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Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 16, 30 septembre 2025, n° 23/11499

PARIS

Arrêt

Autre

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

BARLOW

Conseillers :

LE VAILLANT, GHORAYEB

CA Paris n° 23/11499

29 septembre 2025

I/ FAITS ET PROCEDURE

1. La cour est saisie d'un recours en annulation contre une sentence arbitrale rendue à [Localité 5], le 20 mars 2023, sous l'égide du règlement d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale, dans une affaire (CCI 24538/JPA/AJP) opposant les sociétés de droit italien Astaris, [W] et Webuild à la République Bolivarienne du Venezuela et à l'Instituto de Ferrocariles del Estado (ci-après, « IFE »).

2. Le différend à l'origine de cette sentence porte sur l'exécution de six contrats relatifs au développement de trois portions du réseau ferroviaire vénézuélien.

3. Le 14 février 2001, les gouvernements de la République italienne et de la République bolivarienne du Venezuela ont signé un « accord-cadre de coopération économique, industrielle, d'infrastructure et de développement » (ci-après, « l'Accord-cadre » ou « le Traité »). Entré en vigueur le 21 juillet 2004, ce traité vise à « encourager la collaboration économique, d'infrastructure, industrielle et de développement entre les deux Pays à travers l'intensification bilatérale et multilatérale de la coopération dans les hautes technologies orientées vers les secteurs industriels, d'infrastructure et de services, la valorisation des ressources naturelles et le flux d'investissement dans les territoires respectifs ». Les parties s'y engagent notamment « à promouvoir et à développer, entre autres domaines d'intérêt commun, le Plan Ferroviaire National et la formation du personnel sur les systèmes ferroviaires ». Il comporte des dispositions relatives à la résolution des litiges prévoyant le recours à l'arbitrage devant la Chambre de commerce internationale en cas de désaccord entre entreprises italiennes et vénézuéliennes en lien avec son exécution.

4. En vue d'assurer le développement de trois portions du réseau ferroviaire vénézuélien, l'IFE (anciennement l'Instituto Autonomo de Ferrocarriles del Estado « IAFE ») a confié des travaux de conception et de réalisation aux sociétés de droit italien Astaris, [W] et Webuild par le biais de six contrats et avenants signés entre le 21 décembre 2001 et le 26 juin 2014 (ci-après, « les Contrats »). Ces Contrats contiennent une clause attributive de juridiction en faveur des tribunaux vénézuéliens. Trois d'entre eux comportent des clauses d'arbitrage ad hoc en cas de « différences d'opinion » entre les parties « sur des aspects exclusivement techniques ».

5. Soutenant que l'IFE et le Venezuela auraient entravé l'exécution des Contrats, Astaris, [W] et WeBuild ont, le 13 juin 2019, initié une procédure d'arbitrage devant de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale sur le fondement de l'article XV de l'Accord-cadre.

6. Par la sentence querellée du 20 mars 2023, le tribunal arbitral a statué en ces termes (traduction libre de l'espagnol) :

« A la lumière du raisonnement ci-dessus, la majorité du Tribunal DECIDE :

a) Déclarer qu'il n'est pas compétent pour connaître des demandes des requérants contre les défendeurs ;

b) déclarer, en conséquence, qu'il n'est pas compétent pour statuer sur les demandes des Parties relatives à la qualité pour agir de celles-ci ;

c) révoquer toutes les mesures conservatoires accordées dans le cadre de l'arbitrage ;

d) condamner les demandeurs à supporter les frais de l'arbitrage fixés par la Cour ;

e) condamner les demandeurs à payer au défendeur 1 les montants de USD 1.402.497,07 et 512,40 EUR ;

f) condamner les requérants à payer au défendeur 2 les montants de 182.722,99 USD et 21,18 EUR ; et

g) Rejeter toutes les autres demandes des parties. »

7. Astaris, [W] et Webuild ont formé, devant la cour de céans, un recours en annulation contre cette sentence, le 27 juin 2023.

8. L'affaire a été appelée à l'audience du 3 juin 2025 au cours de laquelle les conseils des parties ont été entendus en leurs plaidoiries.

II/ CONCLUSIONS ET DEMANDES DES PARTIES

9. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 31 mars 2025, Astaris, [W] et Webuild demandent à la cour, au visa des articles 1504 et suivants, 1520. 1°, 699 et 700 du code de procédure civile, de bien vouloir :

- Juger recevables les griefs invoqués par les sociétés ASTARIS, [W] et WEBUILD ;

- Juger que le Tribunal Arbitral s'est déclaré à tort incompétent ;

- Annuler la sentence arbitrale rendue à PARIS le 20 mars 2023, sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la CCI (affaire n° 24538/JPA/AJP), par le Tribunal arbitral composé de Monsieur [U] [B] [Y] (Président), Monsieur [F] [S] (co-arbitre), Madame [C] [R] (co-arbitre) ;

- Débouter la REPUBLIQUE BOLIVARIENNE DU VENEZUELA et l'INSTITUTO DE FERROCARRILES DEL ESTADO de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;

- Condamner la REPUBLIQUE BOLIVARIENNE DU VENEZUELA et l'INSTITUTO DE FERROCARRILES DEL ESTADO à verser aux sociétés ASTARIS, [W] et WEBUILD la somme de 250.000 euros à titre solidaire sur la base de l'article 700 du Code de procédure civile ; et

- Condamner la REPUBLIQUE BOLIVARIENNE DU VENEZUELA et l'INSTITUTO DE FERROCARRILES DEL ESTADO aux entiers dépens en vertu de l'article 699 du Code de procédure civile dont distraction au profit de la SELARL LX [Localité 5]-VERSAILLES-REIMS.

10. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 18 mars 2025, la République Bolivarienne du Venezuela et l'IFE demandent à la cour, au visa des articles 1466, 1504 et suivants, 1520.1°, 699 et 700 du code de procédure civile et de l'article 31 de la convention de [Localité 10] sur le droit des traités du 23 mai 1969, de bien vouloir :

- DÉCLARER irrecevable le grief tiré de l'incompétence du Tribunal arbitral soulevé par la société ASTARIS S.p.A., la société [W] S.p.A. et la société WEBUILD S.p.A au soutien de leur recours en annulation contre la Sentence finale rendue le 20 mars 2023 dans l'affaire CCI 24538/JPA/AJP et, à défaut, infondé ;

En conséquence, en tout état de cause :

- DÉBOUTER la société ASTARIS S.p.A., la société [W] S.p.A. et la société WEBUILD S.p.A de leur recours en annulation contre la Sentence finale rendue le 20 mars 2023 dans l'affaire CCI 24538/JPA/AJP et de l'ensemble de leurs autres prétentions ;

- REJETER le recours en annulation la société ASTARIS S.p.A., la société [W] S.p.A. et la société WEBUILD S.p.A de leur recours en annulation contre la Sentence finale rendue le 20 mars 2023 dans l'affaire CCI 24538/JPA/AJP ;

- RAPPELER que le rejet du recours en annulation confère l'exequatur à la Sentence arbitrale finale rendue le 20 mars 2023 dans l'affaire CCI 24538/JPA/AJP ;

- CONDAMNER solidairement la société ASTARIS S.p.A., la société [W] S.p.A. et la société WEBUILD S.p.A. à payer à la REPUBLIQUE BOLIVARIENNE DU VENEZUELA et à l'INSTITUTO DE FERROCARRILES DEL ESTADO la somme de 250.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; et

- CONDAMNER la société ASTARIS S.p.A., la société [W] S.p.A. et la société WEBUILD S.p.A. aux entiers dépens au titre de l'article 699 du Code de procédure civile.

- REJETER la demande de la société ASTARIS S.p.A., la société [W] S.p.A. et la société WEBUILD S.p.A. au titre des dépens et de l'article 700 du Code de procédure civile.

11. La cour renvoie à ces conclusions pour le complet exposé des moyens des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

III/ EXAMEN DU RECOURS

12. Astaris, [W] et Webuild invoquent un unique moyen d'annulation, tiré de ce que le tribunal arbitral se serait à tort déclaré incompétent. La République Bolivarienne du Venezuela et l'IFE leur opposent l'irrecevabilité de ce grief et concluent, à titre subsidiaire, à son rejet.

III.A Sur le recevabilité du grief

(i) Positions des parties

13. La République bolivarienne du Venezuela et l'IFE soutiennent que le moyen d'annulation unique invoqué par les recourantes est irrecevable, en ce que :

- les moyen et arguments développés au soutien de leur recours sont soulevés pour la première fois devant le juge de l'annulation et sont en contradiction avec l'argumentation qu'elles défendaient devant le tribunal arbitral ;

- alors que les demanderesses soutenaient, devant les arbitres, que l'article XV de l'Accord-cadre inclut une offre unilatérale d'arbitrage du Venezuela au profit des entreprises italiennes destinée à protéger l'investissement et que cette interprétation était la seule possible, elles avancent aujourd'hui devant la cour qu'il n'y a pas d'offre d'arbitrage de la part du Venezuela mais une clause qui serait convenue entre les parties aux Contrats, soutenant ainsi l'idée d'un arbitrage commercial ;

- une telle position heurte l'article 1466 du code de procédure civile ;

- elle viole le principe de l'estoppel, selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui, la contradiction dans la position des demanderesses causant un préjudice aux défendeurs dans l'organisation de leur défense ;

- l'affaire [G] invoquée par les demanderesses n'est pas transposable en l'espèce dès lors qu'elles prétendent pouvoir passer d'une compétence fondée sur une offre d'arbitrer prétendument contenue dans le Traité interétatique de Coopération, qui constituerait selon elles un traité de protection des investissements, à une clause compromissoire commerciale ;

- elles méconnaissant ainsi le principe de compétence-compétence, convertissant le juge de l'annulation, non pas en un juge de contrôle, mais un juge statuant au premier degré qui devrait se prononcer sur une compétence toute autre que celle précédemment débattue ;

- une partie ne peut, en vertu de ce principe, invoquer devant un tribunal arbitral une clause compromissoire puis devant le juge de l'annulation une clause compromissoire d'un autre contrat, la revendication de la compétence soumise à la cour reposant sur une clause différente de celle ayant fondé la demande d'arbitrage.

14. Les recourantes concluent à la recevabilité de leurs moyens et arguments en faisant valoir que :

- l'article 1466 du code de procédure civile n'est pas applicable en l'espèce dès lors que la décision du tribunal arbitral ne pouvait constituer une irrégularité tant qu'elle n'avait pas été rendue, les demanderesses invoquant la compétence du tribunal arbitral et ne faisant dès lors valoir aucune irrégularité devant lui au sens de ce texte ;

- à supposer que ces dispositions soient applicables, les moyens et arguments nouveaux avancés devant le juge de l'annulation sont recevables conformément au principe posé par l'arrêt [G], selon lequel lorsque la compétence a été débattue devant les arbitres, les parties ne sont pas privées du droit d'invoquer sur cette question, devant le juge de l'annulation, de nouveaux moyens et arguments et à faire état, à cet effet, de nouveaux éléments de preuve ;

- il ne peut y avoir aucun abus de droit ou mauvaise foi procédurale de la part des demanderesses dans la mesure où celles-ci ont toujours soutenu que le tribunal arbitral était compétent et n'avaient donc aucun intérêt à s'abstenir de soulever tous les arguments en faveur de cette compétence ;

- le principe compétence-compétence a seulement pour effet d'instaurer une priorité chronologique en faveur du tribunal arbitral dans l'appréciation de sa compétence, au stade de l'annulation, il appartient au juge d'opérer un contrôle total, en fait et en droit, de la compétence de l'arbitre ;

- les conditions de l'estoppel ne sont pas réunies en l'espèce dès lors que les demanderesses n'ont pas changé de position en droit puisqu'elles ont toujours soutenu que l'article XV du Traité contenait une convention d'arbitrage aux termes de laquelle le tribunal arbitral aurait dû se reconnaître compétent ;

- à supposer qu'un changement soit établi, celui-ci ne serait pas de nature à induire les défendeurs en erreur puisque les demanderesses ont toujours eu l'intention d'établir la compétence du tribunal arbitral.

(ii) Appréciation

15. En application de l'article 1466 du code de procédure civile, auquel renvoie l'article 1506 du même code pour l'arbitrage international, la partie qui, en connaissance de cause et sans motif légitime, s'abstient d'invoquer en temps utile une irrégularité, un grief ou un moyen devant le tribunal arbitral est réputée avoir renoncé à s'en prévaloir.

16. Cette présomption de renonciation, qui s'enracine dans un devoir de cohérence et de loyauté, doit être regardée comme ayant une portée générale, sans toutefois pouvoir être opposée au moyen fondé sur l'article 1520, 5°, tiré de ce que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence violerait l'ordre public international de direction, le respect de cet ordre public ne pouvant être conditionné par l'attitude d'une partie devant l'arbitre.

17. S'agissant du grief tiré de l'article 1520, 1°, elle s'applique que le tribunal se soit déclaré compétent ou incompétent, le principe dit de « compétence-compétence », codifié aux articles 1448 et 1465 du code de procédure civile, rendus applicables à l'arbitrage international par l'article 1506, conduisant à reconnaître à l'arbitre une priorité pour statuer sur sa propre compétence, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de la convention d'arbitrage.

18. La fin de non-recevoir tirée du principe de l'estoppel, selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui, sanctionne quant à elle l'attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d'une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions. L'estoppel suppose la démonstration du comportement procédural déloyal d'une partie et du préjudice qui en résulte pour son adversaire.

19. En l'espèce, les défendeurs font grief aux demanderesses de fonder leur recours en annulation sur une argumentation et des moyens nouveaux, distincts de ceux qu'elles avaient soutenus devant le tribunal arbitral pour conclure à la compétence de ce dernier, ce que les recourantes ne contestent pas.

20. Il résulte à cet égard de l'examen de la sentence que ces dernières soutenaient devant les arbitres que « l'Article XV [de l'Accord-cadre] comporte une offre d'arbitrage de l'État en faveur des investisseurs de l'autre État contractant pour formuler des réclamations internationales » (sentence querellée, § 188).

21. L'examen de leurs conclusions devant la cour fait apparaître qu'elles concluent désormais à la compétence arbitrale en faisant valoir que l'article XV de l'Accord-cadre oblige les sociétés demanderesses et l'IFE, et qu'il doit être étendu au Venezuela en raison de son immixtion dans la négociation et l'exécution des contrats, les recourantes affirmant, à rebours de ce qu'elles invoquaient devant le tribunal arbitral, que « le consentement du Venezuela à l'arbitrage ne résulte pas d'une offre d'arbitrage faite par l'État dans l'Accord-cadre mais des circonstances de l'affaire » (conclusions demanderesses, § 149).

22. Contrairement à ce que soutiennent les défendeurs, cette contradiction ne caractérise pas un estoppel dès lors qu'elle n'emporte pour eux aucun préjudice, la nécessité d'avoir à se défendre et à répondre aux moyens et arguments des parties adverses ne pouvant être considérée comme tel - la cour relevant au surplus que les intentions des demanderesses en faveur de l'arbitrage sont demeurées constantes.

23. Ce changement radical d'argumentation heurte en revanche les dispositions de l'article 1466 du code de procédure civile, les moyens avancées au soutien du recours étant nouveaux et reposant sur l'invocation d'une offre d'arbitrage distincte de celle invoquée et débattue devant les arbitres.

24. Il y a lieu, en conséquence, de déclarer irrecevable le grief ainsi articulé, cette irrecevabilité emportant le rejet du recours fondé sur ce moyen unique.

III.B Sur les frais du procès

25. Les demanderesses, dont le recours est rejeté, seront condamnées aux dépens, la demande qu'elles forment en application de l'article 700 du code de procédure civile étant rejetée - la cour relevant au surplus que la distraction des dépens n'est pas formellement demandée par les défendeurs au recours.

26. Elles seront condamnées in solidum à payer aux défendeurs la somme de 150 000,00 euros en application du même article.

IV/ DISPOSITIF

Par ces motifs, la cour :

1) Déclare irrecevable le grief tiré de l'incompétence du tribunal arbitral soulevé par les sociétés Astaris S.p.A., [W] S.p.A. et Webuild S.p.A au soutien de leur recours en annulation contre la sentence arbitrale rendue le 20 mars 2023 dans l'affaire CCI 24538/JPA/AJP ;

2) Rejette le recours en annulation formé par les sociétés Astaris S.p.A., [W] S.p.A. et Webuild S.p.A contre la sentence arbitrale rendue le 20 mars 2023 dans l'affaire CCI 24538/JPA/AJP ;

3) Rappelle que ce rejet confère l'exequatur à la sentence arbitrale en application de l'article 1527 du code de procédure civile ;

4) Condamne les sociétés Astaris S.p.A., [W] S.p.A. et Webuild S.p.A aux dépens ;

5) Condamne in solidum les sociétés Astaris S.p.A., [W] S.p.A. et Webuild S.p.A à payer à la République Bolivarienne du Venezuela et à l'Instituto de Ferrocarriles des Estado la somme de cent cinquante mille euros (150 000,00 €) en application de l'article 700 du code de procédure civile.

6) Rejette la demande les sociétés Astaris S.p.A., [W] S.p.A. et Webuild S.p.A au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

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