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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch. com., 27 juin 2001, n° 97-24829

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Carrefour France (SA)

Défendeur :

Phocéenne de Distribution (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Isouard (faisant fonction)

Conseillers :

M. Blin, Mme Lonne

Avoués :

SCP de Saint Ferreol-Touboul, SCP Sider

Avocats :

Mes Braunstein, Labi.

T. com. Marseille, du 6 nov. 1997

6 novembre 1997

Les éléments constants du litige sont les suivants :

- En novembre 1996, la société Carrefour a effectué dans la presse une publicité annonçant la vente promotionnelle de différents produits pour la période du lundi 11 au samedi 16 novembre 1996.

- Sur cette publicité figurait entre autres produits la vente de barils de lessive Gama de 5 kgs pour un prix unitaire de 27 francs, soit 5,40 francs le kilo de lessive.

- Le 15 novembre 1996, la société la Phocéenne de Distribution a commandé par courrier, confirmé par acte de la SCP Labadie-Azoulay-Chetrit, huissiers de justice, 99 palettes de 84 barils de lessive Gama au prix unitaire de 27 francs, cette commande s'élevant à la somme de 224 532 francs.

- Par courrier du 16 décembre 1996, la société Carrefour e refusé de livrer cette commande dans les termes suivants : "Suite à votre demande, nous ne pouvons accepter cette commande qui est trop importante par rapport à ce qui est vendu par notre magasin, qui n'a pas la qualité de grossiste" ;

Par exploit du 14 avril 1997, la société la Phocéenne de Distribution a assigné la SA Carrefour France devant le tribunal de commerce de Marseille en paiement de la somme de 224 532 francs à titre de dommages-intérêts, outre intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 15 novembre 1996, en réparation du préjudice subi du fait de la privation de la possibilité d'acheter les barils de lessive Gama au prix annoncé par la société Carrefour, en paiement de la somme de 50 000 francs à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive et de la somme de 10 000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Par jugement rendu le 6 novembre 1997, le tribunal de commerce de Marseille a :

- condamné la SA Carrefour France à payer à la SARL La Phocéenne de Distribution la somme de 50 000 francs à titre de dommages- intérêts pour non-respect de ses obligations contractuelles et la somme de 12 060 francs au titre des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

- débouté la SARL la Phocéenne de Distribution du surplus de ses demandes et débouté la SA Carrefour France de sa demande reconventionnelle.

- condamné la SA Carrefour France aux dépens.

Par déclaration du 2 décembre 1997, la SA Carrefour France a relevé appel de ce jugement.

La SA Carrefour demande à la Cour de :

- réformer en toutes ses dispositions la décision entreprise.

- reconventionnellement, lui allouer la somme de 50 000 francs à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive.

- à titre de réparation du préjudice subi par le fait que cette procédure a été portée à la connaissance du public, ordonner la publication du " jugement " à intervenir aux frais de la société Phocéenne de Distribution dans deux quotidiens régionaux sans que le coût de chacune des insertions ne puisse dépasser la somme de 10 000 francs.

- condamner la société Phocéenne de Distribution au paiement d'une somme de 30 000 francs en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

A l'appui de son recours, la société Carrefour conclut :

- que la publicité était évidemment destinée à la clientèle individuelle.

- que la commande de la société Phocéenne de Distribution présentait à l'évidence un caractère anormal puisque bien trop importante elle posait des problèmes spécifiques de livraison.

- que son importance était de nature à désorganiser les services de la société Carrefour et à mettre en péril l'approvisionnement de ses clients, consommateurs habituels.

- que la société Carrefour était donc légitimement fondée à refuser cette commande.

- que la société Phocéenne de Distribution a tenté de mettre en œuvre une technique de désorganisation d'une société effectuant des ventes au détail, pour tenter de protéger ses propres détaillants contre des ventes qu'elle considérait faites à des prix insuffisamment élevés.

- qu'il ne peut pas être reproché à la société Carrefour d'avoir vendu à un prix anormalement bas.

- que l'action engagée par la société Phocéenne de Distribution s'emplace dans une manœuvre concurrentielle déloyale.

- que la jurisprudence a précisé qu'entre commerçants une proposition de contracter ne constitue une offre que si elle indique la volonté de son auteur d'être lié en cas d'acceptation et elle admet par ailleurs que le juge use de son pouvoir souverain d'appréciation pour analyser la portée de l'offre.

La société Phocéenne de Distribution demande à la Cour de :

Vu les articles 1134 et 1147 du Code Civil,

Vu l'offre de contracter émise par la SA Carrefour France et son acceptation par la SARL La Phocéenne de Distribution,

Constater l'existence d'un contrat de vente entre les parties contractantes.

Constater son inexécution par la SA Carrefour France.

Confirmer le jugement rendu le 6 novembre 1997 par le tribunal de commerce de Marseille en ce qu'il a retenu la responsabilité de la SA Carrefour France pour non respect de ses obligations contractuelles.

Le réformer quant au quantum des dommages-intérêts retenus et condamner la SA Carrefour France à payer à la SARL la Phocéenne de Distribution la somme de 224 532 francs en réparation du préjudice subi.

Ordonner la publication de l'arrêt à venir dans un quotidien régional aux frais de la SA Carrefour France,

Condamner la SA Carrefour France au paiement de la somme de 20 000 francs sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Condamner la SA Carrefour France aux entiers dépens.

La société Phocéenne de Distribution conclut :

- que dans l'offre de vente faite par la société Carrefour ne figure aucune condition restrictive quant aux quantités disponibles et quant aux types de personnes auxquelles elle s'adressait.

- que la société Carrefour n'a pas marqué sa volonté de ne pas être liée en cas d'acceptation et ne s'est pas réservée la possibilité d'agréer son cocontractant ou de confirmer son offre.

- que l'offre précisait même clairement "Nous avons commandé des stocks que nous pensons suffisants pour répondre à votre demande. Si certains articles venaient à manquer malgré nos précautions, nous nous engageons à vous les procurer aux prix annoncés à condition de les commander au plus tard le dernier jour de la validité de la publicité".

- qu'il s'agit d'une offre faite au public et selon une jurisprudence constante de la Cour de Cassation, l'offre faite au public lie le pollicitant à l'égard du premier acceptant dans les mêmes conditions que l'offre faite à personne déterminée.

- qu'en passant commande auprès de la société Carrefour dans le délai de validité, la société Phocéenne de Distribution a accepté cette offre et le contrat s'est formé par la rencontre des volontés.

- que la société Carrefour, qui invoque le caractère anormal car trop important de la commande, a pourtant livré mille bouteilles d'eau et 96 cartons de Coca-Cola au magasin Anglo-French de Marseille.

- que le tribunal a condamné la société Carrefour sur le fondement du droit commun des obligations.

- que la société Carrefour était liée par un contrat de vente et le refus de livrer les produits commandés constitue une inexécution fautive ouvrant droit à des dommages-intérêts.

- que la publicité de la société Carrefour était trompeuse car elle présentait à un prix intéressant une marchandise qui n'était pas disponible en quantité suffisante pour répondre à la demande et cette société s'engageait à la fournir même s'il venait à en manquer.

- que la société Phocéenne de Distribution a dû se procurer ailleurs à un prix bien plus élevé les marchandises commandées et non livrées par la société Carrefour.

- que la société Phocéenne de Distribution n'a pas eu non plus le bénéfice de la revente manquée.

MOTIFS DE LA DECISION

La recevabilité de l'appel n'est pas contestée; en l'absence de moyen constitutif de fin de non-recevoir susceptible d'être relevé d'office, il convient de le déclarer recevable.

Il s'agit en l'espèce d'une offre publique de contrat faite par la société Carrefour, s'adressant à des personnes indéterminées, touchées par la publicité qui est faite.

Il s'agit en outre d'une offre véritable de contrat en ce qu'elle porte à la connaissance d'autrui l'intention de contracter de son auteur, la nature du contrat offert, et ses conditions essentielles (objet de la vente, proposition d'un prix).

Il convient de relever que la nature d'offre véritable de l'offre litigieuse n'est pas contestée par la société Carrefour mais cette dernière a opposé à la société La Phocéenne de Distribution un refus d'exécuter pour le motif suivant : " Commande trop importante par rapport à ce qui est vendu par notre magasin qui n'a pas la qualité de grossiste ".

L'offre faite au public lie le pollicitant à l'égard du premier acceptant dans les mêmes conditions que l'offre faite à personne déterminée.

Cependant en raison de la publicité qui crée dans le public l'espérance de profiter d'une offre avantageuse, l'obligation de contracter doit être imposée au pollicitant plus sévèrement dans l'offre publique que dans l'offre à une personne déterminée dans la mesure où :

- d'une part, comme en l'espèce, le pollicitant s'est engagé à adapter son offre à toutes les acceptations éventuelles en indiquant sur sa publicité : " Nous avons commandé des stocks que nous pensons suffisants pour répondre à votre demande. Si certains articles venaient à manquer malgré nos précautions, nous nous engageons à vous les procurer aux prix annoncés à condition de les commander au plus tard le dernier jour de la validité de la publicité ".

- d'autre part, le pollicitant et le pollicité ne se connaissant pas, contrairement à une offre particulière faite dans le cadre de relations d'affaires, le public doit être d'autant mieux renseigné sur les conditions exactes des propositions qu'on lui fait.

Or en l'espèce, la société Carrefour a publié une offre dénuée de toutes réserves et limitations, hormis la date de validité respectée par la société Phocéenne de Distribution.

L'offre comportant les éléments essentiels du futur contrat, le contrat s'est donc formé valablement par l'acceptation de la société Phocéenne de Distribution.

En outre, il convient de relever que, bien que s'adressant au public, la société Carrefour se réserverait implicitement la faculté de choisir parmi les bénéficiaires qui se manifestent ceux qui finalement pourront profiter de l'offre.

Ceci impliquerait, bien que la société Carrefour ne s'en prévale pas expressément, une sorte de réserve intuitu personae comprise dans l'offre.

Certes dans l'offre d'un contrat comportant par nature un intuitus personae l'auteur d'une offre adressée au public peut refuser de contracter en raison de considérations légitimes tirées de la personne de l'acceptant.

Mais en l'espèce l'intuitus personae n'est pas un élément déterminant du consentement du pollicitant car il ne s'agit pas pour la société Carrefour de choisir et de composer une clientèle mais au contraire au travers d'opérations commerciales massives mettant en avant des produits à un prix très attractif d'attirer la clientèle la plus large possible.

Dans ces conditions, la discrimination qui a été introduite a posteriori par la société Carrefour et qui méconnaît la formation du contrat par l'acceptation de l'offre pure et simple a été à bon droit sanctionnée par les premiers juges.

Au vu des éléments contradictoirement soumis à l'appréciation de la Cour, les premiers juges ont exactement apprécié le préjudice subi par la société Phocéenne de Distribution.

Le jugement entrepris doit dont être confirmé.

Il y a lieu d'ordonner la publication du présent arrêt aux frais de la société Carrefour selon les modalités prévues au présent dispositif.

En l'absence d'abus dans la procédure, la société Carrefour sera déboutée de sa demande en dommages-intérêts pour procédure abusive.

L'équité et la situation économique des parties justifient que l'application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile soit écartée en cause d'appel.

Motifs de la décision : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement, Reçoit l'appel, Confirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 6 Novembre 1997 par le tribunal de commerce de Marseille, Y ajoutant, Ordonne la publication du présent arrêt dans un quotidien régional au choix de l'intimée, aux frais de la SA Carrefour sur justification de l'effectivité des insertions, sans que le coût de la publication puisse excéder 15 000 francs (2 286,74 euros) TTC, Déboute la société Carrefour de sa demande en dommages-intérêts pour procédure abusive, Dit n'y avoir lieu en cause d'appel à application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, Condamne la SA Carrefour aux entiers dépens et autorise la société civile professionnelle Pierre Sider-Jean Michel Sider, titulaire d'un office d'avoué près la Cour, à recouvrer directement ceux d'appel dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.