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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 21 mars 2002, n° 00-03079

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Kiasma (SA)

Défendeur :

Centrale Internationale de Marchandises (SARL), Continent Hypermarchés (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Canivet

Conseillers :

MM. Raffejeaud, Dragne

Avoués :

SCP Keime-Guttin, SCP Lissarague-Depuis & Boccon-Gibod

Avocats :

Mes Berthault, Bednarski.

CA Versailles n° 00-03079

21 mars 2002

Le 25 novembre 1998, la société Kiasma qui fabrique des vêtements de cuir pour le commerce de grande distribution, et qui était en relations depuis une dizaine d'années avec la société Centrale internationale de marchandises (CIM), centrale d'achat du groupe Promodès, a assigné celle-ci sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce (36-5° de l'ordonnance du 1er décembre 1986), aux fins de la voir condamner à lui payer la somme de 15 MF à titre de dommages-intérêts, au motif d'une rupture brutale et abusive de ces relations, ayant entraîné une chute importante de son chiffre d'affaires, passé de 14.836.064 F pour l'exercice 1997 à 422.879 F pour celui de 1998.

La société CIM et la société Continent Hypermarchés, intervenue volontairement à l'instance en sa qualité de membre du groupe Promodès, ont conclu au débouté de cette demande, affirmant qu'il n'y avait pas eu " déréférencement " de la société Kiasma, mais seulement décision de ne pas sélectionner sa collection hiver 1998, que cette décision avait d'ailleurs été acceptée par la société Kiasma suivant courrier du 17 décembre 1997, que la collection 1999 n'avait pu être choisie, faute par la société Kiasma de l'avoir même présentée.

Par jugement du 3 mars 2000, le tribunal de commerce de Nanterre a dit qu'il n'était pas réellement justifié des motifs du refus de sélection de la totalité des produits de la société Kiasma, que néanmoins la société CIM avait informé la société Kiasma de sa décision suivant télex du 16 décembre 1997, que la société Kiasma avait alors donné son accord pour le retour des 12 pièces présentées, sans aucune contestation ni réserve; que le 26 janvier 1998 la société CIM avait adressé à la société Kiasma le dossier "conditions générales de vente" en s'étonnant seulement de ce que le chiffre d'affaires prévisionnel indiqué ne serait que de 2 MF, que compte tenu dès lors de l'accord des parties la responsabilité de la société CIM ne pouvait être engagée, que cependant les dispositions contractuelles prévoyaient une garantie d'activité pour la société Kiasma, qu'il était naturel que la société Kiasma puisse compter sur la réalisation du chiffre d'affaires de 2 MF précité, que le non-respect de cet engagement constituait une rupture partielle des relations contractuelles engageant la responsabilité de la société CIM, que la perte de marge consécutive devait donc être indemnisée.

Il a en conséquence condamné la société CIM à payer à la société Kiasma la somme de 394.280 F à titre de dommages-intérêts et celle de 25.000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Appelante, la société Kiasma reprend ses moyens et prétentions de première instance.

Elle affirme que le défaut de sélection, avéré en l'espèce, des produits d'un fournisseur équivaut à son déréférencement ; que les quelques commandes passées, de manière indépendante, en 1998 par certains magasins à enseigne Continent, ne sont pas la preuve de l'absence de déréférencement, mais le résultat d'un démarchage effectué directement auprès de ces magasins ; qu'elle n'a donné aucun accord à la décision de la société CIM, qui a été prise de concert avec la société Continent Hypermarchés; que les motifs invoqués pour justifier ce déréférencement sont inopérants, s'agissant d'incidents mineurs ou marginaux ; que le dit déréférencement procède d'une volonté délibérée de l'écarter au profit d'un concurrent ;

Elle estime que la rupture fautive et brutale des relations commerciales, ou à tout le moins la rupture partielle de ces relations, justifie l'octroi de dommages-intérêts correspondant non seulement à la perte de marge subie pendant deux années consécutives, soit la somme de 1.104.558 euros, mais pour couvrir également " les conséquences en chaîne du déréférencement dont elle a été victime " ;

Elle demande en conséquence à la Cour de condamner la société CIM et la société Continent Hypermarchés à lui payer la somme de 2.286.735 euros dont 1.104.558 euros au titre du non-respect d'un préavis de deux ans, subsidiairement, dans l'hypothèse où il serait jugé que la rupture n'est pas imputable à la société CIM, mais à une chute des approvisionnements de la société Continent Hypermarchés, de condamner celle-ci au paiement des mêmes sommes, d'ordonner la publication du présent arrêt dans deux magazines de son choix aux frais des intimées dans la limite de 3.000 euros HT, et de condamner la société CIM et la société Continent Hypermarchés à lui payer la somme de 16.000 euros au titre de l'article 700 du NCPC.

Intimées et formant appel incident, les sociétés CIM et Continent Hypermarchés répondent qu'il n'y a eu aucun déréférencement de la société Kiasma ; que le défaut de sélection de la collection hiver 1998 ne constitue pas un déréférencement ; que le référencement n'implique pas automatiquement la sélection des articles du fournisseur, spécialement s'agissant d'articles de mode soumis à des aléas saisonniers ; que la société Kiasma a d'ailleurs reconnu cet aléa en acceptant le retour des échantillons présentés ; que la baisse du volume d'approvisionnement des magasins Continent consécutive à l'absence de cette sélection, et qui n'a été que temporaire puisque la société Kiasrna a bénéficié en 2000 d'une commande de 2.700.000 F, ne peut caractériser une rupture brutale des relations commerciales ; que l'importance du chiffre d'affaires antérieurement réalisé par la société Kiasma était d'ailleurs lié au fait qu'elle disposait alors d'une licence sur la marque d'appel " Complice " ;

Elles affirment que l'article L. 442-6-1 5° du Code de commerce n'a vocation que d'assurer au cocontractant un préavis suffisant pour permettre sa reconversion et réorienter son activité, mais non pas d'empêcher un fournisseur ou un client de réduire son volume d'activité avec un partenaire économique ;

Elles estiment que les demandes d'indemnisation sont en tout état de cause exorbitantes.

Elles demandent à la Cour d'infirmer le jugement entrepris, et de condamner la société Kiasma à leur payer la somme de 15.244,90 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive, et celle de 7.622,45 euros au titre de l'article 700 du NCPC.

Considérant qu'il est constant qu'alors que depuis une dizaine d'années, la société Kiasma réalisait avec la société CIM, un chiffre d'affaires en constante augmentation et de l'ordre de 10 à 14 MF au cours des années 1995/96 à 1997/1998, cette centrale d'achats a unilatéralement décidé suivant courrier du 26 janvier 1998, de réduire le chiffre prévisionnel de l'exercice 1998/1999 à la somme de 2 MF ;

Considérant que quoiqu'elle allègue, la société CIM ne démontre pas que cette décision serait justifiée par des manquements de la société Kiasma à ses obligations contractuelles;que si elle a eu à déplorer parfois la livraison de quelques articles défectueux, ou non étiquetés, il n'apparaît pas qu'elle se soit jamais prévalue de ces avatars pour menacer sa cocontractante d'un éventuel déréférencement;que le grief tiré de la vente à une société concurrente du concept " Teddy " n'apparaît pas caractérisé, la société CIM admettant elle-même ne pouvoir prouver que la société Kiasma lui aurait promis une exclusivité sur ce produit promotionnel; qu'il n'est pas davantage justifié de l'incidence de la perte par la société Kiasma de la licence "Complice" sur les relations contractuelles; que cet argument n'apparaît d'ailleurs avoir été " découvert " qu'en cause d'appel.

Que le courrier précité du 26 janvier 1998 ne fait en tout état de cause aucune référence à l'un ou l'autre de ces prétendus griefs;

Considérant que contrairement à ce qu'a estimé le tribunal, la preuve d'un accord exprès et non équivoque de la société Kiasma à la réduction de son chiffre d'affaires prévisionnel n'apparaît pas rapportée; qu'au contraire la société Kiasma a renvoyé à la société CIM les conditions de vente de 1998 en y barrant le chiffre de 2 MF et en " suggérant " de maintenir celui de 14 MF réalisé l'année précédente; que la reprise par la société Kiasma des échantillons de sa collection hiver 1998, dont elle ne pouvait que prendre acte qu'ils n'étaient pas sélectionnés, ne suffit pas à faire cette preuve ;

que de même l'accord sur un prévisionnel" de 500.000 F pour l'année suivante, n'est pas établi, nonobstant la signature par la société Kiasma des conditions 1999 de la société CIM visant cette somme, dès lors que dans son courrier du 1er mars suivant elle qualifiait cette prévision de " volonté [persistante] de déréférencement sournois " et se plaignait du défaut de convocation aux opérations de sélection d'achats ;

Considérant qu'il est avéré qu'ensuite de ces décisions de la sociétés CIM, le chiffre d'affaires de la société Kiasma avec les magasins " Continent " a chuté de plus de 97 %, n'étant même pas démontré, comme le souligne la société Kiasma, que le chiffre réalisé résulterait des commandes passées par la société CIM et non de celles qu'elle affirme avoir reçues directement de ces magasins ensuite d'opérations de démarchage direct ;

Considérant que ce défaut total de commandes, sans qu'il soit justifié que les collections présentées n'auraient en aucune manière satisfait aux tendances de la mode de la saison concernée, traduit comme le soutient à bon droit la société Kiasma un déréférencement de ses produits, et équivaut à une rupture, au moins partielle, des relations contractuelles ;que la reprise de ces relations à compter de l'année 2000, sur la base d'un chiffre d'affaires au demeurant toujours très inférieur à celui de l'année 1997 (2.700.000 F) est sans incidence à cet égard;que les intimées ne sauraient se prévaloir de cette reprise pour qualifier la chute ou l'arrêt de ses commandes en 1998 et 1999 de simples fluctuations ou de " baisses ponctuelles " du chiffre d'affaires de le fournisseur ;

Considérant que cette rupture est intervenue sans préavis, nonobstant l'existence de relations commerciales établies ;qu'elle apparaît dès lors fautive et doit être sanctionnée en application des dispositions de l'article 442-6-I 5° du Code de commerce, par l'octroi de dommages-intérêts ;

Que ceux-ci seront fixés sur la base d'un préavis de six mois, étant observé que la société Kiasma n'apparaissait pas totalement dépendante économiquement de la société CIM, que le chiffre d'affaires qu'elle réalisait avec la société CIM ne représentait qu'une partie de son activité, l'évolution de ce chiffre d'affaires, passé de plus de 50 MF au 30 avril 1999, à plus de 70 MF au 30 avril 2001, tendant d'ailleurs à démontrer, comme le soulignent ici les intimées, qu'elle a pu redéployer rapidement cette activité et trouver d'autres débouchés ;

Considérant que sur la base de la perte de marge qui aurait pu être réalisée compte tenu du chiffre d'affaires moyen des trois années antérieures, lequel s'établit à la somme d'environ 12 MF, le montant des dommages-intérêts alloués à la société Kiasma sera fixé à la somme de 3.759.931 x 12.000.000 / 14.826.064 = 3.041.182 / 2, soit environ 230.000 euros.

Considérant qu'il n'est justifié d'aucun autre préjudice que celui qui se trouve ainsi réparé ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu d'ordonner les mesures de publication sollicitées ;

Considérant que les intimées paieront à la société Kiasma la somme supplémentaire de 3.000 euros au titre de l'article 700 du NCPC.

Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement entrepris sauf sur le montant des dommages-intérêts alloués à la société Kiasma. Le réforme de ce seul chef. Statuant à nouveau, Condamne la société Centrale Internationale de Marchandises et la société Continent Hypermarchés à payer à la société Kiasma la somme de 230.000 euros à titre de dommages-intérêts et la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du NCPC. Rejette toutes autres demandes. Condamne la société Centrale Internationale de Marchandises et la société Continent Hypermarchés aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés par la SCP Keime Guttin avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.