Livv
Décisions

CA Amiens, ch. com., 30 novembre 2001, n° 00-00407

AMIENS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Devred (SA)

Défendeur :

Ober (SA), Direction Régionale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes de la Somme

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chapuis de Montaunet

Conseillers :

M. Roche, Mme Rohart-Messager

Avoués :

SCP Millon Plateau Crepin, SCP Tetelin Marguet & de Surirey

Avocats :

Mes Perez, Courtois.

CA Amiens n° 00-00407

30 novembre 2001

Vu le jugement du 22 octobre 1999 par lequel le Tribunal de Commerce d'Amiens a dit la société Devred responsable de la rupture brutale des relations commerciales avec la société Ober, en application de l'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et l'a condamnée en conséquence à payer à cette dernière la somme de 269.796 F à titre de dommages et intérêts, outre 15.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Vu l'appel interjeté par la société Devred et ses conclusions, enregistrées le 3 novembre 2000, et tendant à :

- infirmer le jugement,

- débouter purement et simplement la société Ober de l'ensemble de ses demandes,

- la recevoir en sa demande reconventionnelle et condamner la société Ober à lui payer la somme de 250.000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, téméraire et vexatoire,

- condamner la société Ober et la DGCCRF à payer chacune, sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, la somme de 50.000 F ainsi qu'aux entiers dépens dont distraction est requise au profit de la SCP Millon Plateau Crepin, en application des dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Vu, enregistrées le 1er mars 2001, les conclusions présentées par la société Ober et tendant à :

Vu le rapport d'enquête de la DGCCRF du 9 décembre 1998,

- confirmer le jugement à l'exception du quantum des dommages et intérêts alloués,

et statuant à nouveau,

- condamner la société Devred à lui payer la somme de 5.000.000 F à titre de dommages et intérêts, en application des dispositions de l'article L. 442-6-4° du Code de Commerce,

- la condamner à lui payer une somme additionnelle de 30.000 F en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile et en tous les dépens, lesquels pourront être recouvrés directement par la SCP Tetelin-Marguet & de Surirey, avoués, en application des dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Vu, enregistrées le 10 avril 2001, les conclusions d'intervention présentées par le Ministre de l'Économie, des Finances et de l'Industrie et tendant à :

- le dire recevable en son intervention sur le fondement de l'article 56 de l'ordonnance,

- confirmer le jugement en ce qu'il a constaté et condamné la rupture des relations commerciales décidée par la société Devred en raison de son caractère brutal au sens de l'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,

- le confirmer en ce qu'il a reconnu que la société Devred a engagé sa responsabilité civile en application de l'article 36-5 de l'ordonnance,

- en tirer toutes les conséquences utiles dans le règlement du litige entre les parties en cause.

SUR CE

Attendu qu'il résulte de l'instruction que, courant 1986, la société Ober, spécialisée dans la fabrication de "jeans", a noué des relations commerciales avec la société Devred, elle-même spécialisée dans la vente au détail de prêt à porter;

Qu'à partir de 1989, ladite société Ober ne s'est plus vue commander par sa cliente que des produits griffés Devred, personnalisés et exclusivement destinés aux besoins de cette dernière, nécessitant en raison du volume accru des commandes - qui a atteint 102.173 pièces en 1996 pour un chiffre d'affaires hors taxes de 9.211.858 F - un recours à la sous-traitance pour la finition;

Que, bien qu'interrogé en septembre 1996 sur ses prix pour la saison 1997, la société Ober ne devait recevoir, à la suite de sa réponse transmettant un tableau révisé de ses prix, aucune commande sinon celle du 14 octobre 1996 relative à 990 pièces livrées le 16 décembre suivant;

Qu'estimant que la société Devred n'avait jamais formalisé par écrit la rupture de leurs relations commerciales, la société Ober l'a assignée devant le Tribunal de Commerce d'Amiens sur le fondement de l'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en réparation du préjudice qu'elle soutenait avoir subi du fait de son comportement;

Que, préalablement, la même société Ober avait par un courrier du 14 avril 1998, saisi des faits la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, permettant ainsi à l'administration de diligenter une enquête tant auprès du groupe Omnium de Participations auquel appartient la société Devred que de la société Ober;

Que c'est dans ces conditions qu'est intervenu le jugement déféré retenant la responsabilité de la défenderesse dans la rupture brutale des relations commerciales entre les intéressés;

Sur l'intervention volontaire du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie représentée par la Direction Régionale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes de la Région Picardie ;

Attendu qu'aux termes de l'article 56 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 "pour l'application de la présente ordonnance le ministre chargé de l'économie ou son représentant peut, devant les juridictions civiles ou pénales, déposer des conclusions et les développer oralement à l'audience. II peut également produire les procès-verbaux et les rapports d'enquête";

Que s'agissant, en l'espèce, d'une action engagée sur le fondement de l'article 36-5 de ce texte devenu l'article L. 442-6-4° du Code de Commerce, il y a lieu de dire recevable l'intervention au présent litige du ministre susvisé;

Au fond

Sur la responsabilité

Attendu qu'aux termes de l'article L. 442-6-4° susmentionné :

"Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan : (...)

4) - de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis, écrit, tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels. Les dispositions précédentes ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou de force majeure";

Attendu que pour contester le caractère brutal au sens de l'article précité de la rupture qui lui est reprochée la société Devred soutient que ces dispositions sont inapplicables à des situations où les relations sont remises en question chaque année à la même époque, le fournisseur présentant ses modèles et n'étant "jamais assuré à l'avance d'être sélectionné quand bien même l'aurait-il-été régulièrement depuis des années";

Que, par ailleurs, l'appelante souligne que le lien existant entre la rupture brutale alléguée et le préjudice en découlant suppose une action en réparation rapide et non une saisine de la justice consulaire deux ans et demi après les faits;

Qu'enfin, selon la société Devred, la constatation d'une rupture brutale de relations commerciales suppose que soit préalablement caractérisée une situation de dépendance économique ou de "grand déséquilibre" qui, en la circonstance, n'existe pas;

Attendu, toutefois, et en premier lieu, qu'alors que les relations commerciales entre les parties s'étaient déroulées sur une période de 10 ans avec un courant d'affaires en croissance constante (16.311 pièces livrées en 1990, 102.173 en 1996 pour un chiffre d'affaires respectif réalisé par la société Ober de 1.893.877 F et 9.211.858 F) et concernant des produits spécifiques portant la marque "Devred", l'appelante a cessé, à compter du 16 octobre 1996, de s'approvisionner auprès de celle qui était devenue son fournisseur exclusif en "jeans" et ce, en l'absence de tout préavis écrit et sans que la société Ober ait pu penser qu'elle n'était déjà plus référencée ou se trouvait en cours de déréférencement;

Qu'au regard de l'article précité, l'absence d'un tel préavis, signifié préalablement à la dernière commande passée par la société Devred suffit à caractériser, en elle-même, la brutalité de la rupture des relations commerciales intervenues entre les deux sociétés eu égard à l'antériorité des dites relations et à la "saisonnalité" des produits, laquelle nécessite impérativement de la part du fournisseur une anticipation dans la recherche de débouchés, les clients distributeurs assurant leur approvisionnement en terme de collections bien avant la saison;

Qu'enfin, si la société Devred fait état de "problèmes de qualité apparus en cours de saison avec la société Ober", il ressort de l'examen des pièces du dossier que les difficultés en cause n'ont été invoquées qu'à la fin de l'année 1996 à un moment où l'appelante avait, d'ores et déjà, pris la décision de changer de fournisseur; que ces difficultés ne sauraient donc être avancées pour justifier rétroactivement la rupture litigieuse;

Que, de même, les retards de livraison allégués ou l'éventuelle différence entre les quantités commandées et livrées n'ont eu qu'un caractère parfaitement marginal au regard du courant d'affaires existant entre les parties;

Qu'ainsi, aucune inexécution par la société Ober de ses obligations contractuelles ne peut être retenue;

Qu'en tout état de cause, il sera souligné que le texte invoqué n'a nullement vocation à obliger les distributeurs à pérenniser leurs relations avec les fournisseurs mais seulement à contraindre lesdits distributeurs à anticiper leur décision de changement de contractants et à en informer ces derniers;

Attendu, en deuxième lieu, que l'action prévue par ledit article L. 442-6-4° est une action en réparation se prescrivant en dix ans sans que, durant cette période, la date à laquelle elle est introduite puisse avoir une quelconque influence sur la caractérisation d'une pratique susceptible d'engager la responsabilité de son auteur;

Qu'en outre, il sera observé que si la société Ober n'a effectivement assigné la société Devred qu'au début de l'année 1999, elle avait saisi la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes dans les premiers mois de l'année 1998;

Attendu, en dernier lieu, qu'il convient de relever que la rupture brutale de relations commerciales établie est distincte de l'abus de dépendance économique sanctionné par l'article L. 420-2-2° du Code de commerce;

Qu'ainsi, et contrairement aux dires de l'appelante selon laquelle seuls des "petits fournisseurs" pourraient invoquer l'article L. 442-6-4° à l'encontre des "gros distributeurs", ledit article doit trouver application indépendamment de toute recherche de dépendance économique;

Attendu qu'il résulte de ce qui précède que c'est à bon droit que les premiers juges ont retenu que la société Devred avait engagé sa responsabilité civile vis-à-vis de la société Ober à la suite de la rupture des relations commerciales avec celle-ci;

Sur le préjudice

Attendu, tout d'abord, que contrairement aux énonciations des premiers juges sur ce point l'évaluation du préjudice subi par l'intimée du fait de la faute sus-analysée commise par l'appelante ne saurait être liée à l'aggravation des pertes de cette dernière mais doit être appréciée au regard de la marge bénéficiaire brute qu'elle aurait été en droit d'escompter en l'absence de rupture de leurs relations commerciales;

Que l'assiette retenue à cette fin doit être la moyenne du chiffre d'affaires hors taxes réalisé, au cours des trois années précédant la rupture, par la société Ober avec la société Devred, soit la somme annualisée de 8.815.535 F, la marge brute bénéficiaire y étant affectée étant fixée à 30 % ainsi que cela ressort des éléments produits par l'intimée et non utilement contestés par la société Devred;

Que, par ailleurs, la période à prendre en compte doit être la durée du préavis qui aurait dû être respecté et qui, en l'espèce compte tenu de l'ancienneté des relations entre les parties, du volume d'affaires réalisé, du secteur spécifique d'activité concerné, ainsi que du fait qu'il s'agisse de la fourniture de produits sous marque de distributeur, sera fixé à six mois;

Que le montant des dommages et intérêts alloué à la société Ober sera, dès lors, évalué à :

(8.815.535 francs x 30 %) x 6/12 = 1.322.330 F ;

Qu'il convient d'y ajouter la somme de 600.000 F correspondant à la subvention que l'intimée a dû verser à sa filiale Safober, chargée du "lavage" des produits concernés, à la suite de l'arrêt des commandes passées par la société Devred;

Qu'il échet, dès lors, par infirmation du jugement déféré de ce chef, de porter la somme accordée à la société Ober en réparation de son préjudice à 1.922.330 F;

Sur l'application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile

Attendu que l'appelante, condamnée aux dépens d'appel, versera à la société Ober la somme de 8.000 F sur le fondement de l'article susvisé;

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit les appels principal et incident jugés réguliers en la forme, Au fond, confirme le jugement sauf à porter à 1.922.330 F le montant des dommages et intérêts alloués à la société Ober, Déboute les parties du surplus de leurs conclusions respectives, Condamne la société Devred aux dépens d'appel avec droit de recouvrement direct au profit de la SCP Tetelin Marguet & de Surirey, avoué, La condamne à verser à la société Ober la somme de 8.000 F au titre des frais hors dépens.