CA Paris, Pôle 5 - ch. 16, 23 septembre 2025, n° 25/00231
PARIS
Arrêt
Confirmation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
BARLOW, JOLLEC
Conseiller :
GHORAYEB
I/ FAITS ET PROCEDURE
1. La cour est saisie de l'appel d'une ordonnance du délégataire du président du tribunal judiciaire de Paris du 7 mars 2024, qui a conféré l'exequatur et donné force exécutoire sur le territoire français à une sentence arbitrale internationale rendue le 30 mai 2023 sous l'égide du règlement du Centre d'arbitrage international de [Localité 2], dans un litige opposant la société de droit du royaume de Bahreïn El Sewedy Electric Power System Projects WLL (ci-après, « El Sewedy ») à la société Eova.
2. Par conclusions d'incident, Eova a saisi le conseiller de la mise en état d'une demande de sursis à statuer dans l'attente, d'une part, d'une décision définitive sur l'action en inscription de faux de l'ordonnance d'exequatur du 7 mars 2024 qu'elle a engagée devant le tribunal judiciaire de Paris par assignation en date du 10 juillet 2024 et, d'autre part, de la clôture de l'action publique consécutive à la plainte avec constitution de partie civile qu'elle a déposée à l'encontre de la société El Sewedy le 3 juin 2024. Elle sollicitait en outre l'arrêt de l'exécution provisoire de la sentence arbitrale.
3. Par ordonnance du 13 mars 2025, le conseiller de la mise en état a :
- débouté la S.A.S.U Eova de sa demande de sursis à statuer dans l'attente de l'issue de la plainte pénale qu'elle a déposée le 3 juin 2024 et d'une décision définitive à intervenir sur la demande principale en faux de l'ordonnance d'exequatur du 7 mars 2024 qu'elle a formée devant le tribunal judicaire de Paris par acte du 10 juillet 2024 (RG n°24/10553, Portalis n°352J-W-B7I-C5FSC) ;
- débouté la S.A.S.U Eova de sa demande d'arrêt de l'exécution de la sentence arbitrale du 30 mai 2023 à laquelle l'exequatur a été accordée par le délégataire du président du tribunal judiciaire de Paris le 7 mars 2024 ;
- condamné la S.A.S.U Eova aux dépens de l'incident, dont distraction au profit de Maître Audrey Schwab en application de l'article 699 du code de procédure civile ;
- condamné la S.A.S.U Eova à payer la somme de trois mille euros (3 000,00 euros) à la société El Sewedy Electric Power System Projects Wll en application de l'article 700 du code de procédure civile et rejeté le surplus de la demande.
4. Eova a déféré cette ordonnance à la cour par requête du 26 mars 2025.
5. L'affaire a été appelée à l'audience du 8 juillet 2025 au cours de laquelle les conseils des parties ont été entendus en leurs plaidoiries.
II/ CONCLUSIONS ET DEMANDES DES PARTIES
6. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 26 juin 2025, la société Eova demande à la cour de bien vouloir :
- Dire et juger la société Eova recevable et bien fondée en son déféré ;
En conséquence,
- Infirmer l'ordonnance d'incident rendue par le conseiller de la mise en état de la cour d'appel de Paris le 13 mars 2025 en ce qu'elle a :
o Débouté la société Eova de sa demande de sursis à statuer dans l'attente de l'issue de la plainte pénale qu'elle a déposé le 3 juin 2024 et d'une décision définitive à intervenir sur la demande principale en faux de l'ordonnance d'exequatur du 7 mars 2024 qu'elle a formée devant le tribunal judiciaire de Paris par acte du 10 juillet 2024 (RG n°24/10553, Portalis n°352J-W-B7I-C5FSC) ;
o Condamné la société Eova aux dépens de l'incident, dont distraction au profit de Maître Audrey Schwab en application de l'article 699 du code de procédure civile ;
o Condamné la société Eova à payer la somme de trois mille euros (3 000 €) à la société El Sewedy Electric Power System Projects Wll (Bahrain) en application de l'article 700 du code de procédure civile et rejeté le surplus de la demande.
Et, statuant à nouveau,
- Surseoir à statuer dans l'attente de (i) d'une décision définitive sur l'action en inscription de faux intentée par la société Eova à l'encontre de la société El Sewedy Electric Power System Projects Wll (Bahrain) et actuellement pendante devant le président du tribunal judiciaire de Paris saisi par voie d'assignation signifiée le 10 juillet 2024 et de (ii) la clôture de l'action publique actuellement en cours suite à la plainte déposée par la société Eova à l'encontre de la société El Sewedy devant le procureur de la République près la cour d'appel de Paris le 03 juin 2024 ;
- Condamner la société El Sewedy Electric Power System Projects Wll (Bahrain) à payer à la société Eova la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de l'instance.
7. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 13 juin 2025, la Société El Sewedy Electric Power System Projects Wll (Bahrain) demande à la cour de bien vouloir :
- Confirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance rendue par le Conseiller de la mise en état de la cour d'appel de Paris du 13 mars 2025 ;
- Débouter la société Eova de toutes ses demandes, fins et prétentions ;
- Condamner la société Eova au paiement de la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société Eova aux entiers dépens dont le recouvrement sera poursuivi par la SELARL 2H Avocats, en la personne de Maître Audrey Schwab, en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
8. La cour renvoie à ces conclusions pour le complet exposé des moyens des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
III/ EXAMEN DES DEMANDES
III.A Positions des parties
9. La société Eova fait grief à l'ordonnance déférée d'avoir rejeté sa demande de sursis à statuer, alors que :
- le sursis à statuer est nécessaire afin de déterminer la solution du litige dès lors que la cour est appelée à se prononcer sur la régularité de la sentence ayant fait l'objet de l'exequatur et qu'il existe des interrogations légitimes sur la véracité des courriers de notification de la saisine du centre d'arbitrage comme sur la véracité des bons de commande sur lesquels celui-ci s'est appuyé pour rendre sa sentence ;
- contrairement à ce qu'a jugé le conseiller de la mise en état, un sursis à statuer ne priverait pas la cour de l'exercice de son pouvoir de statuer sur la recevabilité ou le bienfondé de l'appel, le tribunal judiciaire saisi d'une procédure d'inscription de faux n'étant pas appelé à se prononcer sur les motifs énoncés à l'article 1520 du code de procédure civile, les moyens développés par l'appelante devant la cour portant sur l'incompétence du centre d'arbitrage en raison de l'absence de conclusion d'un contrat contenant la clause d'arbitrage et sur le non-respect du principe de la contradiction ;
- le moyen développé par la société El Sewedy selon lequel l'action en inscription de faux engagé par Eova sera irrecevable est inopérant, la cour n'ayant pas à se prononcer sur ce point ;
- contrairement à ce qu'a retenu le conseiller de la mise en état, la procédure pénale engagée devant le doyen des juges d'instruction ne présente pas un caractère hypothétique, les délais de traitement de cette procédure par la juridiction parisienne ne pouvant être retenus contre l'appelante ;
- le non-versement de la consignation résulte d'une contestation sur le montant demandé par le juge d'instruction à qui il appartient de répondre aux arguments de la société Eova.
10. La société El Sewedy conclut à la confirmation de l'ordonnance déférée en faisant valoir que :
- c'est par une juste application des textes que le conseiller de la mise en état a considéré que la procédure pénale invoquée par l'appelante présentait un caractère hypothétique, en l'absence de versement de la consignation ;
- le courrier du doyen des juges d'instruction versé aux débats ne fait état d'aucune confirmation de la mise en mouvement de la procédure pénale ;
- les derniers échanges avec lui remontent au 2 octobre 2024 ;
- Eova ne rapporte pas la preuve que cette procédure est toujours en cours ;
- la procédure d'inscription de faux invoquée est manifestement irrecevable, infondée et dilatoire ;
- contrairement à ce qu'elle affirme, les demandes formulées par Eova dans le cadre des deux procédures se fondent sur les mêmes moyens de fait et relèvent de la compétence exclusive de la cour, en tant que juge d'appel de l'ordonnance d'exequatur ;
- or, comme la rappelle la jurisprudence, la voie de l'inscription de faux ne peut être détournée aux fins de procéder à une critique du contenu d'un jugement ou de la décision des juges.
III.B Appréciation
11. Selon les articles 378 et 379 du code de procédure civile, la décision de sursis suspend le cours de l'instance pour le temps ou jusqu'à la survenance de l'événement qu'elle détermine. Elle ne dessaisit pas le juge, la procédure se poursuivant à l'expiration du sursis, à l'initiative des parties ou à la diligence du juge, sauf la faculté d'ordonner, s'il y a lieu, un nouveau sursis.
12. Hors le cas où cette mesure est prévue par la loi, le juge apprécie de manière discrétionnaire l'opportunité du sursis à statuer, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice.
13. En application de l'article 4 du code de procédure pénale, la mise en mouvement de l'action publique n'impose pas la suspension du jugement des actions exercées devant la juridiction civile, de quelque nature qu'elles soient, dès lors qu'elles ne portent pas sur la réparation du dommage causé par une infraction, et ce, même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d'exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil.
14. En l'espèce, la société Eova invoque, au soutien de sa demande de sursis à statuer, l'existence de procédures concurrentes conduites devant le tribunal judiciaire de Paris, qu'elle regarde comme déterminantes de la solution à intervenir dans la présente instance.
15. Il résulte à cet égard des débats et des pièces versées au dossier que cette société a adressé au doyen des juges d'instruction du tribunal judicaire de Paris une plainte avec constitution de partie civile datée du 3 juin 2024, pour faux et usage de faux et escroquerie au jugement.
16. Cette plainte, qui met en cause l'authenticité d'actes de notification se rapportant à la procédure arbitrale à l'origine de la sentence dont l'exequatur constitue l'objet du présent appel, ainsi que celle de bons de commande produits devant les arbitres, n'est pas de nature à justifier le prononcé du sursis à statuer dans la présente affaire dès lors que :
- elle n'a pas mis en mouvement l'action publique, faute de versement par la société Eova de la consignation requise ;
- à supposer même que l'action publique soit engagée, elle ne saurait justifier la suspension de la présente instance, qui n'a pas pour objet la réparation d'une infraction, l'authenticité des actes allégués de faux par l'appelante pouvant être appréciée par la cour au vu des éléments de preuve produits par les parties, en ordonnant au besoin toute mesure d'instruction utile.
17. Il n'est dès lors pas de l'intérêt d'une bonne administration de la justice de surseoir à statuer dans l'attente d'une procédure pénale dont le déclenchement demeure hypothétique et qui ne peut, en toute hypothèse, être considérée comme déterminante de la solution du litige dans la présente instance.
18. Par assignation signifiée le 10 juillet 2024, la société Eova a par ailleurs engagé une procédure en inscription de faux devant le tribunal judicaire de Paris contre l'ordonnance d'exequatur objet du présent appel.
19. L'examen de cette assignation et des conclusions notifiées par Eova dans le cadre de cette procédure fait apparaître que, sous couvert d'une action en inscription de faux dirigée contre l'ordonnance d'exequatur, cette société met en cause la régularité d'actes de la procédure arbitrale et l'authenticité de pièces produites par la société El Sewedy devant les arbitres.
20. Ces contestations, analogues à celles invoquées dans la plainte avec constitution de partie civile précitée, reprennent à l'identique des arguments développés par l'appelante dans la présente instance au soutien de ses moyens d'infirmation de l'ordonnance d'exequatur querellée, moyens et arguments sur lesquels il appartient à la cour - qui dispose d'une compétence propre en matière de vérification d'écriture - de se prononcer.
21. La bonne administration de la justice ne saurait donc, là encore, justifier le sursis à statuer, la superposition des actions engagées par la société Eova étant manifestement contraire à l'impératif de célérité de la justice, de cohérence et de proportionnalité procédurale.
22. La cour relève enfin que la société Eova ne remet pas en cause le rejet de sa demande d'arrêt de l'exécution provisoire par le conseiller de la mise en état, aucun élément versé aux débats n'étant de nature à invalider le bienfondé de cette décision.
23. Il y a lieu, en considération de l'ensemble de ces éléments, de confirmer l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions.
24. La société Eova succombant en ses prétentions, elle sera condamnée aux dépens de l'incident.
25. Elle sera en outre condamnée à payer à la société Sewedy la somme de 10 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, la demande qu'elle forme de ce chef étant rejetée.
IV/ DISPOSITIF
Par ces motifs, la cour :
1) Confirme l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions ;
2) Déboute la société Eova de l'intégralité de ses demandes ;
3) La condamne aux dépens de l'incident, qui pourront être recouvrés directement par la SELARL 2H Avocats, en la personne de Maître Audrey Schwab, pour ceux dont elle aurait fait l'avance sans en avoir reçu provision, conformément à l'article 699 du code de procédure civile ;
4) Condamne la société Eova à payer à la société El Sewedy Electric Power System Projects Wll la somme de dix mille (10 000,00) euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.