CA Versailles, 12e ch., 29 avril 1993, n° 1415-90
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Chapelle, Jean Chapelle (SA)
Défendeur :
Sony France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Belleau
Conseillers :
MM. Frank, Assié
Avoués :
SCP Lefèvre, Tardy, Me Bommart
Avocat :
Me Pepy.
LA COUR statue sur l'appel interjeté par Monsieur Jean Chapelle et par la Société Jean Chapelle à l'encontre du jugement contradictoirement rendu le 10 novembre 1989 par le Tribunal de Commerce de Nanterre dans les circonstances suivantes.
Monsieur Jean Chapelle, qui exploite au 131 rue de Rennes à Paris, un fonds de commerce de produits Hi-Fi, vidéo, télévision, son, audiovisuel, photo, en qualité de détaillant, a, par exploit d'huissier du 17 mars 1989, assigné la Société Sony France en annulation de ses conditions générales de vente du 1er janvier 1989, selon lui contraires aux règles d'ordre public de l'ordonnance du 1er décembre 1986, en allocation de la somme de 1 franc, sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts, et en désignation de tel expert qu'il appartiendra afin de permettre au requérant de fixer son préjudice.
Au cours du mois de mars 1989, Monsieur Jean Chapelle a créé la société Jean Chapelle à laquelle il a cédé le fonds de commerce précité et qui exploite par ailleurs une autre boutique ayant une activité similaire, établissement situé 14 avenue de Wagram à Paris.
La Société Jean Chapelle est intervenue volontairement en cours d'instance et s'est associée aux demandes de Monsieur Jean Chapelle.
Aux termes de la décision qui s'en est suivie, soumise à l'appréciation de la Cour, le Tribunal de Commerce a débouté Monsieur Jean Chapelle et la Société Chapelle de toutes les fins de leurs demandes, mais a condamné "les défendeurs" aux dépens.
Après avoir examiné le mécanisme des remises et ristournes quantitatives ou qualitatives stipulées par Sony France dans ses conditions générales de vente à l'égard de sa clientèle, le Tribunal de Commerce a estimé qu'il était licite et correspondait à une contrepartie réelle de services. Il a observé qu'au surplus Monsieur Chapelle et la Société Chapelle s'obstinaient à s'approvisionner par l'intermédiaire d'une Société Semavem (également contrôlée par Monsieur Chapelle) alors qu'ils auraient pu obtenir des conditions plus avantageuses en se fournissant directement auprès de Sony France.
Aux termes d'écritures largement développées, les appelants soutiennent à nouveau que les conditions générales de vente de Sony France portent atteinte au jeu de la libre concurrence et contreviennent aux dispositions des articles 36, 7 et 9 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Ils observent que c'est à tort que par sa décision du 6 novembre 1990, confirmée par arrêt de la Cour d'Appel de Paris du 5 juillet 1991, le Conseil de la Concurrence, après avoir infligé à Sony France une sanction pécuniaire de 1 million de francs, s'est borné à enjoindre à la partie adverse "de mettre fin à l'utilisation de critères non objectifs, et discriminatoires, dans l'application de ses conditions générales de vente, de ses accords de coopération et de ses promotions" mais a refusé de dire irrégulières les conditions générales de vente elles-mêmes. Ils renouvellent les demandes de leur assignation et sollicitent l'allocation provisionnelle de la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts ainsi que la désignation d'un expert. Ils réclament enfin l'allocation d'une somme globale de 30 000 F en vertu de l'article 700 du NCPC.
La Société Sony France, intimée, observe qu'en toute hypothèse Monsieur Jean Chapelle a cessé depuis 1987 de s'approvisionner auprès d'elle et que tous ses achats sont effectués par une Société Semavem ayant son siège social à Valence. Elle dénonce le caractère abstrait des conclusions des appelants. Elle allègue que contrairement aux dispositions de l'article 95 alinéa 3 du NCPC, les appelants se réfèrent irrégulièrement à leurs conclusions de première instance. Elle demande de dire Monsieur Jean Chapelle et la Société Jean Chapelle irrecevables et en tout cas mal fondés en toutes leurs demandes. Elle réclame enfin l'allocation de 50 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
Le Ministère Public s'en rapporte à l'appréciation de la Cour.
Sur ce, LA COUR,
Considérant qu'au tout début de ses écritures, la Société Sony France observe que depuis 1987, ni Monsieur Chapelle ni la Société Jean Chapelle ne s'approvisionnent directement auprès d'elle et que les commandes sont faites, au nom d'une Société Semavem, dont le siège social est à Valence (Drôme), société également contrôlée par Monsieur Chapelle, mais qui n'est pas en la cause ; qu'elle conclut à l'irrecevabilité des demandes des appelants ;
Considérant qu'en application de l'article 31 du NCPC l'action est ouverte à ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention ;
Considérant qu'il n'est pas dérogé à ce principe par la législation du droit de la concurrence ;
Considérant qu'en effet l'article 36 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, relative à la liberté des prix et de la concurrence précise en son alinéa 5 "l'action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d'un intérêt, par le Parquet etc..." ;
Considérant qu'en l'espèce l'objet du litige est clairement circonscrit par l'assignation introductive d'instance, en date du 17 mars 1989, tendant à l'annulation des conditions générales de vente de Sony, applicables à compter du 1er janvier 1989 ;
Considérant qu'il n'est pas justifié qu'au cours de la brève période comprise entre le 1er janvier 1989 et le 17 mars 1989, soit Monsieur Chapelle soit la Société Chapelle, aient passé une seule commande à la Société Sony France;
Considérant qu'il n'est pas davantage établi ni même allégué que Sony ait refusé de livrer Monsieur Jean Chapelle ou la Société Jean Chapelle pendant ladite période ;
Considérant que les appelants n'ont en aucune façon adressé de mise en demeure à Sony pour voir adapter les conditions générales de vente de cette société à la formule "discount" qu'ils ont choisie et que, de leur propre aveu, ils ne peuvent plus abandonner ;
Considérant que Jean Chapelle et la Société Jean Chapelle croient encore pouvoir rechercher l'intérêt qu'ils auraient à diligenter la présente instance dans la décision n° 90-D-42 du Conseil de la Concurrence du 6 novembre 1990 confirmée en toutes ses dispositions par l'arrêt de la Cour d'Appel de Paris 1re Chambre, section Concurrence, en date du 5 juillet 1991 ;
Mais considérant que cette décision n'a pas l'autorité de la chose jugée vis-à-vis de l'instance présentement engagée ;
Considérant que les parties ne sont pas les mêmes ; que notamment ce n'est pas seulement en son nom personnel que Monsieur Jean Chapelle a saisi le Conseil, mais en sa qualité de gérant de la Société Semavem ; que Madame Blandine Chapelle a également été associée à cette saisine en qualité de gérante d'une Société Seda ;
Considérant qu'aussi bien le Conseil de la Concurrence n'a pas constaté l'irrégularité des conditions générales de vente de Sony mais a seulement critiqué leur application discriminatoire ;
Considérant, que, conscients de la difficulté à laquelle ils se heurtent pour prouver leur intérêt à agir à l'occasion de la présente instance, Monsieur Chapelle et la Société Jean Chapelle tentent de la rechercher en sollicitant le bénéfice d'une mesure d'expertise ;
Mais considérant qu'ils n'apportent aucune preuve ou commencement de preuve au soutien d'une telle mesure dont ils ne précisent l'objet que par des références purement abstraites ;
Considérant qu'en application de l'article 146 alinéa 2 du NCPC, en aucun cas une mesure d'instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence d'une partie dans l'administration de la preuve ;
Considérant qu'au surplus il convient d'observer qu'en saisissant de façon concomitante la juridiction consulaire de Romans, celle de Nanterre, la juridiction pénale, la juridiction administrative, pour des litiges voisins, sinon identiques, les appelants cherchent à mettre à profit la multiplicité des décisions rendues et les contradictions qui peuvent en résulter ; qu'une telle façon de procéder est peu loyale ;
Considérant qu'il suit de ce qui vient d'être exposé que la demande formée par Monsieur Jean Chapelle et la Société Jean Chapelle doit être déclarée irrecevable sans examen des moyens invoqués au fond;
Considérant que le jugement déféré sera en conséquence infirmé en ce qu'il a débouté les parties de leurs autres demandes ;
Considérant qu'il sera également infirmé en ce qui concerne les dépens ;
Considérant, en effet, que de façon équivoque, et vraisemblablement en raison d'une erreur, les premiers juges ont condamné "les défendeurs" aux dépens de première instance, sans assortir cette disposition d'une motivation spéciale ;
Considérant que Monsieur Chapelle et la Société Jean Chapelle seront donc condamnés en tous les dépens de première instance et d'appel ;
Considérant qu'il convient, en équité, d'allouer la somme de 5 000 F à la Société Sony France par application des dispositions de l'article 700 du NCPC ;
Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Vu les dispositions de l'article 31 du NCPC et de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, Infirmant le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Dit Monsieur Chapelle et la Société Jean Chapelle irrecevables en leurs demandes, Les condamne à payer la somme de 5 000 F à la Société Sony France en application de l'article 700 du NCPC, Les condamne en tous les dépens de première instance et d'appel ; Admet Maître Bommart au bénéfice des dispositions de l'article 699 du NCPC.