CA Douai, 2e ch. civ., 23 septembre 1993, n° 4632-92
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Bic Sport (SA)
Défendeur :
Décathlon (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bononi
Conseillers :
Mme Giroud, M. Delaude
Avoués :
SCP Carlier-Régnier, Le Marc'Hadour-Pouille-Groulez
Avocats :
Mes Bremond, Boespflug.
FAITS ET PROCÉDURE :
La société Décathlon qui exploite des magasins dans lesquels sont vendus des articles de sport, dont des planches à voile, s'approvisionne notamment auprès de la société Bic Sport qui fabrique des planches à voile et les commercialise dans son propre réseau de distribution.
Par arrêt du 16 juin 1989, la Cour d'appel de Versailles a jugé illicite le contrat de distribution sélective de la société Bic Sport, dit que cette dernière s'était rendue coupable d'un refus de vente au détriment de la société Décathlon et l'a condamnée sous astreinte à livrer ses planches à voile haut de gamme à la société Décathlon.
Par la suite, la société Décathlon a passé à la société Bic Sport les commandes suivantes :
1) Le 11 décembre 1991 :
- commandes n° 372.057 et 372.061 portant sur 530 planches à voile devant être livrées le 2 mars 1992,
- commandes n° 372.060 et 372.064 portant sur 645 planches à voile devant être livrées le 27 avril 1992,
2) le 2 avril 1992 :
- commandes n° 406.349 à 406.354 portant sur 992 planches à voile devant être livrées le 27 avril 1992,
3) le 8 avril 1992 :
- commandes n° 408.942 et 408.944 portant sur divers accessoires devant être livrés le 27 avril 1992,
- commandes n° 408.943 et 408.945 portant sur 385 planches à voile devant être livrées le 4 mai 1992.
Les planches à voile faisant l'objet des commandes n° 372.057, 372.058, 372.061 et 372.062 ont été livrées ; celles commandées sous les n° 372.059 et 372.063 ne l'ont pas été, la société Bic Sport ayant donné l'ordre aux transporteurs de suspendre la livraison.
Par lettre recommandée du 3 avril 1992, reçue le 6 avril suivant, la société Décathlon a demandé à la société Bic Sport de procéder à la livraison.
Celle-ci lui a répondu par courrier recommandé du 13 avril 1992 reçu le 17 avril suivant, pour réclamer des explications circonstanciées, en soulignant :
- que la demande ne correspondait pas à son offre et à ses conditions générales de vente,
- qu'il y avait de la part de la société Décathlon volonté de pratiquer des dérives de vente vers des planches sur lesquelles sa marge était intacte, alors que sur la marque Bic Sport sa marge était à 8 %.
C'est dans ces circonstances de fait que le 15 avril 1992, puis le 4 mai 1992, la société Décathlon a fait assigner en référé la société Bic Sport en invoquant le trouble manifestement illicite résultant du refus de livraison.
Par ordonnance de référé du 3 juin 1992, le président du Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing :
1) s'est déclaré compétent,
2) a ordonné à la société Bic Sport de livrer à la société Décathlon les planches à voile qui lui ont été commandées et qui lui seront commandées sous astreinte de 1 000 F par planche voile et par semaine à compter du 15 juin 1992,
3) a condamné la société Bic Sport aux dépens et aux paiement de l'indemnité de 2 000 F en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
La société Bic Sport a relevé appel.
Demandes des parties :
Par conclusions du 21 septembre 1992, l'appelante prie la Cour :
1) de déclarer le Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing et la Cour d'appel de Douai territorialement incompétents au profit du Tribunal de commerce de Vannes et, en conséquence, d'infirmer l'ordonnance en renvoyant les parties à se pourvoir devant ce magistrat,
2) subsidiairement,
- de constater l'absence de concordance entre les conditions générales de vente de la société Bic Sport et les conditions générales d'achat de la société Décathlon, outre l'absence de conformité entre l'offre et la demande,
- de constater que par suite de la parution des publicités Décathlon dans " Planches Mag " et " Wind " en avril 1992, la société Décathlon a révélé le caractère anormal et de mauvaise foi de ses commandes, confirmé par sa carence à répondre aux demandes réitérées de la société Bic Sport,
- de dire en conséquence que la société Décathlon n'apporte pas la preuve d'un trouble manifestement illicite par application de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,
- de dire en conséquence n'y avoir lieu à référé,
- de condamner la société Décathlon à lui verser l'indemnité de 30 000 F en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Selon écritures du 6 janvier 1993, l'intimée demande la confirmation de l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions et la condamnation de la société Bic Sport à lui payer la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
MOTIFS :
1) Sur l'exception d'incompétence territoriale :
Au soutien de son exception, la société Bic Sport fait valoir :
- qu'en réclamant la livraison de planches à voile commandées, la société Décathlon se prévaut implicitement mais nécessairement d'un rapport de droit contractuel,
- qu'elle ne peut invoquer les règles dérogatoires de compétence prévues en matière délictuelle par l'article 46 du Nouveau Code de Procédure Civile,
- que le refus de vente ne présente pas nécessairement un caractère délictuel, une telle qualification ne résultant ni de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ni des principes généraux du droit de la responsabilité,
- que rien ne permet de considérer que le refus de vente présente un caractère délictuel lorsqu'il s'analyse, comme en l'espèce, en une interruption de relations contractuelles établies,
- que la société Décathlon aurait dû assigner la société Bic Sport devant le Tribunal de Vannes dans le ressort duquel se trouve son siège social.
Mais comme le réplique à juste raison l'intimée, le refus de vente ne constitue pas une faute contractuelle ; il est un délit civil même lorsqu'il survient entre personnes se trouvant en relations d'affaires ; cette qualification est justifiée dès lors que le refus de vente s'analyse en un refus de contracter; tel est le cas en l'espèce puisque la société Bic Sport allègue elle-même la discordance entre son offre et les commandes de la société Décathlon et fait valoir que le juge des référés ne peut parfaire " un processus contractuel inachevé ".
En conséquence, l'intimée est bien fondée à se prévaloir des dispositions de l'article 46 du Nouveau Code de Procédure Civile selon lesquelles, en matière délictuelle, le demandeur peut saisir outre la juridiction du lieu où demeure le défendeur, celle du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi.
Si le refus de vente présente un caractère fautif, le dommage a été subi au siège de la société Décathlon à Villeneuve-d'Ascq dans le ressort du Tribunal de commerce de Roubaix-Toucoing ; c'est à bon droit dès lors que le juge des référés saisi s'est déclaré territorialement compétent.
2) Sur le refus de la vente :
La société Bic Sport prétend que le refus de vente serait justifié par le caractère anormal des commandes de la société Décathlon et par sa mauvaise foi.
a) En premier lieu l'appelante fait valoir :
- qu'elle n'a pas accepté les conditions générales d'achat de la société Décathlon,
- que les commandes de cette société qui ne répondent pas à son offre ne peuvent être prises en considération et que le magistrat des référés ne peut se faire juge des conditions de livraison alors que les conditions de vente du fabricant ne sont pas acceptées,
- que la société Décathlon ne s'est pas engagée à respecter ces dernières conditions mais a persisté à ne pas les appliquer lors de l'exécution de l'ordonnance de référé.
Mais il apparaît que la société Bic Sport n'a jamais retourné signées les conditions générales d'achat proposées par la société Décathlon ; celle-ci qui a néanmoins passé commande ne peut opposer ses conditions d'achat à la société Bic Sport qui ne les a pas acceptées ; seules les conditions générales de vente du fabricant peuvent s'appliquer.
Par ailleurs la société Décathlon a formellement accepté les conditions générales de vente de la société Bic Sport le 30 septembre 1992.
Ainsi il ne peut plus être fait grief au juge des référés de parfaire un processus contractuel inachevé.
b) En second lieu, l'appelante invoque la mauvaise foi de la société Décathlon en exposant :
- qu'après l'avoir annoncé dans la presse spécialisée, cette société a pratiqué des remises de 20 % sur les produits Bic Sport, Tiga et Fanatic ne conservant pour elle qu'une marge de 8 % alors qu'elle n'a effectué aucune remise ni promotion sur ses propres produits, conservant sur eux sa marge qui est de l'ordre de 50 %,
- qu'il n'est pas vraisemblable qu'elle cherche à vendre avec la même réussite des planches Bic Sport sur lesquelles sa marge n'est que de 8 % et des planches Décathlon sur lesquelles elle garde une marge de 50 %,
- que sa campagne de publicité n'avait pour autre but que de permettre un appel des consommateurs sur les grandes marques et de diriger leurs achats sur les planches de marque Décathlon lui procurant une marge importante,
- que la mauvaise foi de la société Décathlon est d'autant plus éclatante qu'elle a refusé de la renseigner sur les conditions dans lesquelles les produits Bic Sport étaient commercialisés,
- que la pratique du prix d'appel avec dérive de vente n'est pas une démarche normale,
- que selon la circulaire du 22 septembre 1980, le prix d'appel résulte du procédé qui consiste pour le distributeur à mener une opération de promotion par les prix sur un produit déterminé pour lequel il adopte un niveau de marge si faible et dispose de quantités tellement insuffisantes que les avantages à attendre ne peuvent être en rapport avec l'action de promotion engagée, sauf pour le distributeur à pratiquer la dérive des ventes,
- que la faiblesse des quantités commandées doit s'apprécier par rapport aux parts de marché que détient la marque objet du prix d'appel,
- que la société Bic Sport détient environ 45 % des parts du marché français de la planche à voile contre 10 % pour la société Décathlon et qu'il suffit que la dérive de vente concerne une planche sur 10 pour porter le pourcentage de la société Décathlon à 20 % et réduire celui de Bic Sport à 35 %,
- que la société Décathlon ne peut justifier autrement que par la pratique du prix d'appel avec dérive de vente sa démarche économique la conduisant à revendre des produits Bic Sport avec une marge inférieure au montant de ses charges d'exploitation.
Mais l'intimée répond avec raison qu'il ne peut y avoir prix d'appel avec dérive des ventes puisque les quantités disponibles pour la vente étaient suffisantes.
Elle rappelle que lorsqu'elle a fait connaître ses prix de vente des planches à voile Bic, elle détenait 1 427 planches de cette marque, attendait la livraison de 2 777 autres planches de cette même marque et envisageait d'en commander 1 600 supplémentaires ; elle précise de surcroît que ces quantités représentent plus des deux tiers des 8 500 planches à voile qu'elle a vendues au cours de l'année 1991 ; au regard des parts de marché respectives des deux sociétés, les quantités offertes à la vente par la société Décathlon n'apparaissent pas insuffisantes,
- c'est encore à juste titre que l'intimée fait valoir que le niveau de marge adopté par le distributeur ne permet pas à lui seul de retenir la qualification du prix d'appelet qu'en toute hypothèse, l'appelante ne justifie pas que la marge de la société Décathlon sur les planches à voile Bic soit inférieure à ses charges d'exploitation ce qui serait inexact selon l'intimée.
c) Enfin c'est en vain que la société Bic Sport fait grief à la société Décathlon d'avoir voulu provoquer la désorganisation, voire le dislocation de son réseau de vente, mettant en difficulté ses petites distributeurs qui ne peuvent pratiquer les mêmes remises, alors qu'ils sont plus aptes à fournir un service de conseil et d'assistance aux véliplanchistes.
En effet, comme le souligne la société Décathlon :
- il a été jugé par la Cour d'appel de Versailles qu'elle était apte à vendre des planches à voile au même titre que les petits distributeurs,
- elle est libre de fixer ses prix sous réserve de ne pas vendre à perte.
Il apparaît ainsi que la société Bic Sport ne rapporte pas la preuve qui lui incombe ni du caractère anormal des commandes, ni de la mauvaise foi de leur auteur.
Son refus de vente constitue dès lors un trouble manifestement illicite qu'il convient de faire cesser.
En conséquence, l'ordonnance déférée sera confirmée sauf en ce qu'elle a statué sur des commandes futures au mépris des dispositions de l'article 5 du Code civil.
3) Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile :
L'appelante qui succombe doit supporter les dépens et ne peut prétendre à indemnité pour frais irrépétibles.
Par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, elle devra verser l'indemnité de 10 000 F à la société Décathlon.
Par ces motifs : Confirme l'ordonnance déférée sauf en ce qu'elle a statué sur les commandes futures de la société Décathlon auprès de la société Bic Sport, Déboute la société Bic Sport de toutes ses demandes, Condamne la société Bic Sport à payer à la société Décathlon l'indemnité de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, Condamne la société Bic Sport aux dépens d'appel et autorise la SCO Le Marc'Hadour-Pouille-Groulez à les recouvrer conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.