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Décisions

CA Rouen, 2e ch. civ., 3 novembre 1998, n° 2187-98

ROUEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Antigone (SA), Bléry (ès qual.), Lemoine (ès qual.)

Défendeur :

Saint-Gobain Desjonquères (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Credeville

Conseillers :

MM. Dragne, Perignon

Avoués :

SCP Reybel, Me Theubet, SCP Colin Voinchet Radiguet

Avocats :

Mes de Milleville, de Juvigny.

T. com. Eu Le Tréport, du 20 janv. 1998

20 janvier 1998

Faits et procédure

Les sociétés Serverre 76 et Surface 76, développant leurs activités dans le domaine du triage des flacons de verre, pour la première, le parachèvement de tels produits (décoration par sérigraphie, notamment), pour la seconde, étaient filiales de la société Genesif. Elles ont fusionné en mai 1997 avec cette dernière, qui est devenue la société Antigone.

Créée en 1987, la société Serverre 76 travaillait en sous-traitance pour le compte de la société Saint-Gobain Desjonquères (montants facturés : 12 179 067 F en 1996), entreprise industrielle de verrerie spécialisée dans la production de flacons et pots destinés au secteur de la pharmacie, de la cosmétique, de la parfumerie et de la haute parfumerie.

Elle s'était trouvée confrontée à des difficultés dénoncées comme liées à une rupture partielle de leurs relations, qui aurait été décidée sans préavis par la société Saint-Gobain Desjonquères à compter de la fin du mois d'octobre 1996, et postérieurement suivie d'une rupture totale, avec un préavis manifestement insuffisant, ayant pris effet au mois de septembre de l'année 1997.

Y voyant matière à application, tant du droit commun de la responsabilité civile et de l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relatif à l'abus de dépendance économique, que de l'article 36-5 de cette même ordonnance, relatif à la rupture brutale des relations commerciales, la société Antigone a fait assigner la société Saint-Gobain Desjonquères

A cette occasion, elle a invoqué un préjudice de 22 415 554 F, dont elle lui a demandé réparation.

C'est dans ces conditions que, par jugement du 20 janvier 1998, le Tribunal de commerce de Eu et Le Tréport a :

- notamment retenu :

Dépendance économique : ... la société Antigone a pris le 30 mai 1997 la suite de la société Genesif qui a absorbé le 27 mars 1997 la société Serverre 76 et la société Surface 76 pour pouvoir se déployer sur d'autres activités en étendant son objet social...

le triage de verre avec la société Saint-Gobain n'assurait que 40 % du chiffre d'affaires Antigone (via Serverre) ... de ce fait ... la société Antigone n'est pas, comme elle le prétend, en état de dépendance économique de la société Saint-Gobain puisque la société Serverre n'est que partie de la société Antigone...

En conséquence, la société Saint-Gobain Desjonquères n'a pas pu exploiter abusivement une situation de dépendance qui n'existe pas...

Brutalité de la rupture : ... la société Antigone indique que depuis 1987 jusqu'en janvier 1994 les relations commerciales se déroulaient sans cadre contractuel à l'exception de commandes et facturations réciproques et ininterrompues...

Cependant... il ressort des pièces versées aux débats qu'une convention avait été régulièrement établie le 31 mars 1989 et signée par les parties - cette convention précisait dans son article 1 les conditions des prestations de retriage et de reconditionnement...

cette convention précisait dans son article 12 " les conditions de résiliation " et dans son article 8 " une durée de 5 ans reconductible annuellement à compter d'avril 1994 "... cette convention n'a jamais été dénoncée et ... reste toujours valable dans tous ses effets...

le cahier des charges " reprise verre " comporte des paragraphes raturés et non validés par les parties... ils ne sauraient être pris en compte...

depuis novembre 1996 la situation a commencé à se détériorer entre les parties.

- 20 novembre 1996 : cellule de crise par la Serverre

- 17 janvier 1997 : lettre de la Serverre au Président du tribunal de commerce

- 20 janvier 1997 : LRAR de Saint-Gobain Desjonquères

- 14 février 1997 : LRAR de Saint-Gobain Desjonquères convoquant Serverre le 19 février 1997

- 19 février 1997 : décision de mettre fin aux relations, Saint-Gobain assurant des commandes jusqu'à septembre 1997...

on ne peut reprocher à Saint-Gobain Desjonquères le non-respect des articles 8 et 9 de la convention signée entre les parties le 31 mars 1989 et jamais dénoncée...

- pour se prononcer en conséquence comme suit :

Constate que la société Saint-Gobain Desjonquères n'a pas commis les fautes qui engageraient sa responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du code civil.

Constate que la société Antigone n'établit pas qu'elle aurait été victime d'abus de dépendance économique (art. 8.2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986).

Constate que la société Antigone n'établit pas la réalité d'une rupture brutale sur le fondement 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Déboute la société Antigone de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions.

La société Antigone, ainsi que Mes Bléry et Lemoine - ces derniers en leur qualité respective d'administrateur et de représentant des créanciers à son redressement judiciaire ouvert le 5 février 1998 - ont interjeté appel de cette décision, après avoir été autorisés à procéder par voie d'assignation à jour fixe.

Unique client de la société Serverre 76 pour " un volume d'affaires... en constante progression jusqu'au 3e trimestre 1996 compris " - font-ils valoir en substance - la société Saint-Gobain Desjonquères aurait :

- brutalement réduit ses commandes à compter de la dernière semaine d'octobre 1996, mettant dans une " situation financière tout aussi intolérable que s'il y avait eu une rupture totale " une sous-traitante placée dans une situation économique de dépendance, compte tenu notamment de l'extrême spécialisation de ses personnels et équipements, de l'absence d'autres clients potentiels et de l'imposition des tarifs ;

- invoqué, face aux protestations de l'intéressé, des griefs imaginés pour les besoins de la cause (vente non autorisée des calcins, disparition de palettes, moindre qualité du service, manque de compétitivité...) afin de tenter de dissimuler une absence de tout motif sérieux et légitime de rompre les relations entre les parties.

- définitivement rompu ces relations à la fin de l'été 1997, sans respecter le préavis d'au moins deux ans qu'auraient imposé les circonstances particulières à l'espèce, et notamment la durée des relations entre les parties ainsi que l'état de dépendance économique dans lequel se trouvait la sous-traitante.

Seraient applicables les dispositions de l'article 36 de l'ordonnance précitée du 1er décembre 1986, relatives à la rupture brutale des relations commerciales, avec prise en compte de l'état de dépendance économique pour l'appréciation du préjudice.

Cette appréciation devrait tenir compte de la perte du fonds de commerce et de la privation du chiffre d'affaires pour la durée du préavis.

La Cour devrait donc réformer la décision entreprise et :

Constater que la société Serverre 76, aux droits de laquelle vient la société Antigone, était en état de dépendance économique vis-à-vis de la société Saint-Gobain Desjonquères.

Déclarer responsable la société Saint-Gobain Desjonquères de la rupture partielle, sans préavis, des relations commerciales avec la société Serverre 76, la quatrième semaine du mois d'octobre 1996.

Déclarer responsable la société Saint-Gobain Desjonquères à payer, en réparation du préjudice subi, toutes causes confondues, la somme de 18 558 915,73 F.

Condamner la société Saint-Gobain Desjonquères à payer 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance.

Pour la société Saint-Gobain Desjonquères - qui consacre de longs développements liminaires à l'organisation de sa production et de ses rapports avec ses sous-traitants - la société Antigone dénaturerait les faits.

La cessation de leurs relations commerciales n'aurait été ni brutale, ni abusive. C'est légitimement que la société Saint-Gobain Desjonquères :

- après avoir longuement fait bénéficier sa sous-traitante d'un régime de faveur (financement de la construction d'une salle " propre " ; maintien de commandes malgré la carence de l'intéressée à respecter ses promesses en matière de réduction du niveau d'empoussièrement révélé pas des audits successifs ; refus d'application de la nouvelle tarification du calibrage ; augmentation des prix négociés ; revente des calcins...) ;

- s'y serait trouvée contrainte - au demeurant après concertation et en accord avec sa sous-traitante - en l'état de l'extrême détérioration de leurs relations, liée à l'incapacité de l'intéressée à remédier à ses carences ainsi qu'aux réclamations croissantes de la clientèle, en dernier lieu aggravée par des actes de dénigrement dont la société Surface 76 se serait rendue coupable le 10 février 1997.

Dans un tel contexte, les réclamations de la société Antigone seraient dépourvues de tout fondement, alors surtout que :

- contrairement à ses demandes portées devant les premiers juges, elle s'abstiendrait étrangement de toute référence à l'article 1382 du Code civil, pour n'invoquer qu'une prétendue violation des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 qui n'en sont qu'une application :

- l'abus de dépendance économique ne serait pas constitué faute de réunion des conditions requises (cf. : possibilité de solutions alternatives ; part limitée dans le chiffre d'affaire de la société Antigone ; absence d'abus ; absence d'entrave au libre jeu de la concurrence ...) ;

- la prétendue brutalité de la rupture ne serait plus établie, eu égard notamment aux mises en garde dont la sous-traitante a fait l'objet depuis 1991, à une baisse des commandes en dernier lieu justifiée tant par l'évolution de l'ensemble des activités de la société Saint-Gobain Desjonquères que par le comportement fautif de la sous-traitante, et au préavis suffisant qui aurait été respecté.

Au demeurant, le préjudice allégué serait d'autant moins sérieux que la société Antigone l'aurait revu à la baisse, depuis son acte introductif d'instance, et tenterait de le justifier en fonction d'éléments divergents et de montants variables.

Il appartiendrait en conséquence à la Cour de :

Constater que la société Antigone n'établit pas qu'elle aurait été victime d'un quelconque abus de dépendance économique.

Constater que la société Antigone n'établit pas le caractère partiel et brutal de la rupture des relations commerciales avec la société Saint-Gobain Desjonquères.

Constater en tout état de cause que la société Antigone ne caractérise ni ne justifie son prétendu préjudice.

En conséquence,

Débouter que la société Antigone, Me Bléry ... et Me Lemoine, ès-qualité à payer 75 000 F à la société Saint-Gobain Desjonquères au titre de l'article 700 du NCPC ;

Postérieurement à cet échange, les parties ont de nouveau conclu pour :

- la société Antigone (15 septembre 1998), répliquer point par point à son adversaire, en complétant ses pièces versées aux débats ;

- la société Saint-Gobain Desjonquères (17 septembre 1998), répliquer à son tour tout en arguant de tardives les dernières conclusions et communications de son adversaire, et compléter comme suit ses demandes :

Ecarter les pièces et écritures tardivement signifiées par la société Antigone ou, à défaut, renvoyer la présente affaire à une audience de mise en état, afin de permettre à société Saint-Gobain Desjonquères d'y répliquer et d'organiser sa défense,

Condamner la société Antigone à verser à la société Saint-Gobain Desjonquères la somme d'un franc symbolique pour avoir introduit et diligenté à son encontre une procédure manifestement abusive.

Sur ce, LA COUR

Sur les dernières conclusions et pièces

Attendu qu'après l'assignation sur appel à jour fixe, dont elle a régulièrement fait l'objet le 29 mai 1998 pour l'audience du 17 septembre suivant (avec en annexe les conclusions de l'appelante énoncées sur 16 pages, y inclus l'énumération des 106 pièces dont elle entendait se prévaloir), la société Saint-Gobain Desjonquères a déposé, le 28 août 1998, des conclusions en réponse de pas moins de 56 pages ;

Que son adversaire s'est employé à les réfuter sur 14 pages, le 15 septembre 1998, en versant aux débats, au soutien de cette réfutation, huit pièces supplémentaires, dont trois sans intérêt comme portant sur deux attestations qu'elle s'est délivrée à elle-même et la copie d'un arrêt annulé par la Cour de cassation ;

Que la société Sait Gobain Desjonquères a répliqué à son tour, sur 6 pages, le 17 septembre 1998 ; qu'il apparaît qu'elle a pu normalement exercer ses droits de la défense, alors surtout que l'ensemble des moyens de fait et de droit, développés en cause d'appel, était pour l'essentiel déjà inclus dans les débats de première instance ;

Que sera donc rejetée la demande de la société Saint-Gobain Desjonquères tendant à voir écarter les dernières conclusions et pièces de son adversaire ;

Sur la durée et l'importance des relations entre les parties

Attendu que, créée en 1987, la société Serverre 76 s'est consacrée à l'exécution en sous-traitance, pour le compte de la société Saint-Gobain Desjonquères, de prestations de contrôle et triage de flacons destinés à l'industrie pharmaceutique - puis également de la parfumerie - portant sur leur conformité aux exigences particulières de ces secteurs en matière de finition et de propreté ;

Que la société Saint-Gobain Desjonquères a toujours été ou est rapidement devenue son seul client ; qu'au cours de la deuxième année de leurs relations, les parties en ont formalisé le cadre dans un contrat en date du 31 mars 1989, précisant notamment :

Art. 8 - Durée : Le présent contrat est conclu pour une durée de 5 années entières et consécutives à compter du 3 avril 1989.

Il pourra ensuite se poursuivre pour ces périodes annuelles sauf à celle des parties qui voudrait y mettre fin à en aviser l'autre par lettre recommandée avec accusé de réception, trois mois avant l'échéance de la période contractuelle en cours.

Que ces relations se sont poursuivies au-delà de la première période de cinq années prévue au contrat, sous réserve de modifications notamment intervenues en ce qui concerne le cahier des charges ; que le cahier initial a été remplacé en 1992, puis de nouveau en janvier 1994 ;

Attendu que pendant presque dix ans (1987 à 1996), c'est une progression quasi constante qui a marqué l'évolution du chiffre d'affaires: 2 868 827 F, 5 097 381 F, 5 252 890 F, 7 860 013 F, 8 333 122 F, 10 629 864 F, 9 486 706 F, 10 877 655 F, 12 394 598 F, 12 179 067 F ;

Que ce chiffre est en revanche tombé à 3 115 551 F pour la période de janvier à septembre 1998, époque à laquelle les relations entre les parties ont pris fin ; qu'encore le net renversement de l'évolution avait-il débuté dès la dernière semaine d'octobre 1996, avec une chute de plus de moitié (qui s'est ensuite accentuée) du nombre des flacons reçus pour être triés ;

Que, par rapport aux mêmes mois de l'année précédente, la baisse corrélative des facturations a été de : 23,1 % pour novembre 1996, 25 % pour décembre 1996, 49,59 % pour janvier 1997, 72,15 % pour février 1997, 36,25 % pour mars 1997, 47,32 % pour avril 1997, 46,66 % pour mai 1997, 48,83 % pour juin 1997, 63,85 % pour juillet 1997, 89,5 % pour août 1997, 91,19 % pour septembre 1997 ;

Sur les écrits consécutifs à la rupture partielle alléguée

Attendu que le premier écrit concernant le renversement de l'évolution ci-dessus rappelée, est une lettre recommandée adressée le 20 novembre 1996 par le gérant de la société Serverre (M. Mangeot) à la société Saint-Gobain Desjonquères (M. Mulot) :

Qu'il y est fait référence à un entretien du même jour, avec rappel du nom des participants, et indiqué :

"Vous nous avez déclaré dans cet entretien que nous étions désormais en dernier rang pour l'alimentation en commande parmi vos sous-traitants et que vous ne nous confieriez du travail que s'il en restait après avoir alimenté les autres.

Nous vous remercions de bien vouloir nous confirmer cette position par écrit par retour du courrier afin de nous permettre de prendre les dispositions qui s'imposent ..."

Que la société Serverre 76 a pris d'autant plus au sérieux l'information ainsi reçue et les risques en résultant pour sa pérennité - s'agissant surtout d'une entreprise essentiellement de main d'œuvre - qu'elle a aussitôt constitué une cellule d'action, en relation avec les représentants de son personnel, afin d'examiner les mesures à adopter, y inclus le redéploiement d'une partie des effectifs sur la société soeur Surface 76" (cf. attestations versées aux débats) ;

Attendu que la société Saint-Gobain Desjonquères n'a pas contesté la réalité de la mesure décidée à l'égard de la société Serverre 76 ;

Que par une lettre se présentant comme curieusement datée du " 1er septembre 1995 " (là où elle est manifestement postérieure celle précitée du 20 novembre 1996), elle s'est bornée à répondre, sous la signature de son chef des Services Administratifs et Financiers :

"... L'agressivité répétée de vos courriers ne constitue pas ... une réponse à la dégradation de votre compétitivité dont nous nous sommes régulièrement entretenus.

Nous avons relevé un certain nombre d'irrégularités qui vous ont été transmises verbalement et dont vous paraissez ne pas avoir tenu compte. Notamment, nous avons appris par l'un de nos fournisseurs que vous revendiez notre calcin. Nous pourrions citer également la " disparition " d'un nombre significatif de palettes depuis le début de l'année (cf. : notre courrier de novembre).

Au regard de l'ensemble de ces points, nous vous convoquons le lundi 9 décembre en nos locaux, afin que vous présentiez vos actions correctives visant à restaurer la qualité de votre service, ainsi qu'à réajuster votre compétitivité au niveau du marché ..."

Sur les écrits postérieurs, jusqu'à la rupture définitive

Attendu que l'échange précité a été en revanche suivi de nombreux autres, portant notamment sur les points ci-après :

- demande de déplacement de la date de convocation, en raison d'un engagement antérieur du dirigeant de la société Serverre 76 ; affirmation par ce dernier de sa perplexité sur les prétendues irrégularités transmises verbalement ; réfutation des griefs afférents à la revente du calcin et à la disparition de palettes (lettre de la société Serverre du 28 novembre 1996) ;

- anomalies, relatives aux facturations de la sous-traitante, censées relevées pour le mois de décembre 1996 ; affirmation que la société Saint-Gobain Desjonquères s'emploie à repartir au mieux, entre les différents sous-traitants pour le marché parfumerie, la charge de retriage " en forte diminution pour différentes raisons " et qu'elle éprouve des difficultés à confier des travaux à sa sous-traitante pour le marché pharmacie, du fait de la non conformité aux normes de sa salle à environnement protégé et de ses locaux de stockage (lettre de la société Saint-Gobain Desjonquères du 8 janvier 1997) ;

- difficulté, pour la société Serverre 76, de faire provisoirement face à certaines demandes de triage dans les délais souhaités, en l'état de problèmes de personnels et problèmes techniques présentés comme liés à l'engagement d'actions de reconversion (lettres de la société Saint-Gobain Desjonquères des 13 et 17 janvier 1997 ; lettre de la société Serverre du 16 janvier) ;

- affirmation, par la société Saint-Gobain Desjonquères, de son souhait de maintenir le niveau d'activité avec sa sous-traitante " sur les bases quantitatives des dernières semaines " en contrepartie de mesures destinées à répondre aux souhaits qualitatifs des clients, notamment en matière de pharmacie (lettre du 22 janvier 1997) ;

- rejet par l'inspection du travail du plan de licenciement de 65 salariés élaboré par la société Serverre 76 ; sollicitation par cette dernière de l'aide de la société Saint-Gobain Desjonquères sur les bases ci-après : avance de trésorerie de 2 500 000 F ; maintien pendant dix mois au niveau ancien de commande ; remboursement de l'avance de trésorerie par dixième, sur les règlements (lettre de la société Serverre 76 du 12 mars 1997) ;

- affirmation par la société Saint-Gobain Desjonquères d'un accord intervenu entre les parties, lors d'une réunion tenue le 19 février 1997, pour mettre fin à leurs relations à la fin du mois d'avril, cette même société se déclarant cependant " disponible à maintenir le courant d'affaire actuel au-delà de cette date, mais limité dans le temps " ; rappel par cette dernière de circonstances présentées comme justifiant le niveau des travaux sous-traités : baisse générale de la charge en retriage pour l'année 1997 ; non conformité de la salle à environnement protégé (lettre de la société Saint-Gobain Desjonquères du 20 mars 1997) ;

- demande de rendez-vous de la société Serverre 76 (lettres des 24 mars 1997) ; puis, remerciements après obtention de celui-ci le 26 mars, " d'avoir bien voulu prolonger [les] relations commerciales pendant encore une dizaine de mois avec maintien du même volume " (lettre de la société Serverre du 8 avril 1997) ;

- contestation par la société Saint-Gobain Desjonquères de l'accord prétendument donné à la prolongation de dix mois, précision notamment faite : " malgré une entière disponibilité ... à vous aider dans votre reconversion, la nature de nos relations commerciales depuis 2 ans ne nous permet pas d'envisager une période transitoire d'une " dizaine de mois " mais doit s'entendre raisonnablement jusqu'à l'été 1997 et non au-delà " (lettre de la société Saint-Gobain Desjonquères du 9 avril 1997) ;

Sur les motifs invoqués

Attendu que les rapports entre la société Saint-Gobain Desjonquères et sa sous-traitante n'ont sans doute pas été toujours empreints de toute la sérénité qui sied, y compris entre partenaires commerciaux ; que cependant, cette circonstance n'a fait obstacle, ni au maintien, ni au développement constant de leurs relations tout au long de dix années ;

Qu'elle a beaucoup moins tenu à la qualité des prestations, qu'à l'âpreté apportée par la société Serverre 76 à discuter toute modification, notamment en matière de tarif (cf. par exemple : refus d'appliquer, en 1994 et 1995, une nouvelle tarification du calibrage décidée par sa partenaire ; transaction intervenue en octobre 1996 sur la facturation du coût de la mise en boîte des rebus) ;

Que sont à cet égard significatifs :

- la synthèse de l'audit, " selon la norme ISO 9002 ", réalisé le 28 avril 1994 par la société Saint-Gobain Desjonquères chez sa sous-traitante, débutant en ces termes : " le constat, après l'audit, est satisfaisant. Les demandes de SGD lors de précédents audits ou interventions ponctuelles ont été suivies de faits et nous n'avons pas trouvé d'importantes anomalies mettant en cause la qualité des prestations vis-à-vis de SGD " ;

- la réponse faite le 22 octobre 1995 par la société Saint-Gobain Desjonquères à sa sous-traitante qui protestait à propos d'une modification des tarifs :

"Nous nous permettons simplement de vous exprimer notre étonnement en lisant votre courrier ... Nous pouvons nous demander qui est le fournisseur et qui est le client.

Sans diminuer les qualités et la réactivité de votre société, nous pouvons néanmoins vous formuler, par écrit, que vous êtes notre fournisseur reprise le plus cher (du fait de l'historique de nos relations) et que pour poursuivre nos relations, il faudra que votre société accepte ce que tous vos concurrents nous proposent...

Attendu qu'en réalité, aucun des motifs invoqués par la société Saint-Gobain Desjonquères n'est susceptible de justifier la brutalité de sa décision prise à la fin du mois d'octobre 1996 - et aussitôt appliquée, sans mise en demeure préalable, ni préavis - de réduire dans de substantielles proportions le volume des prestations confiées à sa sous-traitante, alors surtout que :

- elle se savait en être l'unique client et ne pouvait manquer d'avoir conscience des graves difficultés sociales et financières dans lesquelles elle la plongeait, s'agissant d'une entreprise dont l'essentiel du chiffre d'affaires correspondait à des coût de main d'œuvre ;

- elle avait obtenu, au début du mois, l'accord de l'intéressée pour passer en triage flux tendu du lundi au samedi inclus (malgré les importants et délicats changements à négocier avec le personnel) et fournir pour le 15 décembre un tarif de triage aboutissant à une réduction de prix de 10 %, accord manifestement obtenu dans la perspective du maintien des relations à leur niveau du moment;

Que l'observation vaut notamment pour les motifs variables et évolutifs, de circonstance - et en tout cas insuffisants - successivement tirés :

- de l'incidence sur la charge de travail d'une " saisonnalité bien connue " faisant que " les mois de décembre, janvier, février et partiellement mars sont traditionnellement de basse activité " voire d'une " forte diminution " générale : les pièces du dossier démentent ces affirmations (cf. notamment : comparatif des prestations confiées pour les mois litigieux et les mêmes mois de l'année précédente ; importance globale de la charge de travail ; redistributions effectuées aux autres sous-traitants) ;

- de la non restitution des calcins, contrairement aux cahiers des charges successifs : la société Saint-Gobain Desjonquères n'aurait manifestement pas attendu dix ans (décembre 1996) pour s'en apercevoir si sa sous-traitante n'avait pas bénéficié de son " avis contraire " expressément réservé auxdits cahiers ;

- du niveau d'empoussièrement de la salle à environnement protégé resté supérieur à " 100 000 " ; les mesures successivement effectuées n'ont été suivies d'aucune injonction d'atteindre ce chiffre ; ce dernier a toujours été présenté comme un simple objectif ; il n'est pas établi qu'il aurait constitué une obligation contractuelle ;

- de l'absence " depuis 1991 " de " mesures correctrices pour remédier aux anomalies constatées au cours des multiples audits " ; l'audit précédemment cité souligne le peu de sérieux de cette affirmation pour la période antérieure à sa date (28 avril 1994) ; aucun enseignement ne saurait, pour la période postérieure, être tiré de l'audit du 17 novembre 1995 effectué sur la base d'un cahier des charges (001/06-04) autre que celui contractuel (001/06-02), correspondant semble-t-il aux exigences particulières d'un client en matière de stockage ;

- de réclamations de la clientèle : surtout en l'absence de mise en demeure aussitôt adressée à la sous-traitante, leur réalité et un manquement de cette dernière à ses obligations contractuelles ne sauraient s'inférer des documents internes ou rédigés en langue étrangère dont se prévaut la société Saint-Gobain Desjonquères ;

- du dénigrement de son savoir faire dont cette dernière aurait été victime : ce dénigrement est contesté par la sous-traitante ; la société Saint-Gobain Desjonquères prétend l'établir à partir d'attestations émanant de personnes ne disposant pas de toute la liberté nécessaire ;

Sur les responsabilités

Attendu que s'agissant des stipulations les liant à la date des faits litigieux, aucune des parties n'invoque le contrat conclu le 31 mars 1989, dont les premiers juges ont dit qu'il avait continué à produire effet, sauf à perdre de vue qu'il se serait alors trouvé reconduit pour une nouvelle période d'un an à compter d'avril 1997, faute pour la société Saint-Gobain Desjonquères :

- d'avoir usé de la faculté de le dénoncer trois mois avant cette date, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ;

- de justifier d'une quelconque des conditions prévues à l'article 9, afférent à la résiliation en cours de durée, en cas de manquement de l'une des parties à ses engagements ;

Que la société Antigone, désormais aux droits de la société Serverre 76, ainsi que Mes Bléry et Lemoine ès-qualités déclarent exclusivement fonder leur réclamation sur l'article 36 de l'ordonnance modifiée n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, aux termes duquel :

Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou artisan...

5. - de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit, tenant compte des relations commerciales antérieures et des usages reconnus par des accords professionnels. Les dispositions précédentes ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou de force majeure...

Que la société Saint-Gobain Desjonquères, qui ne conteste pas le principe de l'applicabilité de cet article aux relations entre les parties et ne justifie ni d'un cas de force majeure, ni de l'inexécution de ses obligations par sa sous-traitante, ne saurait sérieusement contester qu'elle a engagé sa responsabilité, en s'abstenant :

- de tout préavis, qu'il soit ou non écrit, lorsqu'elle a unilatéralement décidé, fin octobre 1996, la substantielle réduction du volume des travaux confiés à sa sous-traitante, décision qui, en l'état des circonstances précédemment rappelées, s'analyse en une rupture partielle et brutale de leurs relations, au sens de l'article précité ; elle a d'ailleurs persisté dans sa décision en indiquant, par lettre du 22 janvier 1997, n'envisager un maintien du niveau d'activité de sa sous-traitante que " sur les bases quantitatives des dernières semaines " ;

- d'un préavis suffisant lorsqu'elle a décidé de passer à la rupture totale devenue effective au mois de septembre 1997, rien n'établissant l'accord prétendument donné par la société Serverre 76, alors surtout qu'elle en avait subordonné l'éventualité à des conditions (avance de trésorerie ; maintien des travaux sous-traités, à leur niveau ancien, pendant dix mois) qui lui ont été refusées ;

Qu'en l'état de l'ensemble des circonstances particulières à l'espèce - et notamment de la durée, de l'évolution et de la nature des relations entre les parties, ainsi que de la caducité du contrat de 1989 sur laquelle elles s'accordent implicitement - le préavis que la société Saint-Gobain Desjonquères aurait dû respecter doit être fixé à une année;

Qu'à cet égard, il n'y a pas lieu de s'attarder sur les difficultés provisoirement rencontrées par la société Serverre 76, au mois de janvier 1997, pour satisfaire certaines demandes de triage dans les délais souhaités ; qu'en effet, ces difficultés n'ont eu d'autre origine qu'une désorganisation et des incidents techniques consécutifs à la décision prise à la fin du mois d'octobre 1996 par la société Saint-Gobain Desjonquères ;

Sur les demandes des parties

Attendu que la société Saint-Gobain Desjonquères doit réparation aux appelants du préjudice qui a directement résulté de ses manquements, sans qu'il y ait lieu de s'attarder, ici encore, sur le prétendu état de dépendance économique, au sens de l'article 8 de l'ordonnance précitée, qu'ils présentent comme constitutif d'un facteur aggravant ;

Qu'en effet, cet article est étranger aux débats, comme visant l'exploitation abusive d'un tel état, qui n'est pas ici invoquée ; que d'ailleurs, eu égard à la spécialisation quand même relative de ses effectifs et de ses installations, il n'a tenu qu'au libre choix de la société Serverre 76 de ne pas s'engager dans d'autres activités ou recherche de clients, afin de répartir les risques, ou plus exactement de n'envisager cette diversification que dans le cadre de sociétés apparentées avec lesquelles elle s'est depuis lors trouvée contrainte de fusionner ;

Que le préjudice de la société Serverre 76 doit en réalité s'apprécier par référence à sa chance perdue de :

- conserver, après reconversion, son fonds de commerce dont la valeur au 31 octobre 1996 peut être considérée, notamment par référence aux résultats bénéficiaires enregistrés à cette même date (132 171 F, pour sept mois), comme ayant été de l'ordre de 1 200 000 F

- bénéficier des excédents qu'elle pouvait raisonnablement escompter du maintien, pendant la durée de préavis, de l'intégralité de son chiffre d'affaires (à apprécier par référence au chiffre de 10 681 621 F enregistré pour les 12 mois antérieurs à novembre 1996) ;

- préparer et organiser dans les meilleures conditions la reconversion de ses activités et de son personnel dont la charge du coût aurait pour ce dernier, continué à largement s'imputer sur le chiffre d'affaires maintenu ;

Qu'en l'état de l'ensemble des circonstances particulières à l'espèce, et faute par les appelants de justifier d'un montant supérieur - notamment en fournissant des éléments plus complets, sur le dernier poste - il leur sera alloué une somme de 3 000 000 F à titre de dommages intérêts ;

Qu'en l'état du dossier, ce montant rejoint d'ailleurs celui qui se serait imposé dans l'éventualité du maintien du contrat de 1989, reconduit pour une année ;

Attendu que la société Antigone ainsi que Mes Bléry et Lemoine ès-qualités seront donc déclarés partiellement fondés en leur appel et la décision entreprise réformée en conséquence ;

Que la partie qui succombe doit supporter les dépens ; qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Antigone ainsi que de Mes Bléry et Lemoine ès-qualités les frais non compris dans les dépens qu'ils ont exposés ;

Qu'il sera fait droit, comme dit au dispositif, à leur demande formée au titre de l'article 700 du NCPC ;

Par ces motifs : LA COUR : Reçoit la société Antigone, aux droits de la société Serverre 76, ainsi que Mes Bléry et Lemoine ès-qualités en leur appel, Y fait droit, infirme le jugement du Tribunal de commerce d'Eu et Le Tréport en date du 20 janvier 1998, Statuant à nouveau , Dit que la société Saint-Gobain Desjonquères a engagé sa responsabilité, en application de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, en rompant brutalement ses relations commerciales avec la société Serverre 76 : - de façon partielle, sans préavis écrit, à la fin du mois d'octobre 1996 - totalement, avec un préavis insuffisant, à la fin du mois de septembre 1997, Dit qu'elle doit payer, en réparation du préjudice consécutif à ces ruptures, une somme de 3 000 000 F à titre de dommages-intérêts, Déboute les parties du surplus de leurs demandes, Fixe à 25 000 F l'indemnité que la société Saint-Gobain Desjonquères doit payer à la société Antigone ainsi qu'à Mes Bléry et Lemoine ès-qualités, Laisse à sa charge les dépens de première instance et d'appel qui, pour les seconds, pourront être recouvrés par la SCP Reybel-Theubet, ès-qualité, sur le fondement de l'article 700 du NCPC.