Livv
Décisions

Cass. 1re civ., 3 décembre 2025, n° 24-19.536

COUR DE CASSATION

Autre

Cassation

Cass. 1re civ. n° 24-19.536

3 décembre 2025

CIV. 1

IJ

COUR DE CASSATION
______________________

Arrêt du 3 décembre 2025

Cassation

Mme CHAMPALAUNE, présidente

Arrêt n° 785 F-D

Pourvoi n° F 24-19.536

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 3 DÉCEMBRE 2025

Mme [J] [V], domiciliée [Adresse 2], a formé le pourvoi n° F 24-19.536 contre l'arrêt rendu le 7 septembre 2022 par la cour d'appel de Bastia (chambre civile, section 2), dans le litige l'opposant :

1°/ à la société Les laboratoires Servier, société par actions simplifiée (SAS), dont le siège est [Adresse 1],

2°/ à la Mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN), dont le siège est [Adresse 3],

défenderesses à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de Mme de Cabarrus, conseillère référendaire, les observations de la SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés, avocat de Mme [V], de la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, Lassalle-Byhet, avocat de la société Les laboratoires Servier, et l'avis de Mme Mallet-Bricout, avocate générale, après débats en l'audience publique du 14 octobre 2025 où étaient présentes Mme Champalaune, présidente, Mme de Cabarrus, conseillère référendaire rapporteure, Mme Duval-Arnould, conseillère doyenne, et Mme Ben Belkacem, greffière de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée de la présidente et des conseillères précitées, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Bastia, 7 septembre 2022), Mme [V] a été traitée de 1990 à 2009 avec du Mediator, médicament produit par la société Les laboratoires Servier (la société) et a présenté différents troubles.

2. Le 26 novembre 2020, elle a assigné en référé la société et la Mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN), aux fins d'obtenir une expertise médicale afin de déterminer si ces troubles étaient en relation avec la prise de ce médicament, évaluer ses préjudices et fixer la date de consolidation du dommage.

3. La société a opposé la prescription et contesté en conséquence l'existence d'un motif légitime au sens de l'article 145 du code procédure civile.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

4. Mme [V] fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande d'expertise, alors « qu'en présence d'un dommage corporel, le délai de prescription de l'action en responsabilité civile fondée sur la mise en circulation d'un produit avant l'entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 sur la responsabilité du fait des produits défectueux, qui est de dix ans en application de l'article 2270-1 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, et 2226 du même code dans sa rédaction issue de cette même loi, ne court qu'à compter de la consolidation du dommage ; que pour conclure que Mme [V] ne démontrerait pas l'existence d'un motif légitime au soutien de sa demande d'expertise, l'arrêt attaqué retient que, pour les médicaments Médiator mis en circulation avant la date d'entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998, auxquels Mme [V] imputait son dommage corporel, le délai de prescription de droit commun a expiré au plus tard le 18 juin 2013 compte tenu de l'article 2224 du code civil issu de la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 réduisant l'ancien délai de droit commun à cinq ans courant depuis son entrée en vigueur ; qu'en se prononçant ainsi, la cour d'appel a violé les articles 2270-1 et 2226 précités, ensemble l'article 145 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 2262 et 2226, ces derniers dans leur rédaction issue de la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription, du code civil, et l'article 10 de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux :

5. En premier lieu, avant l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, le premier de ces textes soumettait les actions en responsabilité contractuelle à une prescription de trente ans, courant en cas de dommage corporel à compter de la consolidation.

6. Le deuxième de ces textes, créé par cette loi, a soumis l'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, à une prescription de dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé, écartant ainsi l'application de la prescription de droit commun de l'article 2224, créé par cette loi, dont le délai est réduit à cinq ans et court à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.

7. En second lieu, selon le troisième, l'action en réparation prévue par la directive se prescrit dans un délai de trois ans à compter de la date à laquelle le plaignant a eu ou aurait dû avoir connaissance du dommage, du défaut et de l'identité du producteur.

8. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne (arrêts du 4 juillet 2006, Adeneler, C-212/04, du 15 avril 2008, Impact, C-268/06 et du 24 juin 2019, Poplawski, C-573/17) que, si le principe d'interprétation conforme requiert que les juridictions nationales fassent tout ce qui relève de leur compétence, en prenant en considération l'ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d'interprétation reconnues par celui-ci, aux fins de garantir la pleine effectivité de la directive en cause et d'aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celle-ci, l'obligation pour le juge national de se référer au contenu d'une directive lorsqu'il interprète et applique les règles pertinentes du droit interne trouve ses limites dans les principes généraux du droit et cette obligation ne peut pas servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national.

9. Il en résulte que l'action en responsabilité contractuelle dirigée contre le fabricant d'un produit dont le caractère défectueux est invoqué, qui a été mis en circulation après l'expiration du délai de transposition de la directive, mais avant la date d'entrée en vigueur de la loi du 19 mai 1998 transposant cette directive, se prescrit, selon les dispositions du droit interne, qui ne sont pas susceptibles de faire l'objet sur ce point d'une interprétation conforme au droit de l'Union, soit, en cas de dommage corporel, par trente ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé, ce délai étant réduit par la loi du 17 juin 2008 à 10 ans à compter de la consolidation du dommage.

10. Pour écarter l'existence d'un motif légitime au sens de l'article 145 du code de procédure civile et rejeter les demandes de Mme [V] formées au titre du Mediator prescrit jusqu'à l'entrée en vigueur de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998, l'arrêt retient, après avoir exclu l'application de l'article 10 de la directive précitée, que le délai de trente ans prévu à l'ancien article 2262 du code civil a été remplacé par le délai de cinq ans créé par le nouvel article 2224 du même code.

11. En statuant ainsi, alors que si, à la date des prescriptions du Mediator était en vigueur le délai de l'article 2262 du code civil, cette prescription ne pouvait pas courir tant que le dommage subi par Mme [V] n'était pas consolidé et qu'à l'issue de l'entrée en vigueur de la loi du 17 juin 2008, son action, portant sur la réparation de préjudices résultant d'un dommage corporel, a été soumise au délai de dix ans de l'article 2226 du code civil courant à compter de la consolidation du dommage, la cour d'appel a violé les textes susvisés.

Et sur le moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

12. Mme [V] fait le même grief à l'arrêt, alors « que selon les dispositions de l'article 1245-17 du code civil, le régime de responsabilité du fait des produits défectueux issu de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d'un régime spécial de responsabilité ; qu'il s'ensuit que la prescription de l'action en réparation d'un dommage corporel fondée sur un régime de responsabilité alternatif à la responsabilité du fait des produits défectueux est soumise à un délai de dix ans commençant à courir à compter de la consolidation du dommage ; que pour conclure que Mme [V] ne démontrerait pas l'existence d'un motif légitime au soutien de sa demande d'expertise, l'arrêt attaqué retient, s'agissant des médicaments mis en circulation après l'entrée en vigueur de la loi du 19 juin 1998 jusqu'à la date de suspension de l'autorisation de mise sur le marché de cette molécule en
novembre 2009, qu'au regard des dates de consommation de Mediator par Mme [V] d'une part, ainsi que de la date de connaissance du dommage et de l'imputabilité possible de ce dommage à la prise de médicament, les actions en responsabilité fondées sur la prescription quinquennale de droit commun sont nécessairement prescrites, la cour d'appel a violé l'article 2270-1 du code civil, dans sa rédaction antérieure à la loi n°2008-561 du 17 juin 2008, et l'article 2226 du même code, ensemble l'article 145 du code de procédure civile. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 2226 du code civil :

13. Aux termes de ce texte, l'action en responsabilité née à raison d'un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé.

14. Pour écarter l'existence d'un motif légitime au sens de l'article 145 du code de procédure civile et rejeter les demandes de Mme [V] formées au titre du Mediator prescrit à compter de l'entrée en vigueur de la loi du 19 juin 1998 jusqu'à la date de suspension de l'autorisation de mise sur le marché de cette molécule en novembre 2009, l'arrêt retient que, au regard des dates de consommation de Mediator par Mme [V] d'une part, ainsi que de la date de connaissance du dommage et de l'imputabilité possible de ce dommage à la prise de médicament, d'autre part, l'action en responsabilité pour faute est nécessairement prescrite en application de la prescription quinquennale de droit commun.

15. En statuant ainsi, après avoir constaté que Mme [V] demandait la désignation d'un expert au titre du dommage corporel subi et afin notamment de fixer la date de sa consolidation, la cour d'appel a violé le texte susvisé, par refus d'application.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 7 septembre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Bastia ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;

Condamne la société Les laboratoires Servier aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne la société Les laboratoires Servier à payer à Mme [V] la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé publiquement le trois décembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site