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Cass. soc., 10 décembre 2025, n° 24-15.412

COUR DE CASSATION

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Rejet

Cass. soc. n° 24-15.412

10 décembre 2025

SOC.

CZ

COUR DE CASSATION
______________________

Arrêt du 10 décembre 2025

Rejet

M. SOMMER, président

Arrêt n° 1139 FS-B

Pourvoi n° Y 24-15.412

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 10 DÉCEMBRE 2025

La société Pronovias France, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 3], [Localité 1], a formé le pourvoi n° Y 24-15.412 contre l'arrêt rendu le 20 mars 2024 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 3), dans le litige l'opposant à Mme [L] [T], domiciliée [Adresse 2], [Localité 4], défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme Maitral, conseillère référendaire, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la société Pronovias France, de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de Mme [T], et l'avis de Mme Grivel, avocate générale, après débats en l'audience publique du 4 novembre 2025 où étaient présents M. Sommer, président, Mme Maitral, conseillère référendaire rapporteure, Mme Mariette, conseillère doyenne, Mme Bouvier, MM. Barincou, Seguy, Mmes Douxami, Panetta, conseillers, MM. Carillon, Redon, conseillers référendaires, Mme Grivel, avocate générale, et Mme Jouanneau, greffière de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, du président et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 20 mars 2024), Mme [T] a été engagée en qualité de vendeuse par la société Pronovias France le 23 juillet 2012.

2. S'estimant victime d'un harcèlement moral, la salariée, licenciée pour cause réelle et sérieuse le 31 août 2018, a saisi la juridiction prud'homale de demandes au titre de l'exécution et de la rupture de son contrat de travail.

Examen des moyens

Sur le second moyen, pris en sa deuxième branche

3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. L'employeur fait grief à l'arrêt de le condamner à payer à la salariée une certaine somme à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral, alors « que l'existence d'un harcèlement moral suppose que soient caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité du salarié, d'altérer sa santé ou de compromettre son avenir professionnel ; qu'en l'espèce, pour retenir l'existence d'un harcèlement moral dont aurait été victime Mme [T], la cour d'appel s'est fondée sur des considérations relatives au comportement managérial général de ses deux supérieures hiérarchiques, en relevant que Mme [T] avait confirmé des propos tenus dans un courriel collectif d'autres salariés qu'elle n'avait pas signé, et qu'elle avait "invoqué des faits la concernant personnellement" en imputant "sa fausse couche au stress subi dans son travail" ; que la cour d'appel a par ailleurs indiqué que l'inspecteur du travail avait noté "un certain nombre d'infractions sur le lieu de travail corroborant ainsi partiellement les plaintes des salariées" et que les dénégations des deux supérieures mises en cause n'étaient "pas de nature à apporter la preuve contraire de leurs problèmes de management" pour conclure que "l'employeur ne démontre pas que les agissements qui sont établis ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement puisque ceux-ci sont révélateurs d'un exercice anormal et abusif du pouvoir d'autorité, de direction, de contrôle et de sanction de la direction de la boutique de la [Adresse 5]" ; qu'en statuant par de tels motifs impropres à caractériser l'existence de faits précis et répétés de harcèlement moral subis personnellement par Mme [T] dans le cadre des difficultés de management relevées, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1152-1 du code du travail. »

Réponse de la cour

5. Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. En vertu de l'article L. 1154-1 du code du travail, lorsque survient un litige relatif à l'application des articles L. 1152-1 à L. 1152-3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, le candidat à un emploi, à un stage ou à une période de formation en entreprise ou le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

6. Il résulte de ces dispositions que, pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du code du travail. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

7. Sous réserve d'exercer son office dans les conditions qui précèdent, le juge apprécie souverainement si le salarié établit des faits qui laissent supposer l'existence d'un harcèlement et si l'employeur prouve que les agissements invoqués sont étrangers à tout harcèlement.

8. La cour d'appel a relevé que plusieurs salariées de la boutique où était affectée l'intéressée avaient dénoncé tant auprès de la direction que durant l'enquête diligentée par l'employeur à la suite de ce signalement, le harcèlement psychologique de la part de leurs deux supérieures hiérarchiques, en relatant des pressions pour démissionner, du chantage, un manque de respect et des insultes, et précisant que de nombreux arrêts de travail avaient été prescrits à différentes salariées. Elle a ensuite constaté que le rapport d'enquête avait repris les témoignages concordants de chacune des salariées, dont celui de l'intéressée qui avait confirmé les propos tenus par ses collègues dans le courriel de dénonciation, en invoquant des faits la concernant personnellement ainsi que la dégradation de son état de santé.

9. Elle a ajouté que l'inspecteur du travail avait relevé un certain nombre d'infractions sur le lieu de travail, corroborant partiellement les plaintes qui lui avaient été adressées notamment sur la circulation entre la boutique et la réserve.

10. Elle a, par ces seuls motifs, dont il ressortait que les méthodes de gestion au sein de l'entreprise avaient eu pour effet de dégrader les conditions de travail de la salariée et étaient susceptibles d'altérer sa santé physique ou mentale, et sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, légalement justifié sa décision.

11. Le moyen n'est donc pas fondé.

Sur le second moyen, pris en ses première et troisième branches

Enoncé du moyen

12. L'employeur fait grief à l'arrêt d'ordonner la réintégration de la salariée et de le condamner à lui payer certaines sommes à titre de rappel de salaire au 31 janvier 2024 et au titre des congés payés afférents, alors :

« 1°/ que l'employeur ne porte pas atteinte à la vie privée d'un salarié du seul fait qu'il contacte le médecin traitant de ce salarié, la nature de leurs échanges et le contenu des informations recueillies devant être pris en considération ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a retenu que l'employeur avait méconnu le droit à la vie privée de la salariée au prétexte que le secret médical couvre l'ensemble des informations concernant la personne venues à la connaissance du médecin, si bien que l'objet de l'échange entre l'employeur et médecin traitant, qui n'avait pas seulement porté sur les dates de l'arrêt maladie, était indifférent, l'employeur n'ayant aucun motif légitime pour contacter le médecin traitant ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel, à qui il appartenait au contraire de préciser en quoi les échanges intervenus entre l'employeur et le médecin traitant de la salariée avaient porté atteinte à la vie privée de cette dernière et dépassé l'échange de simples informations de nature administrative, a violé l'article L. 1110-4 du code de la santé publique et les articles L. 1221-1 et L. 1235-3-1 du code du travail ;

3°/ que, à tout le moins, un licenciement n'est entaché de nullité que s'il est intervenu en violation d'une liberté fondamentale du salarié ; qu'en jugeant que l'employeur, en interrogeant le médecin traitant de la salariée, avait violé le droit au respect de la vie privée de cette dernière, liberté fondamentale entraînant la nullité du licenciement, après avoir relevé que la lettre de licenciement mentionnait un échange avec le médecin ne portant pas simplement sur les dates de l'arrêt maladie et n'ayant pas de motif légitime, la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé le lien entre le licenciement de Mme [T] et la violation du droit au respect de sa vie privée qu'elle relevait, faute d'avoir constaté que le licenciement était fondé sur des renseignements indûment recueillis par l'employeur auprès du médecin, a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1235-3-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

13. D'abord, il résulte de l'article L. 1110-4 du code de la santé publique, dans sa version issue de l'ordonnance n° 2018-20 du 17 janvier 2018, et de l'article R. 4127-4 du même code que le secret médical institué dans l'intérêt du patient, dans le but de protéger sa vie privée et le secret des informations le concernant, couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris. Le fait d'obtenir ou de tenter d'obtenir la communication d'informations en violation de ce secret professionnel est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

14. Ensuite, il résulte des articles 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et L. 1121-1 du code du travail que le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de sa vie privée dont relèvent en particulier son état de santé et ses relations avec son médecin traitant.

15. L'employeur ne peut, dès lors, sans violation de cette liberté fondamentale, contacter le médecin traitant du salarié pour obtenir et utiliser des informations couvertes par le secret médical. Le caractère illicite du motif du licenciement fondé, même en partie, sur des informations, recueillies par l'employeur auprès du médecin traitant du salarié, en violation du secret médical, porte atteinte au respect de sa vie privée et entraîne à lui seul la nullité du licenciement.

16. La cour d'appel a d'abord constaté qu'aux termes de la lettre de licenciement, l'employeur reprochait, notamment, à la salariée de lui avoir transmis, le 23 juillet 2018, un arrêt de travail antidaté au 20 juillet 2018, quelques jours après une discussion avec son responsable hiérarchique, au cours de laquelle elle lui avait indiqué être en désaccord avec l'avis d'aptitude émis par le médecin du travail lors de la visite médicale de reprise du 6 juillet 2018, consécutive à son arrêt maladie pour accident du travail, et d'avoir indiqué à son médecin traitant qu'étant couturière elle ne pouvait exécuter ses « tâches habituelles » et utiliser son pouce pour coudre, ce qui était inexact puisqu'elle était vendeuse et que ce n'était qu'occasionnellement qu'elle pouvait être amenée à poser des épingles.

17. Elle a ensuite relevé que l'employeur reconnaissait avoir appelé le médecin traitant dans le but de remplir ses propres obligations déclaratives et notamment délivrer l'attestation de salaire à la salariée pour sa prise en charge par la Sécurité sociale, qu'elle indiquait avoir voulu vérifier qu'il n'y avait pas d'erreur de date et que le médecin lui avait alors indiqué que l'arrêt de travail avait été émis le 23 juillet 2018 mais daté au 20 juillet 2018, ce qui était souligné dans la lettre de licenciement. Elle a ajouté que la société soutenait par ailleurs que le secret professionnel institué dans l'intérêt des patients s'imposait au médecin et non à elle.

18. Elle a enfin retenu que le secret couvre l'ensemble des informations concernant la personne venues à la connaissance du professionnel, de sorte qu'importait peu l'objet de l'échange avec le médecin traitant, et que si l'employeur considérait qu'un arrêt de travail était sans motif ou irrégulier, il pouvait s'adresser à la CPAM et demander qu'un contrôle fût effectué et avait également un autre interlocuteur privilégié en la personne du médecin du travail pour toute question concernant l'état de santé de ses salariés, ce dont il résultait que l'employeur n'avait aucun motif légitime pour contacter le médecin traitant et avait donc enfreint le droit au respect de la vie privée de sa salariée qui porte sur l'ensemble des informations la concernant venues à la connaissance du professionnel de santé qui ne devait rien divulguer et que l'employeur n'avait pas à entendre.

19. De ces constatations et énonciations, dont il ressortait que l'employeur avait contacté le médecin traitant de la salariée et obtenu des renseignements relatifs à la pathologie dont elle souffrait et aux propos qu'elle avait pu tenir au cours de la consultation médicale, puis avait utilisé ces informations pour lui reprocher de s'être fait délivrer un certificat médical en rétorsion à l'avis d'aptitude émis par le médecin du travail, la cour d'appel a exactement déduit que le licenciement fondé, même en partie, sur le contenu de ces informations couvertes par le secret médical, en violation du droit au respect de la vie privée, liberté fondamentale, était nul.

20. Le moyen n'est donc pas fondé.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne la société Pronovias France aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Pronovias France et la condamne à payer à Mme [T] la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le dix décembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

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