Livv
Décisions

CA Paris, Pôle 5 - ch. 16, 31 mai 2022, n° 20/17978

PARIS

Arrêt

Autre

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

ANCEL

Conseillers :

SCHALLER, ALDEBERT

CA Paris n° 20/17978

30 mai 2022

I/ FAITS ET PROCÉDURE

Présentation des parties

1. L'Administration Routière Albanaise (ci-après « ARA »), est une entité publique indépendante albanaise opérant sous l'autorité du Ministère de l'infrastructure et de l'énergie (anciennement Ministère des travaux publics et du transport) dont la mission est la construction et l'entretien de routes et infrastructures routières en Albanie.

2. Les sociétés Copri Construction Entreprises W.L.L., Aktor S.A. et JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme (ci-dessous aussi désignées les « défenderesses ») :

- Copri Construction Entreprises W.L.L. est une société à responsabilité limitée de droit koweïtien dont le siège se trouve à Ardiya (« Copri ») ;

- Aktor S.A. est une société anonyme de droit grec dont le siège social est à Athènes (« Aktor ») ;

- JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme est une co-entreprise (joint-venture) créée le 22 juin 2011 par Copri et Aktor pour les besoins du projet de construction concerné par le litige. Le 26 mars 2012, la co-entreprise a été transformée en une « société de partenariat simple » de droit albanais (« JV Copri »).

Présentation du litige

3. La Cour est saisie d'un recours en annulation dirigé à l'encontre d'une sentence arbitrale finale, rendue le 1er septembre 2020 à [Localité 4] sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI 23998/MHM/HBH (C 24011/MHM/HBH)).

4. Le litige trouve son origine dans un projet portant sur la construction d'une autoroute reliant la capitale albanaise (Tirana) et la ville d'Elbasan, située au sud-est du pays. Pour les besoins du projet, la République d'Albanie a obtenu un préfinancement de la Banque islamique de développement (Islamic Development Bank, la « Banque ») d'un montant de 220 millions de dollars américains. C'est dans ce cadre que deux accords ont été conclus entre la République d'Albanie et la Banque :

- un premier accord dénommé « Istisna'a Agreement » aux termes duquel la Banque s'engageait à préfinancer le projet à hauteur de 222.700.000 dollars américains (« USD ») et à réaliser les travaux nécessaires pour le compte de la République d'Albanie ; ce même accord précisait que la mise en 'uvre du projet relèverait de la responsabilité de l'ARA (en sa qualité d'« Executing Agency ») tandis qu'un autre organe, appelé le « Project Management Unit » ou « PMU », qui aux termes du contrat « shall be set up under the Directorate of the Foreign Projects under the Executing Agency », assurerait le suivi des travaux.

- un second accord dénommé « Istisna'a Agency Agreement » en vertu duquel l'ARA se voyait formellement confier le mandat de représentation de la Banque dans le cadre de l'exécution du projet. Cet accord prévoyait notamment que certaines modifications au projet devaient faire l'objet d'une autorisation préalable de la Banque, dite « No Objection ».

5. Les deux accords, soumis tous deux à la charia islamique, ont fait l'objet d'une procédure de ratification par le parlement et le président albanais.

6. Conformément aux modalités convenues entre la République d'Albanie et la Banque, le projet a été divisé en trois lots correspondant chacun à une section de l'autoroute. Pour sélectionner les entreprises de construction, trois procédures de mise en concurrence ont été lancées en septembre 2011.

7. JV Copri ayant remporté les trois procédures, trois contrats de construction ont été conclus entre, d'une part, la République d'Albanie et, d'autre part, JV Copri.

8. Seuls (i) le contrat relatif au lot n°1, conclu le 10 février 2012 (« Contrat Lot 1 »), et (ii) celui concernant le lot n°3, signé le 13 février 2012 (« Contrat Lot 3 », ensemble les « Contrats »), sont concernés par les différends qui ont donné lieu à la procédure d'arbitrage.

9. Basés sur la version 2005 du contrat-type « Red Book » de la Fédération internationale des ingénieurs-conseils (« FIDIC »), les Contrats comprenaient des conditions générales, conformes au modèle FIDIC, et des conditions particulières, négociées par les parties.

10. Les Contrats ont fait l'objet de plusieurs modifications (15 avenants au Contrat Lot 1 et 7 avenants au Contrat Lot 3).

11. Conformément à la pratique des contrats FIDIC, les Contrats mettaient en place un mécanisme prévoyant plusieurs étapes de résolution des litiges : tout différend devait être d'abord soumis à l'appréciation du maître d''uvre dont la décision pouvait être contestée ensuite devant un comité de règlement amiable (Dispute Board). Enfin, un tribunal arbitral pouvait être saisi (i) soit pour contester la décision du comité de règlement amiable, (ii) soit, en cas d'inexécution d'une décision du comité de règlement amiable n'ayant pas fait l'objet de contestation, pour assurer l'exécution de cette même décision. Les Contrats prévoyaient donc deux hypothèses différentes dans lesquelles le tribunal arbitral pouvait être saisi.

12. En application de ce mécanisme, JV Copri a soumis au maître d''uvre, respectivement en mai et décembre 2015, deux réclamations portant sur des demandes de rémunérations supplémentaires au titre des Contrats. JV Copri estimait en effet avoir subi des surcoûts du fait de retards imputables au maître de l'ouvrage.

13. Aux termes des deux décisions rendues le 17 mai 2017, s'agissant du Contrat Lot 3, et le 12 juillet 2017, s'agissant du Contrat Lot 1, le maître d''uvre a accordé à JV Copri des rémunérations supplémentaires à hauteur de 12.475.892,16 USD et de 25.299.899,20 USD et a rallongé les délais d'achèvement des deux lots concernés. Ces décisions n'ayant pas été jugées satisfaisantes par les parties, celles-ci ont souhaité les contester.

14. C'est à cette occasion que les parties ont constaté que les comités de règlement amiable n'avaient pas été mis en place au moment de la signature des Contrats. Elles se sont ainsi rapprochées, sur proposition du directeur du PMU, afin d'envisager la modification du mécanisme de règlement des litiges initialement prévu dans les Contrats.

15. Dans ce contexte, les parties ont signé en juillet 2017 l'avenant n°7 au Contrat Lot 3 (4 juillet 2017) et l'avenant n°12 au Contrat Lot 1 (24 juillet 2017) prévoyant tous les deux la mise en place des comités de règlement amiable « ad hoc », dénommés « Amicable Dispute Resolution Board » ou « ADRB » (Contrat Lot 3) et « Dispute Resolution Board » ou « DRB » (Contrat Lot 1). Les deux avenants (les « Avenants ») spécifiaient par ailleurs les procédures à respecter devant les comités « ad hoc » (les « Comités Amiables »), lesquelles comportaient quelques modifications par rapport à la procédure initialement stipulée dans les Contrats, notamment s'agissant des délais applicables.

16. Préalablement à la signature des Avenants, le directeur du PMU a demandé à la Banque de confirmer qu'elle ne s'opposait pas aux modifications contractuelles envisagées de sorte qu'elle leur accordait son autorisation préalable (No Objection). La Banque a formulé ses observations en réponse le 25 juillet 2017, soit postérieurement à la signature des Avenants.

17. Aussitôt les Avenants signés, les membres des Comités Amiables ont été désignés et les procédures « ad hoc » mises en 'uvre. Au terme de ces procédures, deux décisions ont été rendues :

- s'agissant du lot n°3 du projet, le comité ADRB a estimé, par décision en date du 7 septembre 2017, que JV Copri était fondée à obtenir la somme de 11.665.552,31 USD;

- s'agissant du lot n°1 du projet, le comité DRB a accordé à JV Copri, aux termes d'une décision en date du 9 octobre 2017, une rémunération additionnelle d'un montant de 25.220.016,37 USD.

18. Les deux décisions ne contiennent aucune référence à la TVA, si ce n'est qu'elles précisent que le prix indiqué dans les Contrats est « excluding VAT ». En l'absence de contestation des décisions des Comités Amiables dans le délai de 28 jours à compter de la notification, tel que convenu dans les Avenants, JV Copri a sollicité de l'ARA le règlement des sommes correspondantes.

19. En parallèle, soupçonnant que des irrégularités aient pu survenir au moment de la conclusion des Avenants et lors du déroulement des procédures devant les Comités Amiables, l'Inspection des Finances Publiques, agissant sous l'autorité du ministère des Finances et de l'économie de la République d'Albanie, a initié un audit concernant la gestion du projet par le PMU et l'ARA.

20. Aux termes d'un rapport d'audit rendu en décembre 2017, des irrégularités ont effectivement été constatées. Dans ce contexte, une procédure pénale a également été diligentée contre l'ancien directeur général de l'ARA et l'ancien directeur du PMU pour déterminer s'ils s'étaient rendus coupables d'actes de corruption et d'abus d'autorité.

21. Par un premier jugement en date du 25 avril 2019, le Tribunal du district de Tirana a abandonné les poursuites pour corruption à leur encontre.

22. Le 28 juillet 2021, le Tribunal du district de Tirana a, par un second jugement, prononcé leur relaxe des chefs d'abus d'autorité, tout en ordonnant la poursuite de l'enquête concernant la gestion et le déroulement du projet au motif qu'il existe des suspicions que d'autres personnes au sein de l'ARA et du ministère de l'Infrastructure et de l'énergie (anciennement ministère des Travaux publics et du transport) aient pu se rendre coupables d'abus d'autorité.

23. Estimant que l'ARA avait manqué à l'exécution des décisions des Comités Amiables - dès lors que les sommes accordées n'ont pas été réglées -, les défenderesses ont engagé deux procédures d'arbitrage devant la Cour Internationale d'Arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale :

- la première, initiée le 16 octobre 2018 et enregistrée sous la référence ICC 23998/MHM, visant à déclarer exécutoire la décision du comité DRB concernant le Contrat Lot 1. Les défenderesses ont par ailleurs demandé le paiement de la somme de 5.044.033,27 USD au titre de la TVA ;

- la seconde, initiée le 22 octobre 2018 et enregistrée sous la référence ICC 24011/MHM concernant l'exécution de la décision du comité ADRB relative au Contrat Lot 3. Les défenderesses ont par ailleurs demandé le paiement de la somme de 2.333.110,46 USD au titre de la TVA.

24. Les deux procédures ont ensuite été jointes au sein de la même affaire référencée sous le numéro ICC 23998/MHM/HBH (C-24011/MHM/HBH) et soumises au tribunal arbitral composé de M. [Y] [A] (Président), M. [L] [K] ([I]) et M. [S] [R] ([I]).

25. Par sentence finale rendue le 1er septembre 2020 et notifiée aux parties le 8 septembre 2020, le Tribunal arbitral a pris la décision suivante :

« (1) Le Tribunal juge qu'il a compétence pour entendre et trancher la demande de jugement déclaratoire formée par les Demandeurs et pour entendre et trancher la demande pécuniaire formulée par les Demandeurs dans la mesure où elle consiste à ordonner au Défendeur d'effectuer des paiements au Premier Demandeur ;

(2) Le Tribunal déclare que la 'Décision du Comité de Règlement des Différends à l'Amiable (CRDA)' du 9 octobre 2017 relative au Lot 1 et la Décision du Comité de Règlement des Différends à l'Amiable (CRDA) du 7 septembre 2017 relative au lot 3 sont définitives et contraignantes vis-à-vis du Défendeur;

(3) Le Tribunal ordonne au Défendeur de payer immédiatement au premier Demandeur:

(a) la somme de 25.220.016,37 USD tel qu'indiqué dans la Décision sur le lot 1 du 9 octobre 2017 plus 5.044.003,27 USD de TVA à 20%, soit un total de 30.264.019,64 USD ; et

(b) un montant de 11.665.552,31 USD tel qu'indiqué dans la Décision sur le lot 3 du 7 septembre 2017 plus 2.333.110,46 USD de TVA à 20%, soit un montant total de 13. 998.662,77 USD.

(4) Le Défendeur supportera les frais d'arbitrage fixés par le Tribunal au montant de 593.000 USD et, par conséquent, paiera au Premier Demandeur 261.556,75 EUR à titre de remboursement de la part d'acompte des Demandeurs pour les frais administratifs de la Cour CCI et les honoraires et dépenses du Tribunal;

(5) Le Défendeur paiera au Premier Demandeur 161.524,38 EUR à titre de remboursement des frais juridiques et autres frais exposés par les Demandeurs dans le cadre de cet arbitrage ; et

(6) Toutes les autres et ultérieures revendications et demandes sont rejetées ».

26. Estimant que le tribunal arbitral s'était déclaré à tort compétent et que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence serait de nature à violer l'ordre public international, l'ARA a introduit le 8 décembre 2020, la présente procédure devant la Cour pour obtenir une annulation intégrale, et à titre subsidiaire, une annulation partielle, de la sentence. Les défenderesses contestent le bien-fondé de ces demandes et, pour partie, leur recevabilité.

27. Le 22 mars 2022, le Conseiller de la mise en état a prononcé la clôture.

Exposé du litige

II/ PRÉTENTIONS DES PARTIES

28. Aux termes de ses dernières conclusions n°3 notifiées par voie électronique le 7 mars 2022 l'administration routière albanaise demande à la cour, au visa notamment des articles 1520, 1°, 1520, 2° et 700 du code de procédure civile de bien vouloir :

A titre principal,

- DECLARER que la sentence internationale rendue le 1er septembre 2020 par le Tribunal arbitral constitué sous l'égide de la CCI et composé de M. [Y] [A] (Président), M. [L] [K] et M. [S] [R] viole les dispositions de l'article 1520, 1° du Code de procédure civile, le Tribunal s'étant déclaré à tort compétent pour statuer sur les demandes formulées par les sociétés JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme, Copri Construction Entreprises W.L.L. et Aktor S.A. dès lors qu'il avait été saisi sur le fondement de clauses compromissoires nulles ;

- DECLARER que la sentence internationale rendue le 1er septembre 2020 par le Tribunal arbitral constitué sous l'égide de la CCI et composé de M. [Y] [A] (Président), M. [L] [K] et M. [S] [R] viole les dispositions de l'article 1520, 5° du Code de procédure civile, sa reconnaissance étant contraire à l'ordre public international ;

A titre subsidiaire,

- DECLARER que la sentence internationale rendue le 1er septembre 2020 par le Tribunal arbitral constitué sous l'égide de la CCI et composé de M. [Y] [A] (Président), M. [L] [K] et M. [S] [R] viole les dispositions de l'article 1520, 1° du Code de procédure civile, le Tribunal s'étant déclaré à tort compétent pour statuer sur la demande formulée par les sociétés JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme, Copri Construction Entreprises W.L.L. et Aktor S.A. concernant l'application de la TVA dès lors que cette demande dépassait le périmètre des clauses compromissoires sur le fondement desquelles le Tribunal avait été saisi ;

En conséquence et en tout état de cause,

- ANNULER la sentence internationale rendue le 1er septembre 2020 par le Tribunal arbitral constitué sous l'égide de la CCI et composé de M. [Y] [A] (Président), M. [L] [K] et M. [S] [R] ;

- DEBOUTER les sociétés JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme, Copri Construction Entreprises W.L.L. et Aktor S.A. de toutes leurs demandes et prétentions formulées à l'encontre de l'Autorité Routière Albanaise dans le cadre de la présente procédure de recours en annulation;

Y ajoutant,

- CONDAMNER in solidum les sociétés JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme, Copri Construction Entreprises W.L.L. et Aktor S.A. à payer à l'Autorité Routière Albanaise la somme de 150.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- CONDAMNER in solidum les sociétés JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme, Copri Construction Entreprises W.L.L. et Aktor S.A. aux entiers dépens.

29. Aux termes de leurs dernières conclusions récapitulatives n°3 signifiée le 14 mars 2022, les sociétés JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical Société Anonyme, Copri Construction Entreprises W.L.L. et Aktor S.A. demandent à la Cour, au visa notamment des articles 559, 700 et 1520 du code de procédure civile et de l'article 35.6 du règlement d'arbitrage de la CCI de 2017, de bien vouloir :

Sur les moyens tendant à l'annulation totale de la Sentence :

- REJETER le moyen tiré d'une prétendue incompétence du Tribunal arbitral ;

- REJETER le moyen tiré d'une prétendue violation de l'ordre public international du Tribunal arbitral;

Sur le moyen tendant à l'annulation partielle de la sentence :

- REJETER le moyen tiré d'une prétendue incompétence du Tribunal arbitral pour statuer sur les demandes relatives à la taxe sur la valeur ajoutée ;

Par conséquent et en tout état de cause :

- REJETER le recours en annulation formé par l'Administration Routière Albanaise contre la sentence internationale rendue le 1er septembre 2020 par le tribunal arbitral composé de M. [E] [N], M. [V] [U] et M. [A] ;

- CONDAMNER l'Administration Routière Albanaise au paiement de la somme d'un euro aux sociétés JV COPRI CONSTRUCTION ENTREPRISES W.L.L. & AKTOR TECHNICAL SOCIETE ANONYME, COPRI CONSTRUCTION ENTREPRISES W.L.L. et AKTOR S.A à titre de dommages et intérêts ;

- CONDAMNER l'Administration Routière Albanaise au paiement de la somme de 300.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de la procédure.

III/ MOTIFS DE LA DECISION

1- Sur le moyen tiré de l'incompétence totale du tribunal arbitral (article 1520, 1° du code de procédure civile)

30. Au soutien de ce moyen, la recourante fait valoir à titre principal que le tribunal arbitral a statué sur le fondement de clauses compromissoires nulles.

31. Elle précise que les Avenants, qui ont modifié les clauses de résolution de litiges et les conventions d'arbitrage en vertu desquelles le Tribunal a été saisi et ont dérogé au mécanisme de résolution des litiges prévu par les articles 20.2 et 20.8 des contrats, ont été conclus en violation des Accords signés entre la République d'Albanie et la Banque dès lors qu'en vertu de la procédure de « No Objection » prévue à l'article 4 de l'Accord d'agence, un tel amendement des contrats devait être préalablement autorisé par la Banque ' ce qui avait été fait par le passé.

32. Elle souligne que si l'autorisation a bien été sollicitée, celle-ci n'avait pas été obtenue avant la signature des Avenants et que cette irrégularité a également vicié le consentement donné par l'ARA à la modification des Contrats.

33. Elle considère qu'aucun accord de la Banque n'ayant été reçu avant la conclusion des Avenants, cette absence prive de validité le consentement de l'ARA au mécanisme de résolution des litiges tel qu'il a été formalisé dans les Avenants.

34. L'ARA ajoute par ailleurs, qu'en signant les Avenants, elle croyait simplement en un aménagement de la clause 20.5 « Résolution Amiable » des contrats, mais pas modifier l'ensemble de la clause de résolution de litiges et qu'en conséquence, son consentement à la modification du mécanisme de résolution de litiges et des clauses compromissoires ayant été donné en méconnaissance des accords internationaux et sous l'influence de cette erreur, le Tribunal a statué sur la base de conventions d'arbitrage nulles.

35. En réponse, les défenderesses au recours, font valoir que l'argumentation de l'ARA au soutien de son moyen d'incompétence du Tribunal repose sur le postulat erroné selon lequel la convention d'arbitrage contenue dans les contrats n°1 et n°3 se confond avec le mécanisme de règlement amiable des litiges prévu par les Parties dans ces contrats de sorte qu'en modifiant l'une quelconque des étapes de ce mécanisme, la convention d'arbitrage s'en trouverait nécessairement altérée, quand bien même les aménagements opérés par les parties ne porteraient pas sur les clauses compromissoires proprement dites.

36. Elles font valoir que le consentement du Maître de l'ouvrage à l'arbitrage était déjà exprimé dans les contrats et qu'il n'a pas été altéré par la conclusion des Avenants, dont l'unique objet était d'amender la phase de règlement préalable pour permettre la saisine de Comités de règlement amiable. Elles précisent que les changements apportés à la convention d'arbitrage ont été minimes et d'ordre strictement formel en ce qu'ils visent, pour l'essentiel, à modifier le nom des Comités de règlement amiable de sorte que la convention d'arbitrage n'a pas été amendée par les Avenants dans ses éléments essentiels (lieu de l'arbitrage, institution d'arbitrage, modalité de constitution du tribunal arbitral, etc.).

37. Elles soutiennent ainsi, que la conclusion de ces Avenants n'a pas remis en cause l'accord des Parties pour recourir à l'arbitrage en cas de litige et que la nullité des Avenants ' même à la supposer établie ' ne peut affecter la convention d'arbitrage ' demeurée inchangée ' et ne peut, par conséquent, porter atteinte à la compétence du Tribunal arbitral, dans la mesure où l'intégrité du consentement des Parties à l'arbitrage n'a jamais été remise en cause.

38. Elles ajoutent en deuxième lieu que le principe d'autonomie de la convention d'arbitrage rend inopérantes toutes les allégations de la recourante relatives à la prétendue nullité des Avenants, et notamment celles relatives à la méconnaissance de l'article 4 de l'Accord d'agence conclu entre la République d'Albanie et la Banque Islamique de Développement, dans la mesure où il ne s'agit pas de dispositions impératives du droit français ou relevant de la conception française de l'ordre public international.

39. Les défenderesses exposent que l'article 4 de l'Accord d'agence n'a pas été méconnu et que l'ARA échoue en effet à démontrer en quoi les Avenants (i) institueraient des dérogations effectives aux bonnes pratiques habituelles visées à l'article 4 de l'Accord d'agence ou (ii) engendreraient effectivement des retards dans la réalisation du projet.

SUR CE,

40. Selon l'article 1520, 1°, du code de procédure civile, le recours en annulation est ouvert si le tribunal s'est déclaré à tort compétent ou incompétent.

41. Dans le cadre d'un recours en annulation fondé sur l'article 1520, 1° du code de procédure civile, il appartient au juge de l'annulation de contrôler la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage.

42. Si devant le juge de l'annulation la nullité de la clause d'arbitrage peut être alléguée, le contrôle de la validité de la clause est effectué par le juge, sous réserve des règles impératives du droit français et de l'ordre public international au regard de la seule volonté commune des parties, sans qu'il soit besoin de se référer à une loi étatique.

43. En l'espèce, il ressort des contrats litigieux (Contrat n°1 et n°3) conclus le 10 février 2012 entre les parties que ceux-ci comportent en leur article 20 (intitulé « Claims, Disputes and Arbitration ») un mécanisme de résolution des litiges en plusieurs étapes, qui prévoyait que le différend devait être d'abord soumis à l'appréciation du maître d''uvre dont la décision (devant intervenir dans les 42 jours) pouvait être contestée ensuite devant un comité de règlement amiable (Dispute Board) devant rendre sa décision dans les 84 jours et qu'enfin, après une tentative de règlement amiable du litige, ce différend pouvait être porté devant un tribunal arbitral, placé sous l'égide de la Chambre de commerce Internationale (CCI), soit en cas de contestation de la décision du comité de règlement amiable, soit en cas d'inexécution d'une décision du comité de règlement amiable n'ayant pas fait l'objet de contestation, pour assurer l'exécution de cette même décision.

44. Il se déduit de ces deux contrats une volonté commune des parties de soumettre leurs différends à un tribunal arbitral, si le processus préalable mis en place pour trouver une issue à celui-ci ne donnait pas lieu à une décision acceptée par les parties, ou exécutée par elles.

45. Il est constant que ce mécanisme de résolution des différends a été modifié par les parties, aux termes de deux avenants.

46. Par un avenant n°7 au contrat n°3 signé le 4 juillet 2017, le mécanisme institué par les articles 20.2 à 20.8 des conditions générales des contrats a ainsi été remplacé par la procédure ad hoc suivante :

- un comité de règlement amiable (Amicable Dispute Resolution Board, le « Comité ADRB ») compétent pour statuer dans un délai de 56 jours ;

- en cas de désaccord, possibilité pour chaque partie après notification à l'autre de son désaccord, dans les 28 jours, de soumettre le litige à l'arbitrage ;

- en l'absence d'un tel avis, la décision du Comité ADRB deviendrait définitive et obligatoire et chacune des parties pourrait référer un éventuel défaut d'exécution devant un tribunal arbitral.

47. Dans le même sens, le contrat n°1 a été modifié aux termes d'un avenant 12 prévoyant la mise en place d'un « Dispute Resolution Board » (le « Comité DRB ») avec des délais de constitution réduits et devant rendre sa décision dans les 70 jours, et une nouvelle possibilité de règlement amiable avant saisine d'un tribunal arbitral.

48. Il n'est pas contesté que les différends qui ont été soumis au tribunal arbitral l'ont été à la suite de la mise en 'uvre du mécanisme de résolution tel qu'issu de ces deux avenants.

49. L'ARA soutient en substance que le tribunal arbitral s'est déclaré à tort compétent alors que ces avenants contenant la clause compromissoire modifiée, faute d'avoir été soumis à l'accord préalable de la Banque, seraient nuls.

50. Il ressort cependant de ces deux avenants, signés par le Directeur du PMU et le Directeur Général de l'ARA et la société JV Copri et Aktor que ceux-ci n'ont apporté que des modifications d'ordre technique, voire purement formelles, au processus de résolution du litige préalablement à la saisine du tribunal arbitral, sans remettre nullement en question le recours à l'arbitrage et le consentement des parties à l'arbitrage.

51. Dès lors, la volonté commune des parties de soumettre leur différend à l'arbitrage, incontestée au terme des contrats initiaux de 2012, n'a pas été modifiée du fait de la conclusion de ces avenants, quand bien même ils auraient été signés dans des conditions irrégulières au regard de la loi albanaise et des pouvoirs du directeur du PMU, points dont l'ARA n'est pas fondée à se prévaloir pour remettre en cause son consentement à l'arbitrage.

52. Le moyen tiré de l'incompétence du tribunal arbitral sera en conséquence rejeté.

2- Sur le moyen tiré de l'incompétence partielle du tribunal arbitral (article 1520, 1° du code de procédure civile)

53. La recourante fait valoir, à titre subsidiaire, que le Tribunal arbitral s'est à tort déclaré compétent pour statuer sur les demandes additionnelles des défenderesses relatives à l'octroi de sommes complémentaires au titre de la TVA, et demande en conséquence l'annulation partielle de la sentence.

54. Au soutien de ce moyen, elle précise que les défenderesses ont saisi le tribunal arbitral en vertu des clauses compromissoires qui limitaient son rôle à une mission spécifique : confirmer le caractère final et contraignant des décisions rendues par les Comités Amiables, sans aucun pouvoir de révision au fond, et constater un manquement à leur exécution (Article 20.6 des Avenants). Elle précise qu'outre la demande principale de confirmation du caractère exécutoire des décisions des Comités Amiables, les défenderesses ont également saisi et obtenu du tribunal arbitral, l'octroi de demandes additionnelles relatives au paiement de sommes au titre de la TVA à hauteur de 7.377.143,73 USD et que ce faisant le tribunal arbitral a statué sur des demandes outrepassant le périmètre des clauses compromissoires en vertu desquelles il avait été saisi. Elle estime que ce moyen constitue un grief de compétence et non de recevabilité comme le soutiennent les défenderesses dès lors que le tribunal a statué sur ces demandes qui n'entraient pas dans le périmètre des clauses compromissoires.

55. En réponse les défenderesses soutiennent que le grief tiré du moyen relatif à la TVA ne relève pas des cas d'ouverture du recours en annulation, énumérés à l'article 1520 du code de procédure civile et ne peut donc entrainer l'annulation de la Sentence. Elles précisent que le moyen qui vise à soutenir que la demande relative à la TVA ne pouvait être soumise à l'appréciation du Tribunal arbitral, car celle-ci n'a pas été préalablement portée à la connaissance du Comité de règlement amiable, soulève une question de recevabilité, liée à la temporalité de la demande et au respect de certains délais.

56. A titre subsidiaire, les défenderesses exposent que le Tribunal était, en tout état de cause, compétent pour ordonner à l'ARA de payer la TVA due au titre des contrats alors que l'ARA n'a jamais contesté que les sommes et indemnités auxquelles les Défenderesses pourraient avoir droit en exécution des contrats litigieux sont assujetties à la TVA. Elles soulignent, en outre, que la convention d'arbitrage prévoit que les Parties peuvent saisir le Tribunal « de la défaillance » (« the failure itself ») de l'autre Partie à exécuter les décisions du Comité de règlement amiable et qu'ainsi, dès lors que le versement de la TVA est obligatoire en application du droit albanais et que l'exécution des décisions du Comités de règlement amiable implique nécessairement le paiement de la TVA , la défaillance de l'ARA concerne également le paiement de la TVA. Elles estiment que le paiement de cette taxe, qui est indissociable des montants qui leur ont été alloués, entrait donc nécessairement dans le champ de la saisine des arbitres.

SUR CE,

57. En l'espèce, le litige a porté sur deux réclamations de la société JV Copri, l'une en date du 12 mai 2015 concernant le contrat n°3 aux fins d'obtenir une rémunération complémentaire de 14.029.177,34 USD, sans référence à la TVA et l'autre en date du 11 décembre 2015 concernant le contrat n°1 aux fins d'obtenir une rémunération complémentaire de 31.299.889,20 USD, sans référence à la TVA.

58. Ces demandes n'ont été que partiellement accueillies par le maître d''uvre à hauteur de 12.475.892,16 USD pour le contrat n°3, et de 25.299.899,20 USD pour le contrat n°1, sans faire référence à la TVA.

59. Les comités amiables ayant été saisis, ceux-ci ont confirmé le principe d'une condamnation de l'ARA pour les montant de 11.665.552,31 USD s'agissant du contrat n°3, et de 25.220.016,37 USD pour le contrat n°1, sans faire référence à la TVA.

60. Il n'est pas contesté que les procédures d'arbitrages qui ont été initiées par la société JV Copri, l'ont été aux fins de reconnaître le caractère définitif et contraignant de la décision des Comités amiables et de voir condamner l'ARA au paiement des sommes de 25.220.016,37 USD, outre la TVA à hauteur de 5.044.003,27 USD et de 11.665.552,31 USD outre la TVA à hauteur de 2,333,110.46 USD.

61. A cet égard, il est constant que selon l'article 20.6 de l'Avenant 12 au contrat n°1 (intitulé « Failure to comply with a decision of the DRB »), il est indiqué que « Au cas où une partie ne se conforme pas à une décision du CRD devenue définitive et contraignante, l'autre Partie peut, sans préjudice de tout autre droit qu'elle peut avoir, soumettre ce manquement à l'arbitrage en vertu de la sous-clause 20.5. [Arbitrage]. La Sous-clause 20.4 [Décision CRD] ne s'applique pas à cette référence ».

62. En outre, l'article 20.6 de l'Avenant 7 au contrat n°3 (intitulé « Failure to comply with a decision of the ADRB ») stipule que « Au cas où une partie ne se conforme pas à une décision du CRDA devenue définitive et contraignante, l'autre Partie peut, sans préjudice de tout autre droit qu'elle peut avoir, soumettre ce manquement à l'arbitrage en vertu de la sous-clause 20.5. [Arbitrage]. La Sous-clause 20.4 [Décision CRDA] ne s'applique pas à cette référence ».

63. L'ARA soutient que dans le cadre de ces articles la compétence du tribunal arbitral serait ainsi strictement limité pour statuer sur le caractère définitif et contraignant des décisions des comités amiables, sans possibilité donc d'ajouter au montant celui de la TVA, à l'inverse de l'hypothèse dans laquelle les décisions des comités amiables ont été contestées par les parties, pour laquelle, les articles 20.5 et 20.6 des avenants n°7 et 12 prévoient une compétence plus large du tribunal qui lui permet de revoir et modifier les décisions des Comités (« Unless indicated otherwise in the Particular Conditions, any dispute in respect of which the decision of the ADRB [DRB] (if any) has not become final and binding, shall be finally settled by international arbitration »).

64. Cependant, il convient de rappeler que le juge de l'annulation n'a pas à s'arrêter aux dénominations et qualifications retenues par les arbitres ou proposées par les parties.

65. A cet égard, la circonstance selon laquelle le tribunal arbitral aurait à tort ajouté à la condamnation prononcée par les comités amiables le montant de la TVA qui lui avait été demandé dans le cadre de la requête d'arbitrage, ne constitue pas un moyen relevant de la compétence de ce tribunal pour trancher le manquement de l'ARA à se conformer aux décisions rendues par ces comités amiables. En effet, les parties ont accepté de soumettre à l'arbitrage leurs différends liés aux contrats n°1 et n°3 auxquels se rattachaient les réclamations formées par la société JV Copri. Cet argument revient à contester la recevabilité d'une telle demande devant le tribunal arbitral alors qu'elle n'avait pas été soumise de manière expresse et préalablement aux comités amiables.

66. Une telle question relative à la recevabilité ne constitue pas un cas d'ouverture à annulation, même partielle, d'une sentence.

67. En conséquence, ce moyen sera également rejeté.

3- Sur le moyen tiré de la violation de l'ordre public international (article 1520, 5° CPC du code de procédure civile)

68. La recourante fait valoir que la reconnaissance de la Sentence entérinerait des violations des Accords de financement et d'agence que l'Albanie a conclus le 7 avril 2011 avec une organisation internationale (la Banque) et ce en méconnaissance des principes « pacta sunt servanda » et de coopération entre les Etats, qui sont des principes universellement reconnus et protégés par l'ordre public international.

69. Elle précise que ces Accords constituent des dispositions d'ordre public en droit albanais dès lors que ceux-ci ont été ratifiés à travers une loi du 26 mai 2011, ensuite promulguée par décret présidentiel le 7 juin 2011 et que s'agissant plus particulièrement de l'Accord de financement, ses dispositions relatives à la création et aux prérogatives du PMU ont été mises en 'uvre par l'adoption d'une ordonnance du Ministre des travaux publics et du transport n°57 du 8 mai 2011.

70. Elle soutient que ces Accords sont essentiels à l'ordre public économique de la République d'Albanie, ainsi que l'avis du Bureau de l'Avocat Général de la République d'Albanie, l'a confirmé et qu'il n'y a pas lieu d'écarter cet avis des débats au prétexte qu'il s'agirait d'une « attestation de témoin » non conforme aux exigences requises par les articles 199 et suivants du code de procédure civile ou qu'il ne respecterait pas les exigences de l'article 232 du code de procédure civile. Elle fait valoir que cet avis établi par le Bureau de l'Avocat Général ne présente pas de faits dont l'auteur a eu personnellement connaissance mais apporte un éclairage juridique sur le contenu du droit albanais, qu'il n'est pas un avis de technicien et qu'il appartient à la cour d'en apprécier la force probante.

71. Elle expose que le respect de ces Accords, qui peuvent être qualifiés de « traités internationaux », relève également de l'ordre public international dès lors qu'il s'agit de conventions conclues entre un Etat et une organisation internationale et soumises notamment à la Convention de [Localité 6] de 1986.

72. Elle souligne qu'en l'espèce, les engagements internationaux de l'Albanie (constitués de l'Accord de financement et de l'Accord d'agence) ont été violés au moins à deux égards:

- d'une part, les Avenants contenant les clauses compromissoires qui ont servi de fondement à la procédure d'arbitrage ont été conclus sans l'autorisation de la Banque (« No Objection »), en violation de l'article 4 de l'Accord d'agence alors que cette stipulation constitue une règle impérative du droit albanais. La recourante considère en conséquence que la conclusion des Avenants en l'absence d'accord préalable de la Banque constitue une violation des règles impératives du droit albanais telles qu'elles découlent des accords internationaux signés par cet Etat et la reconnaissance et/ou l'exécution de la Sentence qui lui donne effet constitue elle-même une violation de l'ordre public international dont la Cour doit s'assurer du respect, qui commande de respecter et donner effet aux accords internationaux.

- d'autre part, le directeur du PMU a outrepassé ses prérogatives, telles que définies à l'article 3.4 et à l'annexe II de l'Accord de financement et à l'annexe II de l'Accord d'agence en représentant seul - sans se coordonner avec l'ARA - le maître de l'ouvrage dans les procédures devant les Comités Amiables. Elle soutient que conformément aux règles applicables du droit albanais, les procédures devant les Comités Amiables sont de ce fait nulles et non avenues.

73. Elle ajoute que les violations précitées constituent des violations de plusieurs principes fondamentaux du droit albanais (primauté des accords internationaux sur les autres normes juridiques, coopération internationale, respect de l'ordre public par les conventions privées, légalité de l'action administrative), issus notamment de la Constitution albanaise, qui sont largement reconnus et protégés dans d'autres pays démocratiques, notamment la France.

74. Enfin, elle fait valoir que la reconnaissance et l'exécution de la Sentence est susceptible de porter atteinte à l'ordre public international dans la mesure où ces violations (qui font actuellement l'objet d'investigations) sont susceptibles de revêtir une qualification pénale.

75. Elle indique qu'un audit initié par l'Inspection des Finances Publiques de la République d'Albanie a mis en évidence de nombreuses irrégularités lors de la conclusion des Avenants et du déroulement des procédures devant les Comités Amiables, sur la base duquel une enquête pénale a été engagée pour des faits de corruption et d'abus d'autorité.

76. Elle précise que cette procédure est toujours en cours et confirme l'existence de « fortes suspicions » que des faits d'abus d'autorité en lien avec le projet aient été commis par certaines personnes au sein de l'ARA et du Ministère de l'Infrastructure et de l'Energie de la République d'Albanie et que les juges français ayant pu déclarer par le passé que la lutte contre la corruption, le trafic d'influence ou le blanchiment d'argent relevait de la conception française de l'ordre public international, la même protection mérite d'être accordée à l'infraction d'abus d'autorité dont la commission est particulièrement préjudiciable à l'intérêt général et qui, de ce fait, est sévèrement punie tant en France qu'en Albanie.

77. En réponse, les défenderesses au recours, font valoir que la reconnaissance de la Sentence n'exposera pas l'Albanie à la violation de ses accords internationaux conclus avec la Banque. Elles précisent que la prétendue méconnaissance des Conventions de financement et d'agence n'est pas susceptible de constituer une violation de l'ordre public international, dans sa conception française, et donc d'entrainer l'annulation de la Sentence.

78. Elles considèrent que l'avis juridique établi par le Bureau de l'avocat général de la République d'Albanie, outre qu'il comporte certaines affirmations inexactes, ne respecte pas les exigences des articles 199 et suivants du code de procédure civile, qui transposent les principes généraux du droit de la preuve et est dénué de force probante.

79. Elles soutiennent que les Conventions de financement et d'agence ne constituent pas des traités de droit international dès lors notamment que pour qu'un instrument puisse être qualifié de traité, il doit être régi par le droit international, ce qui n'est pas le cas des conventions conclues avec la Banque qui sont régies, non par le droit international public, mais par le droit islamique conformément aux clauses de choix de loi qu'elles contiennent.

80. Elles ajoutent que les stipulations contractuelles des Conventions de financement et d'agence ne sont pas des dispositions impératives étant observé que la simple ratification d'une convention par la République d'Albanie et sa promulgation subséquente ne suffisent pas à élever les termes de cette convention au rang de dispositions de nature impérative du droit albanais.

81. Elles considèrent également que le principe Pacta sunt servanda ne suffit pas à élever les stipulations des Conventions de financement et d'agence au rang des principes protégés par l'ordre public international. Elles soutiennent que pour que la violation des Conventions puisse relever de l'ordre public international, encore faudrait-il que ces Conventions constituent des lois de police étrangères et qu'elles fassent l'objet d'un consensus international, illustré notamment par l'adoption d'un texte de droit international public et qu'en l'espèce aucune de ces deux conditions n'est satisfaite.

82. Les défenderesses ajoutent qu'en tout état de cause, les Conventions de financement et d'agence n'ont pas été méconnues dès lors qu'il n'était pas nécessaire d'obtenir l'accord de la Banque préalablement à la conclusion des Avenants de sorte qu'aucune violation de l'article 4 de l'Accord d'agence n'est caractérisée ; et que le PMU qui, conformément aux Conventions de financement et d'agence, était responsable du suivi « des aspects financiers et administratifs du projet, y compris la gestion des contrats, et les décaissement », n'a pas outrepassé ses pouvoirs.

83. Les défenderesses font valoir également que la Sentence n'entérine pas la violation des principes de primauté des engagements internationaux et de respect de l'ordre public.

84. Elles précisent que l'ARA se prévaut de la violation, par ses propres organes, de règles de droit albanais pour conclure à la violation des principes de primauté des engagements internationaux et de respect de l'ordre public et ce alors qu'un Etat ne peut invoquer devant le juge de l'annulation la violation de sa propre législation pour se délier de ses engagements contractuels et ce d'autant plus lorsque la violation invoquée lui est imputable. Elles considèrent que les règles de droit albanais invoquées par l'ARA ne relèvent pas de la conception française de l'ordre public international dès lors qu'il ne s'agit pas, en effet, de lois de polices albanaises qui feraient l'objet d'un consensus international, résultant d'un texte de droit international.

85. Les défenderesses ajoutent que la Sentence ne donne pas effet à des faits revêtant une qualification criminelle. Elles précisent au soutien de ce moyen que selon une jurisprudence constante, seules les infractions faisant l'objet d'un consensus international, matérialisé par un instrument conventionnel, relèvent de la conception française de l'ordre public international.

86. Elles font valoir que l'ARA ne produit aucune jurisprudence démontrant que la répression des infractions d'abus d'autorité et de complicité d'abus d'autorité ferait l'objet d'un consensus international et relèverait, par conséquent, de la conception française de l'ordre public international.

87. Elles soulignent encore que l'ARA ne caractérise pas les infractions d'abus d'autorité et de complicité d'autorité dont elle se prévaut par l'identification de faisceaux d'indices graves, précis et concordants et qu'en tout état de cause, les autorités albanaises compétentes ont abandonné toutes les investigations et poursuites pénales initiées contre le Directeur du PMU et le Directeur général de l'ARA, lesquels sont, aux termes des dernières écritures de l'ARA, responsables des prétendues violations alléguées par l'ARA.

SUR CE,

88. En application de l'article 1520, 5° du code de procédure civile, le recours en annulation est ouvert si la reconnaissance ou l'exécution de la sentence est contraire à l'ordre public international.

89. L'ordre public international au regard duquel s'effectue le contrôle du juge de l'annulation s'entend de la conception qu'en a l'ordre juridique français, c'est-à-dire des valeurs et des principes dont celui-ci ne saurait souffrir la méconnaissance même dans un contexte international.

90. En l'espèce, il convient de relever que l'ARA soutient en premier lieu qu'au regard de la méconnaissance des Accords conclus avec la Banque islamique de développement, la reconnaissance ou l'exécution de la sentence serait de nature à exposer l'Albanie à la violation de ces accords internationaux et entérinerait la violation des principes de primauté des accords internationaux et de respect de l'ordre public, reconnus comme essentiels tant par l'Albanie que par la France.

91. Cependant, d'une part, le contrôle par le juge de l'annulation du respect de l'ordre public international, n'a pas vocation à permettre d'apprécier le respect par l'Albanie de ses propres engagements qu'elle qualifie en l'espèce d'internationaux.

92. D'autre part, il convient de rappeler que les demandes portées devant le tribunal arbitral par les sociétés Copri Construction Entreprises W.L.L., Aktor S.A. et JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical, rappelées au paragraphe 9 de la sentence, étaient fondées exclusivement d'une part, sur le contrat pour le projet de construction du tronçon routier n°1 Tirana-Elbasan signé le 10 février 2012 entre la société JV Copri et l'ARA (contrat n°1), et d'autre part, sur le contrat pour la construction du tronçon routier n°3 signé le 13 février 2012 entre la société JV Copri et l'ARA (contrat n°3).

93. Aux termes de sa sentence arbitrale rendue le 1er septembre 2020, le tribunal arbitral qui était amené à statuer sur les demandes pécuniaires formulées par les sociétés Copri Construction Entreprises W.L.L., Aktor S.A. et JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical au titre de ces deux seuls contrats, a d'une part, déclaré que la « Décision du Comité de Règlement des Différends à l'Amiable (CRDA)' du 9 octobre 2017 relative au Lot 1 et la Décision du Comité de Règlement des Différends à l'Amiable (CRDA) du 7 septembre 2017 relative au lot 3 » étaient « définitives et contraignantes », et d'autre part, condamné l'ARA au paiement des sommes telles qu'indiquées dans ces décisions majorées de la TVA, outre les frais d'arbitrage et autres frais.

94. Il ressort de ces éléments que, quand bien même les contrats litigieux, auxquels la sentence a donné effet à l'exclusion de tout autre accord, ont été conclus dans le cadre d'un projet de construction pour les besoins duquel la République d'Albanie a obtenu un préfinancement de la Banque islamique de développement (Islamic Development Bank, la « Banque ») et conclu avec celle-ci un accord de financement (« Istisna'a Agreement ») et un accord d'agence, la sentence ne donne aucunement effet à ces accords sur lesquels elle ne porte pas et auxquels au demeurant les sociétés Copri Construction Entreprises W.L.L., Aktor S.A. et JV Copri Construction Entreprises W.L.L. & Aktor Technical ne sont pas parties.

95. En conséquence, la reconnaissance ou l'exécution de la sentence arbitrale n'est pas de nature à violer de manière caractérisée, du fait de la méconnaissance alléguée de ces Accords, l'ordre public international.

96. Par ailleurs, si l'ARA soutient en second lieu que des irrégularités ont été commises dans la gestion du projet par le PMU et l'ARA, et que des enquêtes pénales pour des faits d'abus de pouvoir ou d'autorité ont été engagées, cette seule circonstance n'est pas de nature à constituer une violation caractérisée de l'ordre public international.

97. En outre, il résulte des éléments versés que les poursuites en ce qu'elles visaient le directeur du PMU et le directeur général de l'ARA, des chefs d'abus d'autorité ont été en tout état de cause abandonnées par décision du tribunal du district de Tirana du 28 juillet 2021.

98. Au regard de ces éléments, le moyen d'annulation sera rejeté.

4- Sur la procédure abusive

99. Les défenderesses sollicitent la condamnation de l'ARA au paiement de dommages et intérêts pour procédure abusive en application de l'article 559 du code de procédure civile faisant valoir qu'aucun des arguments développés par la recourante ne saurait prospérer tant ils sont dénués de fondement juridique et factuel et que c'est donc en parfaite mauvaise foi que l'ARA a initié ce recours, dont elle sait pertinemment qu'il est voué à l'échec, dans l'unique but de se soustraire, le plus longtemps possible, à ses engagements contractuels.

100. Elles ajoutent que l'ARA s'est également abstenu de produire une décision rendue par les juridictions albanaises en matière pénale, dont elle avait pourtant nécessairement connaissance, parce que cette décision réfute ses arguments et que la mauvaise foi dont fait preuve l'ARA dans le cadre du présent recours est manifeste et ne peut être sérieusement contestée.

101. En réponse, l'ARA fait valoir que ces accusations sont dénuées de tout fondement dès lors que certains de ses arguments ont été mal compris par le Tribunal arbitral (l'incompétence du Tribunal pour statuer sur la demande nouvelle concernant la TVA) ou analysés d'une manière qui semble particulièrement expéditive, sans s'attarder sur l'analyse des dispositions impératives du droit albanais applicable et qu'elle a formulé dans le présent recours en annulation plusieurs arguments sérieux - qui reposent tant sur des fondements factuels que juridiques solides - dont il incombe à la seule Cour de céans d'apprécier le bien-fondé.

102. Elle considère que la seule circonstance que les Défendeurs estiment l'action de l'ARA infondée ne caractérise aucun cas un quelconque abus ou une faute de la part de cette dernière.

SUR CE,

103. En application de l'article 559 du code de procédure civile, en cas d'appel principal dilatoire ou abusif, l'appelant peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui lui seraient réclamés.

104. En l'espèce, les sociétés défenderesses seront déboutées de cette demande alors que l'exercice d'un recours constitue par principe un droit et qu'en l'espèce, l'ARA a pu se méprendre sur l'étendue de ses droits.

Sur les frais et dépens ;

105. Il y a lieu de condamner l'ARA, partie perdante, aux dépens.

106. En outre, elle doit être condamnée à verser aux sociétés JV COPRI CONSTRUCTION ENTREPRISES W.L.L. & AKTOR TECHNICAL SOCIETE ANONYME, COPRI CONSTRUCTION ENTREPRISES W.L.L. et AKTOR S.A, qui ont dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir leurs droits, une indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme globale de 150 000 euros.

IV/ DISPOSITIF

Par ces motifs la Cour,

1- Rejette le recours en annulation formé par l'Administration Routière Albanaise contre la sentence internationale rendue à [Localité 4] le 1er septembre 2020 (CCI 23998/MHM/HBH (C 24011/MHM/HBH)) ;

2- Rejette la demande formée au titre de la procédure abusive ;

3- Condamne l'Administration Routière Albanaise à payer aux sociétés JV COPRI CONSTRUCTION ENTREPRISES W.L.L. & AKTOR TECHNICAL SOCIETE ANONYME, COPRI CONSTRUCTION ENTREPRISES W.L.L. et AKTOR S.A la somme globale de 150 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site