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Décisions

CA Paris, 3e ch. B, 4 mai 2001, n° 2000-20033

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Brodard Graphique (SA)

Défendeur :

SCP Perney Angel (ès qual.), Imprimerie Les Mouthieux (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rognon

Conseillers :

MM. Monin-Hersant, Pimoulle

Avoués :

SCP Arnaudy Baechlin, SCP Varin Petit

Avocats :

Mes Deviers, Lanciaux.

T. com. Meaux, du 5 sept. 2000

5 septembre 2000

LA COUR statue sur l'appel formé par la SA Brodard Graphique du jugement du Tribunal de commerce de Meaux, rendu le 5 septembre 2000, qui l'a condamnée, avec exécution provisoire, à payer 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts plus 8 000 F par application de l'article 700 NCPC à la SCP Perney & Angel, ès qualités de mandataire liquidateur de la SARL Imprimerie Les Mouthieux.

Une procédure de redressement judiciaire a été ouverte le 1er avril 1996 à l'égard de la SARL Imprimerie Les Mouthieux.

Un plan de redressement a été arrêté le 10 mars 1997.

À compter de cette date, et pendant deux ans, Imprimerie Les Mouthieux a bénéficié d'un flux régulier de commandes passées par Brodard Graphique.

Le 15 février 1999, Imprimerie Les Mouthieux, invoquant le préjudice qu'elle prétendait lui avoir été causé par la brusque rupture de ce courant d'affaires, a assigné Brodard Graphique en paiement de 9,6 MF de dommages-intérêts.

La liquidation judiciaire de Imprimerie Les Mouthieux a été prononcée le 7 juin 1999.

La SCP Perney & Angel, désignée en qualité de mandataire liquidateur, a poursuivi la procédure engagée antérieurement contre Brodard Graphique.

Le tribunal a relevé que les parties n'étaient pas liées par un contrat ; que Brodard Graphique n'avait pris aucun engagement de continuité ou de conformité à des conventions professionnelles ; que l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'était pas applicable en l'espèce, s'agissant de rapports entre donneur d'ordre et sous- traitant; que la convention éditée par la fédération de l'imprimerie et de la communication graphique au sujet des relations entre l'éditeur et l'industriel graphique n'avait pas davantage vocation à s'appliquer au présent litige opposant un industriel graphique et son sous-traitant.

Il a jugé néanmoins que Brodard Graphique avait brutalement rompu une relation commerciale et ainsi causé un préjudice dont elle devait répondre.

Les premiers juges ont évalué le montant des dommages-intérêts en se référant au chiffre d'affaire mensuel moyen réalisé au cours des deux années précédant la rupture.

Appelante, la SA Brodard Graphique conclut à la réformation de la décision entreprise et au débouté de la SCP Perney & Angel, ès qualités, de toutes ses demandes.

Elle demande subsidiairement à la Cour de fixer à 50.000 F le préjudice subi par Imprimerie Les Mouthieux.

Elle réclame en outre la condamnation de la SCP Perney & Angel, ès qualités, à lui payer 25.000 F par application de l'article 700 NCPC.

Elle affirme que sa relation commerciale avec Imprimerie Les

Mouthieux s'est exécutée exclusivement en sous-traitance, ce qui suffit, selon elle, à écarter l'application de l'article 36, alinéa 4, de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (devenu l'article L. 442-6 du code de commerce.)

Elle explique que la nécessaire souplesse d'organisation de la production fait du recours à la sous-traitance une règle dans le secteur de l'impression, ce que ne pouvait ignorer Imprimerie Les Mouthieux qui ne peut donc venir prétendre avoir été surprise par son interruption.

Elle soutient que les usages professionnels invoqués par Imprimerie Les Mouthieux pour faire croire qu'elle avait droit à un préavis de huit mois ne concernent que les rapports entre éditeur et imprimeur et sont sans application au présent litige.

Elle fait valoir que, hors l'hypothèse d'une volonté de nuire qui n'est pas même alléguée en l'espèce, il ne peut être question d'abus de droit, alors surtout que des nécessités économiques justifient qu'elle ait cessé ses relations avec Imprimerie Les Mouthieux.

Elle relève encore que Imprimerie Les Mouthieux n'établit nullement qu'elle se serait trouvée dans l'impossibilité de réorienter différemment son activité graphique.

S'agissant enfin du préjudice, dont elle discute subsidiairement le mode d'évaluation, elle observe que seul le bénéfice manqué, non le chiffre d'affaires perdu, peut servir de référence et précise que le taux de rentabilité nette habituellement constaté dans le secteur est de 5%.

Intimée ès qualité, et appelant incidemment, la SCP Perney & Angel, mandataire judiciaire à la liquidation de la SARL Imprimerie Les Mouthieux, conclut à la confirmation du jugement sur le principe de la responsabilité de Brodard Graphique mais demande la condamnation de celle-ci à lui payer 9.600.000 F de dommages-intérêts plus les intérêts au taux légal à compter du 8 février 1999.

Elle demande subsidiairement à la Cour de dire que toutes les dettes, indemnisations ou condamnations qui pourraient rester à la charge de Imprimerie Les Mouthieux ne pourraient qu'être constatées et faire l'objet d'une simple fixation au passif de la liquidation judiciaire.

Elle sollicite enfin la condamnation de Brodard Graphique à lui payer 30.000 F par application de l'article 700 NCPC.

Elle expose que Imprimerie Les Mouthieux réalisait la moitié de son chiffre d'affaire avec Brodard Graphique, soit de 1 à 1,35 MF mensuels ; que Brodard Graphique, par ailleurs, ne pouvait ignorer sa fragilité, conséquence de sa faible taille et de sa mise en redressement judiciaire que c'est pourtant sans aucun préavis, sur simple communication téléphonique du 2 février 1999, que Brodard Graphique a brusquement et définitivement rompu leurs relations et ne lui a plus, de ce jour, passé une seule commande.

Elle explique que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dont le champ d'application n'exclut pas la sous-traitance, ne fait que reprendre la jurisprudence constante de la cour de cassation selon laquelle la rupture brusque, sans délai, préavis ou aménagement, de relations commerciales suivies constitue un abus de droit qui oblige son auteur à en réparer les conséquences dommageables.

Elle fait valoir que les articles 202 à 204 des "usages professionnels et conditions générales de vente" adoptés par la fédération française de l'imprimerie et de la communication graphique prévoient un préavis dont la durée, variable en fonction du chiffre d'affaires, aurait dû être en l'espèce de huit mois, et que, à défaut de respect d'un tel préavis, une indemnité est due, égale à 8% du chiffre d'affaire qui aurait dû être réalisé pendant la période.

Elle souligne que Brodard Graphique, en déléguant à Imprimerie Les Mouthieux les commandes qu'elle-même recevait d'un éditeur, s'est substitué à celui-ci dans ses rapports avec son sous-traitant et ne peut donc prétendre se soustraire aux usages précédemment exposés.

Elle fait valoir enfin que Brodard Graphique a soudainement sacrifié la survie de Imprimerie Les Mouthieux aux intérêts économiques de ses nouveaux propriétaires.

Intimée, la SARL Imprimerie Les Mouthieux a été assignée par exploit délivré le 13 février 2001 dans les formes prévues par l'article 659 NCPC. Elle n'a pas été réassignée. Elle n'a pas constitué avoué.

Sur quoi, LA COUR,

Considérant qu'il sera statué par arrêt réputé contradictoire par application de l'article 474, alinéa 3, du NCPC;

Sur la responsabilité de Brodard Graphique:

Considérant que Brodard Graphique ne discute pas les allégations de Imprimerie Les Mouthieux au sujet de l'existence d'un flux régulier de commandes représentant pour cette dernière, entre février 1997 et février 1999, un chiffre d'affaires mensuel moyen de 1,2 MF, soit environ la moitié du chiffre d'affaires total de l'entreprise;

Qu'elle ne conteste pas plus avoir pris l'initiative, au début de février 1999, de réduire très sensiblement ce courant d'affaires ; que cette décision a pris effet immédiatement sous réserves de quelques commandes résiduelles passées en février 1999 pour un total de 331.878 F et en mars 1999 pour 124.834 F, qu'elle s'est traduite par une chute du chiffre d'affaire mensuel moyen antérieurement observé entre les deux sociétés, de 72,5% en février 1999 et de 89,5% en mars 1999;

Considérant qu'aucune pièce versée au débat ne montre que Brodard Graphique aurait été attentive à prévenir Imprimerie Les Mouthieux de son intention et de lui donner ainsi le temps d'envisager les mesures d'adaptation nécessaires pour combler le manque à gagner qui en résulterait; que Brodard Graphique ne soutient pas qu'elle aurait donné un quelconque préavis;

Considérant que Brodard Graphique tente vainement de tirer argument de l'assignation que lui a délivrée Imprimerie Les Mouthieux le 15 février 1999 pour imputer à cette dernière l'initiative de la rupture;

Considérant en effet que la situation de Imprimerie Les Mouthieux, alors en danger de perdre une fraction de son chiffre d'affaires essentielle à son redressement, s'est subitement trouvée dans la nécessité de réagir promptement; qu'il est évident que la procédure n'a été engagée qu'en réaction à l'arrêt des commandes et non l'inverse;

Considérant que la rupture brutale, même partielle, d'une relation commerciale établie, sans tenir compte des liens antérieurs, engage la responsabilité de qui en est à l'origine; que cette règle n'est qu'une application de l'exigence de loyauté qui doit présider à toute relation de nature contractuelle, posée par l'article 1134 du code civil et rappelée par l'article 36-5°, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l'article L. 442-6 du code de commerce, issu de la loi du 1er juillet 1996; que, contrairement à ce que professe vainement Brodard Graphique sans d'ailleurs proposer le moindre fondement à sa théorie, ce principe est de portée générale et ne souffre pas d'exception lorsque ces relations s'analysent en rapports de sous-traitance;

Considérant que Brodard Graphique ne prétend pas que l'arrêt de ses commandes à Imprimerie Les Mouthieux lui aurait été imposé par la force majeure ou serait la contrepartie de l'inexécution de ses obligations par son sous-traitant ; qu'elle explique seulement que cette nouvelle politique commerciale a été jugée plus profitable par la direction du groupe auquel elle appartient;

Considérant, en définitive, que Brodard Graphique ne s'exonère pas de la responsabilité qui lui incombe; que le jugement déféré sera en conséquence confirmé en ce qu'il en a retenu le principe;

Sur le préjudice:

Considérant que Imprimerie Les Mouthieux se réfère aux usages professionnels qui définissent les éléments de calcul de l'indemnité due, à défaut de préavis, par l'éditeur qui retire un périodique à un industriel graphique;

Considérant que Brodard Graphique conteste vainement la validité de cette référence; qu'en effet, dès lors que les commandes qu'elle déléguait à Imprimerie Les Mouthieux consistaient en travaux de composition et d'impression de périodiques, elle se substituait envers cette dernière à la fonction d'éditeur au sens des usages invoqués, peu important par ailleurs sa propre activité d'industriel graphique;

Considérant que Brodard Graphique ne discute pas le contenu des usages produits au débat par Imprimerie Les Mouthieux, notamment l'article 205 qui prévoit, dans l'hypothèse d'un retrait sans préavis, une indemnité égale à 12% du chiffre d'affaires qui aurait été réalisé entre les deux partenaires pendant la période qui aurait dû être celle du préavis;

Considérant, compte tenu du chiffre d'affaire réalisé par Imprimerie Les Mouthieux avec Brodard Graphique avant la brusque rupture de leurs relations commerciales, soit 13.650.526,42 F en 1998, que le préavis aurait dû, par application de l'article 203 des usages, être de trente-cinq semaines;

Que la Cour trouve dans ces données les éléments qui lui permettent de rejoindre, quoique par des voies différentes, l'évaluation du préjudice subi par Imprimerie Les Mouthieux; qu'il en résulte que les premiers juges ont équitablement apprécié les circonstances de la cause ; que le jugement sera, en définitive, confirmé en toutes ses dispositions;

Considérant que la demande d'application de l'article 700 NCPC présentée par Brodard Graphique ne peut être accueillie et sera rejetée;

Qu'il sera fait droit, pour le montant sollicité, à celle présentée par la SCP Perney & Angel, ès qualités,

Par ces motifs : statuant par arrêt réputé contradictoire, confirme le jugement entrepris; condamne la SA Brodard Graphique, par application de l'article 700 NCPC, à payer 25.000 F (3.811,23 ?) à la SCP Perney & Angel, ès qualités, rejette toute demande ou prétention contraire à la motivation; condamne la SA Brodard Graphique aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés directement par la SCP Varin & Petit, avoué, conformément à l'article 699 NCPC.