tort en 2022 pour valoriser les parts de [8] au lieu de l'apprécier lors de la cession en novembre 2020.

Il insiste surtout sur le fait que l'expert n'a pas pris en considération des particularités en novembre 2020 des cabinets [8], [9] et [7] tenant en particulier à l'interdiction temporaire d'exercer la profession d'expert-comptable de cinq ans à compter du 28 novembre 2018 prononcée contre M. [W], dirigeant de la société [8], qui a eu pour effet, selon M. [U], de compromettre la pérennité de ces différents cabinets d'expertise comptable.

Il en conclut qu'au vu de ces circonstances urgentes et de la nécessité de trouver rapidement un repreneur, " la valorisation des sociétés ne pouvait être que fortement réduite " et que " les opérations effectuées en 2022 ne peuvent être retenues pour fixer la valeur des sociétés au 30 novembre 2020, date de la cession d'une partie des titres du cabinet [8] " (p. 9).

Pour justifier encore de la justesse du prix unitaire réalisé de 180 euros, il indique dans son rapport que M. [W] a été " contraint " de céder les participations de la société [11] en raison de la radiation en cours des sociétés par l'ordre des experts-comptables ; qu'il n'était donc pas en mesure en 2020 " d'imposer quoi que ce soit " et qu'en l'absence de cession " les sociétés auraient été radiées dans la mesure où son épouse, elle-même expert-comptable, se refusait à reprendre la direction des sociétés.

Si, en réponse à la note technique de M. [U] sur la date d'appréciation des actifs de la société [8], l'expert mandaté par le liquidateur indique en substance que s'il faut évidemment se placer en novembre 2020 pour apprécier la valeur des parts [8] cédées, " il n'apparaît pas à la lecture des comptes de ces trois cabinets [[9], [7] et [8]] que leur situation financière (et donc leur valeur) se seraient significativement redressées en 2021, nous maintenons que les valeurs de marché de ces cabinets au 30/11/2020 n'avaient pas de raison d'être significativement inférieures à celles des ventes de 2022 ", la cour relève qu'il ne donne aucun élément sur l'incidence sur le prix de cession de l'interdiction temporaire prononcée en 2019 pour cinq ans contre le dirigeant de la société [8].

Au demeurant, le liquidateur fait part lui-même de ces doutes sur l'évaluation de l'expert : " s'il est en effet acquis que la valeur retenue par l'expert judiciaire peut donner lieu à discussion, il est également acquis que l'écart entre la valorisation de l'expert et celle retenue unilatéralement par M. [W] est de 1 à 7. "

Si le liquidateur souligne à juste titre que la différence entre le prix retenu par l'intimé et la valeur de l'expert n'est pas une différence marginale en ce qu'elle est de 700%, c'est à juste titre que M. [U] soutient dans sa note technique que les circonstances particulières tenant en particulier à l'interdiction d'exercice, à l'absence de reprise du cabinet par le second associé, également expert-comptable, et par le risque de radiation des trois cabinets devaient avoir une impact sur la valeur des parts de [8] et imposaient une vente rapide des titres litigieux.

Compte tenu des circonstances rappelées ci-dessus, il ne peut pas être reproché à M. [W] de s'être occupé seul de la cession pour en tirer la conséquence qu'il n'aurait rien fait pour qu'une somme supérieure lui soit proposée ou encore pour rechercher d'autres repreneurs que le cabinet [10].

Dès lors, il n'est pas établi qu'en vendant seulement à 180 euros la part de [8], M. [W] ait commis une faute de gestion, d'autant que les valeurs différentes retenues par les experts ([K], de l'ordre de 380 euros ; [U], 180 euros et de l'ordre de 1 200 euros pour l'expert mandaté par le liquidateur) ne sont pas justifiées.

Au regard de ces éléments, le jugement sera approuvé en ce qu'il a considéré qu'aucune faute de gestion ne pouvait être retenue au titre du prix de cession des titres de participation de la SCI [11] à l'encontre de M. [W].

3- Sur le lien de causalité entre les fautes et le préjudice

3-1- La contribution des fautes à l'insuffisance d'actif

Le liquidateur fait valoir que les deux fautes reprochées à M. [W] ont contribué à l'insuffisance d'actif ; que le manque à gagner dans la cession des parts sociales de la société [6] aurait permis de régler le passif ; qu'en outre, le remboursement de l'avance en compte courant a transformé la société [11] en coquille vide sans actif.

L'intimé conteste les fautes de gestion qui lui sont reprochées et l'existence de l'insuffisance d'actif pour les raisons évoquées au paragraphe 1.

Réponse de la cour

Le lien de causalité entre la faute et le préjudice est caractérisé lorsque ladite faute a privé la société de liquidités qui auraient pu être affectées au règlement des dettes échues (Com., 9 septembre 2020, n°18-12.444).

La gestion non conforme à l'intérêt social n'a pas été retenue. Toutefois, il a été considéré que le remboursement du compte courant alors que la société était exposée à un redressement fiscal était une faute de gestion.

Le montant du compte courant aurait pu permettre le paiement du passif fiscal. Dès lors cette faute a nécessairement directement contribué à l'insuffisance d'actif à hauteur du montant du redressement fiscal.

3-2- Le montant de la contribution du dirigeant

Selon l'article L.651-2 du code de commerce, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d' actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion.

Le montant de la contribution du dirigeant à l'insuffisance d'actif de la société doit s'apprécier en fonction du nombre et de la gravité des fautes de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, non en considération le patrimoine et les revenus du dirigeant fautif (Com., 1 octobre 2025, n° 23-12.234).

M. [W] était dirigeant et associé à parts égales avec son ex-épouse de la SCI [11] qui détenait des participations dans plusieurs société d'expertise comptable.

Il n'est pas discuté qu'il a été interdit par l'ordre des experts-comptables à exercer pendant cinq ans à compter de novembre 2019 la profession d'expert-comptable.

La présente cour n'a retenu qu'une seule des deux fautes qui lui ont été reprochées par le liquidateur.

Le remboursement fautif de son compte courant d'associé a contribué à constituer l'insuffisance d'actif.

Toutefois, il est constant que le passif de la société [11] a été intégralement apuré par M. [W] et Mme [D].

Au regard de ces éléments, par voie d'infirmation, M. [W] sera condamné à payer la somme de 50 000 euros au liquidateur, ès qualités.

4- Sur les demandes accessoires

L'équité et la solution du litige commandent de condamner M. [W] à payer au liquidateur, ès qualités, la somme de 2 500 euros au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant contradictoirement,

Infirme le jugement en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau,

Condamne M. [W] à payer à la SELARL [12], ès qualités, la somme de 50 0000 euros au titre de sa responsabilité pour insuffisance d'actif ;

Condamne M. [W] aux dépens de première instance et d'appel ;

Condamne M. [W] à payer à la SELARL [12], ès qualités, la somme de 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Monsieur Ronan GUERLOT, Président, et par Madame Françoise DUCAMIN, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT

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