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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 25 avril 1989, n° 89-4045

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Paridoc (SA), Guyenne et Gascogne (SA), La Ruche Picarde (SA), Chareton (SA), Alsacienne de supermarchés (SA), Docks de France (SA), Groupement d'achat des centres distributeurs Edouard Leclerc (Sté), Evreux distribution (SA), Fertoise distribution (SA), Levallois-distribution (Sté), Meyzieu distribution (Sté), Rocadis (SA), Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

Défendeur :

Milupa (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gelineau-Larrivet

Avocat général :

M. Lupi

Conseillers :

Mme Hannoun, M. Canivet

Avoués :

SCP Gauzere-Lagourgue, SCP Varin-Petit, SCP Barrier-Monin

Avocats :

SCP Rambaud-Martel, Mes Parléani, Guérin.

TGI Bobigny, prés., du 4 janv. 1989

4 janvier 1989

LA COUR statue sur les appels relevés par la société GALEC - Coopérative Groupement d'Achat Édouard Leclerc, les sociétés Paridoc, Guyenne et Gascogne, La Roche Picarde, Chareton, Alsacienne de Supermarchés et Docks de France - appelants principaux - ; par le Ministre chargé de l'Économie, représenté par le Directeur de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes de la Région Île-de-France - appelant incident - ainsi que par les sociétés Evreux Distribution, Fertoise Distribution, Levallois-Distribution et Rocadis - appelants provoqués - de l'ordonnance de référé du 4 janvier 1989 par laquelle le Président du Tribunal de grande instance de Bobigny a déclaré irrecevable les demandes formées contre la SA Milupa, sur le fondement de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, par le Ministre chargé de l'Économie, condamné par ailleurs au paiement d'une indemnité en application de l'article 700 du NCPC, et a déclaré irrecevables par voie de conséquence les demandes formées par les sociétés intervenantes.

Le litige peut être ainsi résumé :

Soutenant que la Milupa ne respectait pas les dispositions de l'arrêté interministériel du 9 juin 1988 permettant à tout distributeur de commercialiser les laits infantiles (à l'exception de certains réservés au monopole des pharmaciens) et qu'elle opposait aux centrales d'achats GALEC et Paridoc des refus de vente injustifiés, le Ministre chargé de l'Économie a assigné la société Milupa devant le juge des référés pour faire cesser les agissements incriminés et obtenir que les commandes soient honorées.

Statuant sur cette demande, sur celles de GALEC et Paridoc appelées dans la cause, et sur celle des sociétés de distribution précitées, intervenantes volontaires, le Président du Tribunal de Grande Instance de Bobigny a rendu la décision entreprise à laquelle il est renvoyé en tant que de besoin pour un exposé plus complet des faits, de la procédure antérieure et des motifs retenus par le premier juge.

Le Ministre chargé de l'Économie, qui soutient que les dispositions de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne font pas obstacle à ce que l'instance en référé soit engagée avant l'action au fond, demande à la Cour d'ordonner sous astreinte à l'intimée de satisfaire les commandes passées par les adhérents de GALEC et Paridoc et de communiquer les tarifs et conditions générales de vente sollicités.

Il demande en outre à être déchargé de la condamnation prononcée contre lui au titre de l'article 700 du NCPC

Les sociétés Evreux Distribution, Fertoise de Distribution, Levallois Distribution, Meyieu Distribution et Rocadis, faisant état de la qualité d'intervenante volontaires et invoquant un droit propre distinct de celui du Ministre initiateur de la procédure, requièrent la Cour d'ordonner la cessation des pratiques illicites restrictives de concurrence imputables à Milupa et de faire injonction à celles-ci d'honorer les ordres d'achat déjà adressés et futurs.

Le GALEC, qui avait déjà fondé ses prétentions en première instance sur les dispositions de l'article 809 du NCPC, s'en rapporte aux conclusions analysées ci-dessus des sociétés du Groupe Leclerc et demande d'ordonner sous astreinte à Milupa d'exécuter les commandes qui lui seront passées par le Groupement à partir de l'arrêt.

Paridoc et les sociétés adhérentes de cette centrale d'achat soutiennent en premier lieu la thèse développée par le Ministre chargé de L'Économie et, subsidiairement, prétendent, comme les sociétés du Groupe Leclerc, que leurs prétentions sont recevables sur le fondement de l'article 809 du NCPC

Elles demandent également que Milupa reçoive injonction de satisfaire à leurs commandes présentes ou futures.

Pour la société Milupa, les prétentions de ses adversaires sont irrecevables par application de l'article 36, dernier alinéa, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, et, au besoin, des articles 464 et 810 du NCPC

Par ailleurs, l'intimée conteste avoir jamais refusé de vendre ou de communiquer ses tarifs et conditions de distribution - conformément aux dispositions de l'article 33 de l'ordonnance précitée à GALEC à laquelle elle aurait vainement proposé un entretien, ni davantage aux centres Leclerc alimentés par cette société.

Se prévalant d'une réunion tenue le 15 novembre 1988 avec le responsable des achats de Paridoc, elle affirme de la même façon n'avoir opposé aucun refus à cette société et à ses adhérents, les centres Mammouth.

L'intimée conteste en toute hypothèse l'existence d'un trouble manifestement illicite ou d'agissements entrant dans les prévisions de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et affirme que les commandes qu'elle a reçues n'étaient ni normales, ni faites de bonne foi.

Elle ajoute qu'elle dispose d'un système de distribution sélective licite qui justifierait un éventuel refus de vente.

Elle conclut donc au rejet de toutes les prétentions adverses et sollicite des dommages-intérêts ainsi que - de même que GALEC et les centres Leclerc - une indemnité en application de l'article 700 NCPC.

Sur quoi, LA COUR,

Considérant qu'en raison du lien étroit de connexité qui les unit, il convient de joindre les dossiers des appels interjetés par GALEC d'une part, et par Paridoc et ses adhérents d'autre part.

Considérant que le dernier alinéa de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 donne au juge des référés de la " juridiction saisie " le pouvoir d'enjoindre la cessation des comportements restrictifs de concurrence énoncés dans les premiers paragraphes ou d'ordonner toute autre mesure provisoire.

Considérant que de la rédaction, dépourvue d'ambiguïté, de ce texte, il résulte que le Tribunal doit être préalablement ou concomitamment saisi d'une demande de réparation du préjudice né des pratiques visées pour que son président ait le pouvoir de statuer dans le cadre précédemment défini ;

Considérant qu'en l'espèce, il est constant qu'aucune instance au fond n'était engagée lorsque le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Bobigny a été saisi des demandes formées contre la Milupa ;

Qu'il s'ensuit que les demandes fondées sur l'article 36 de l'ordonnance précitée du 1er décembre 1986 sont irrecevables ;

Considérant en revanche que si le Ministre chargé de l'Économie n'a pas qualité pour agir dans le cadre d'une procédure de droit commun, les sociétés appelantes peuvent invoquer, ainsi qu'elles le font également, les dispositions de l'article 809 du NCPC, notamment pour faire cesser le trouble manifestement illicite que constituent des refus, indissociables, de communiquer les prix et conditions de vente et de satisfaire aux commandes ;

Considérant que la Milupa se prévaut vainement des dispositions de l'article 810 NCPC puisque les procédures particulières visées par ce texte s'entendent de celles relevant de la compétence d'un autre juge que le Président du Tribunal de Grande Instance ;

Considérant enfin, que le fait que Paridoc et GALEC ont été appelés en cause par le Ministre chargé de L'Économie est sans conséquence dès lors que ces sociétés exercent - comme c'est également le cas de leurs adhérents présents dans la procédure - des prétentions qui leur sont propres.

Considérant que les laits infantiles autres que ceux limitativement énumérés dans l'arrêté interministériel du 9 juin 1988 ne sont plus réservés aux seuls pharmaciens, mais doivent pouvoir être commercialisés par d'autres distributeurs ;

Qu'il n'est pas contesté que les produits Lemiel, Milunel et Aptanil, commercialisés par Milupa et dont GALEC, Paridoc ainsi que leurs adhérents veulent assurer la vente dans leurs magasins, appartiennent à la catégorie pour laquelle il n'est plus possible d'invoquer le monopole de vente réservé aux pharmaciens.

Considérant que GALEC produit la correspondance échangée avec Milupa en octobre et novembre 1988, correspondance dont il résulte que Milupa n'a cessé de reporter à des dates ultérieures les rendez-vous sollicités par le groupement d'achat, et cela sans motif sérieux, - le chef de service prétendument indisponible pouvant être remplacé - et dans le but évident de retarder toute démarche portant sur la distribution des laits infantiles ;

Que c'est dans ces conditions que les cinq sociétés de distribution précitées du Groupe Leclerc ont adressé à Milupa, fin novembre 1988, cinq demandes de communication des tarifs et conditions commerciales de vente accompagnées d'ores et déjà, pour un certain nombre de produits, de commandes fermes impliquant l'acceptation pure et simple des tarifs en vigueur ;

Considérant qu'aucune de ces demandes et commandes n'a été honorée ;

Que par son comportement, Milupa a clairement manifesté qu'elle n'avait pas l'intention d'engager des relations commerciales avec GALEC et ses adhérents.

Considérant que si un entretien a eu lieu le 15 décembre 1988 entre les représentants de Milupa et ceux de Paridoc, le contenu des discussions n'a pas été consigné ;

Que les allégations de l'intimée relatives à des conditions de vente acceptées par son adversaire ainsi qu'à la décision des parties d'attendre l'issue d'un litige opposant Paridoc à Guigoz, ne sauraient dès lors être retenues ;

Considérant, ceci étant, que Paridoc a adressé à Milupa, non le 10 novembre, comme celle-ci le prétend, mais le 18 novembre 1988 - date mentionnée sur l'accusé de réception - une lettre recommandée comportant cinq bons de commandes au nom des sociétés de distribution ci-dessus énumérées ;

Que, depuis le 27 novembre, date de réception du courrier, Milupa n'a donné aucune suite à ces commandes auxquelles elle a donc opposé un refus incontestable ;

Considérant qu'il doit être tenu pour établi au vu des documents produits, et notamment les avis du Conseil de la concurrence des 31 mars 1987 et 26 avril 1988 que les laits infantiles offerts par les différents producteurs présentent, en raison des contraintes réglementaires, une homogénéité de leurs caractéristiques les rendant largement substituables ;

Que la marque de lait donnée à un nourrisson dans la clinique d'accouchement dépend d'un processus (marqué par la pratique dite des " tours de laits ") dans lequel les considérations d'ordre médical ne jouent qu'un faible rôle ;

Que, dans l'hypothèse où choix et conditions d'utilisation du produit devraient faire l'objet de conseils, ceux-ci seraient normalement recueillis auprès, non du vendeur, mais du praticien qui suit le nourrisson après la naissance ;

Considérant par ailleurs que tout commerçant est, en principe, en droit de commander à un fournisseur aux conditions habituelles imposées à ses concurrents ;

Que les commandes passées par les appelantes à Milupa portent sur des quantités modérées ;

Qu'elles sont en harmonie avec la politique économique instaurée par l'arrêté interministériel du 9 juin 1988 ;

Que des laits infantiles sont déjà commercialisés depuis plusieurs mois dans les hypermarchés Mammouth ;

Que les refus dont s'est rendue coupable l'intimée sont opposés à des groupes distincts entre lesquels aucune collusion n'est démontrée.

Qu'il convient de déduire de ces motifs que les demandes des sociétés appelantes ne présentent pas un caractère anormal et ne révèlent aucune volonté de nuire à Milupa ;

Considérant que Milupa, qui continue effectivement à réserver la vente de ses produits aux pharmaciens d'officine, ne saurait se prévaloir de l'existence de ce réseau de distribution manifestement illicite puisqu'il maintien un monopole prohibé par l'arrêté susvisé du 9 juin 1988 ;

Considérant que s'il peut être concevable que la distribution de laits infantiles du type concerné par le présent litige exige des précautions particulières, il n'en demeure pas moins en l'état que l'intimée n'est pas en mesure de rapporter la preuve de l'existence d'un réseau de distribution sélective admissible et se borne à exclure, a priori, et en raison de leur nature, les réseaux de distribution en grande surface ;

Considérant qu'en n'envoyant pas aux sociétés qui les demandaient ses barèmes et conditions de vente et en refusant de satisfaire aux commandes passées par les appelantes, Milupa a ainsi commis des atteintes à l'ordre public économique constituant autant de troubles manifestement illicites;

Qu'il convient, pour mettre fin à ce comportement, d'ordonner les mesures précisées ci-après;

Que le point de départ des astreintes destinées à assurer le respect de ces mesures sera toutefois différé de façon à permettre à Milupa de prendre les dispositions nécessaires pour s'adapter à sa nouvelle situation ;

Considérant que la solution adoptée commande de rejeter la demande de dommages-intérêts formée par Milupa ;

Qu'il n'y a pas lieu à application de l'article 700, la décision entreprise devant être également amendée sur ce point ;

Qu'enfin les demandes de donner acte, inutiles, doivent être écartées ;

Par ces motifs, Ordonne la jonction des procédures portant les numéros 89-4045 et 89-2860, et statuant à nouveau : Déclare irrecevable la demande du Ministre chargé de l'Économie ; Dit les demandes des sociétés appelantes recevables sur le fondement de l'article 809 NCPC ; Ordonne à la société Milupa de communiquer aux sociétés appelantes qui lui en font la demande ses tarifs et conditions générales de vente concernant les aliments lactés qu'elle produit, autres que ceux visés dans l'arrêté interministériel pris le 9 juin 1988 pour application de l'article L. 512 du Code de la Santé Publique; Dit que, faute par elle de procéder à cette communication, la société Milupa sera, passé le délai d'un mois suivant la signification du présent arrêt, tenue au paiement d'astreintes journalières de 5000 francs pendant une durée de trois mois à l'issue de laquelle il pourra être à nouveau statué ; Ordonne à la société Milupa de livrer dans les délais d'usage, aux sociétés appelantes les laits infantiles objet des commandes citées ci-dessus, et de toutes commandes ultérieures portant sur les laits dont la vente n'est pas réservée aux pharmaciens par l'arrêté du 9 juin 1988 ; Dit que faute par la société Milupa de satisfaire à ces commandes, elle sera tenue, passé les deux mois suivant la signification de l'arrêt, au paiement d'astreintes journalières de 5000 francs par jour de retard pendant une durée de deux mois à l'issue de laquelle il pourra être à nouveau statué ; Déboute la société Milupa de sa demande de dommages-intérêts ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 NCPC ; Laisse au Ministre chargé de l'Économie la charge de ses dépens ; Condamne la société Milupa en tous les autres dépens de première instance et d'appel.