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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 9 juin 1998, n° 97-01866

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

ITM Marchandises international (SA)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Conseillers :

Mme Favre, M. Garban

Avoué :

SCP Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Mes Marière-Lambert, de Fontbressin

CA Paris n° 97-01866

9 juin 1998

Le groupement Intermarché occupe une place majeure sur le marché national de la grande distribution à dominante alimentation.

Au sein de ce groupement, la société ITM Marchandises International (ITM MI), antérieurement dénommée Intermarchandises France, assure, d'une part, la négociation annuelle des conditions d'achat auprès des fournisseurs ainsi que l'encaissement et la gestion des ristournes à paiement différé et des accords de coopération signés avec ceux-ci, et, d'autre part, la conception et la mise en place de la politique publicitaire.

Elle a, dans le cadre de cette dernière mission, élaboré et diffusé à 8 millions d'exemplaires, mensuellement puis bimestriellement, jusqu'en février 1991, un catalogue présentant 2 000 produits avec leur prix, dénommé " L'Argus de la distribution ", distribué gratuitement aux clients dans les différents points de vente ainsi que par portage dans les zones de chalandise. Outre les listes de prix/produits, ce catalogue comprenait des articles rédactionnels destinés à en augmenter l'attrait pour le consommateur. Il a bénéficié du soutien, durant les mois de juillet et août 1990, d'une campagne nationale de publicité sur les ondes et les principales chaînes de radio.

A partir de 1991, la diffusion de ce catalogue a cessé pour être remplacée par un indicateur support cartonné présenté sur un pupitre à l'entrée de chaque magasin comprenant 1 000 produits dont les prix étaient, le cas échéant, actualisés chaque mois, deux panneaux apposés dans le hall d'entrée de chaque magasin comparant 500 produits, une affiche explicative reprenant le serment des " Mousquetaires " sur l'engagement de pratiquer les prix les plus bas sur le plus grand nombre de produits.

Estimant, à l'issue d'une enquête diligentée par ses services, que 7 fournisseurs du groupement Intermarché avaient rémunéré ces services publicitaires de la même manière et globalement aux mêmes niveaux en 1990 et 1991, alors que le service rendu en 1991 était notoirement inférieur à celui des années 1989 et 1990, le ministre chargé de l'Economie (le ministre) a assigné devant le Tribunal de grande instance de Paris la société ITM France aux fins de voir dire, en application de l'article 36, alinéa 1-1°, de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que les avantages ainsi obtenus par elle sont discriminatoires, que les clauses des accords de coopération commerciale entre ITM France et ses fournisseurs sont nuls et qu'il a lieu à restitution des sommes indûment versées.

Le Tribunal de grande instance de Paris s'étant déclaré incompétent au profit du Tribunal de commerce de Paris, l'instance a été reprise devant celui-ci, après épuisement des recours contre la décision d'incompétence.

Par jugement prononcé le 25 novembre 1996, le Tribunal de commerce de Paris a :

- dit le ministre de l'Economie, des Finances et du Budget recevable et bien fondé en ses demandes principales et les accueillant,

- ordonné, en tant que de besoin, à la société Intermarchandises France de cesser de pratiquer les discriminations issues des ristournes consenties par les 7 fournisseurs visés par l'administration au titre de la participation à l'Argus de 1991,

- annulé les clauses correspondantes des conventions de 1991 pour ce qui concerne exclusivement la participation à l'Argus de cette même année,

- en conséquence,

- condamné ITM France à rembourser à chaque intéressé les sommes suivantes, savoir :

William Saurin : 6 075 000 F

Delacre : 3 000 000 F

Perrier : 403 331 F

Jacques Vabre : 9 000 000 F

Buitoni : 9 900 000 F

Panzani : 12 060 000 F

Rivoire et Carret : 14 790 000 F

- débouté les parties de leurs autres demandes plus amples ou contraires,

- condamné ITM France à payer au Trésor Public la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société ITM Marchandises International, antérieurement dénommée Intermarchandises France, a relevé appel de cette décision.

Elle en poursuit l'infirmation et demande à la cour :

- à titre principal, et au visa de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de l'article 31 du nouveau Code de procédure civile et de l'article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme, de dire que le tribunal ne pouvait considérer comme discriminatoire l'avantage Argus pour 1991, faute pour le Ministre d'en avoir rapporté la preuve, de dire que les conditions cumulatives visées par l'article 36 alinéa 1-1° de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne sont pas réunies, et qu'en l'absence de bilan économique significatif, la preuve de la réalité et de l'existence d'un désavantage dans la concurrence n'a pas été rapportée ;

- à titre subsidiaire, d'infirmer le jugement en tant qu'il a cru pouvoir prononcer la nullité de la " clause Argus " et ordonner la restitution aux fournisseurs des sommes par eux versées en 1991, aucune nullité et aucune condamnation à restitution ne pouvant être prononcée au profit des tiers fournisseurs en leur absence,

- d'infirmer, en tout état de cause, le jugement en ce qu'il a alloué une indemnité au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au ministre qui n'a pas vocation à ce titre.

Le ministre, intimé, fait valoir de son côté, après avoir indiqué que le désavantage constaté est certain et chiffrable puisqu'il ressort à 55 millions de francs pour les sept fournisseurs en cause, que le désavantage ou l'avantage de l'article 36, alinéa 1-1°, s'induit de la pratique même du versement indu et qu'il n'y a pas lieu de rechercher dans ce cadre un bilan économique d'ensemble. Il ajoute qu'au demeurant, aux termes de l'article 36, alinéa 1-1°, l'existence d'un désavantage ou d'un avantage dans la concurrence doit être constatée dès lors qu'aucune contrepartie réelle ne vient justifier les pratiques.

Il indique que la pratique occasionne en outre dans le jeu concurrentiel du marché de la grande distribution en ce qu'elle crée une barrière à l'accès pour les fournisseurs, une limitation dans la fixation de leurs prix par les producteurs concernés par les pratiques ainsi qu'une pratique de prix artificiellement bas par la société Intermarché et que l'existence de ce trouble le fonde à agir pour demander la remise des choses en l'état.

Il soutient, enfin, que son action s'exerce en vue de la seule sauvegarde et du rétablissement de l'ordre public économique, au nom duquel il peut, en vertu des dispositions de l'article 56 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, préconiser toute mesure prise en application de ce texte, et notamment :

- l'anéantissement rétroactif des conventions illicites, en ce qu'elles violent les dispositions d'ordre public des articles 6 et 1113 du Code civil ainsi que de celles de l'article 9 de l'ordonnance précitée, eu égard à leur caractère anticoncurrentiel,

- et la remise des choses en l'état, c'est-à-dire les restitutions subséquentes des prix et valeurs des biens en cause.

Il conclut en conséquence à la confirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions.

La société appelante, en réplique, soulève l'irrecevabilité du Ministre à exciper des dispositions des articles 8 et 9 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, cette demande nouvelle ne pouvant être soumise à la Cour par application de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile. Elle sollicite pour le surplus que lui soit adjugé le bénéfice de ses précédentes écritures au vu de l'avis n° 97-A-04 du Conseil de la concurrence, publié au Bulletin Officiel du Service des Prix (BOSP) du 17 février 1998, qui démontre, d'après elle, que le Ministre n'a pas rapporté la preuve indispensable qui lui incombe.

Le Ministre répond, d'une part, n'avoir fait référence à l'article 9 de l'ordonnance qu'au soutien de son argumentation tendant à démontrer le caractère anticoncurrentiel des accords en cause et, d'autre part, que l'avis du Conseil de la concurrence n° 97-A-04 s'inscrit dans le cadre d'une analyse de dossier de concentration, très éloignée de la discussion engagée au titre de l'article 36, alinéa 1-1°.

Autorisé à répondre aux observations orales du Ministère public tendant à le voir irrecevable à solliciter le versement à son profit d'une indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, le ministre a déposé une note en délibéré aux termes de laquelle il conteste cette interprétation du texte.

Sur ce, LA COUR,

Sur les pratiques :

Considérant qu'aux termes de l'article 36, alinéa 1-1° de l'ordonnance du 1er décembre 1986, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, pour tout producteur, commerçant, industriel ou artisan, de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique, ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles en créant, de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage ou un avantage dans la concurrence ;

Considérant que le ministre chargé de l'Economie a introduit une action, sur ce fondement, comme l'article 36, alinéa 2, lui en donne le pouvoir, à l'encontre de la société ITM France à laquelle il impute des pratiques discriminatoires au détriment de 7 grands fournisseurs de produits alimentaires, savoir les sociétés William Saurin, Delacre, Perrier, Jacques Vabre, Buitoni, Panzani et Rivoire et Carret ; que cependant, il n'a jamais mis ces sociétés en cause et que celles-ci ne sont pas intervenues volontairement à l'instance ;

Considérant qu'il ressort des documents mis aux débats par le ministre que la société ITM France a élaboré et diffusé, jusqu'au mois de février 1991, un catalogue présentant 2 000 produits distribués dans les magasins Intermarché et leurs prix, intitulé " L'Argus de la distribution ", chaque numéro, mensuel jusqu'en juin 1990, puis bimensuel, étant tiré à 8 millions d'exemplaires ; qu'elle a par ailleurs organisé une vaste campagne publicitaire, tant par messages radios sur quatre stations nationales que par voie d'affichage sur des panneaux publicitaires disposés sur la voie publique vantant les mérites de " l'Argus de la distribution " ; que cette politique commerciale et publicitaire permettait ainsi aux consommateurs, recherchés à l'échelon national, de prendre connaissance des produits proposés et des prix pratiqués et de comparer avec la concurrence hors les magasins à l'enseigne Intermarché ou Ecomarché ;

Qu'elle a modifié sa stratégie commerciale à partir du mois de février 1991 pour remplacer " L'Argus de la distribution " par un indicateur support cartonné présenté sur un pupitre à l'entrée de chaque point de vente, comparant, selon les déclarations faites le 6 décembre 1991 par M. Cabos, coordinateur des achats d'ITM France, aux contrôleurs des services extérieurs de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, mille produits dont les prix sont actualisés éventuellement tous les mois, deux panneaux cartonnés, apposés à l'extérieur et l'intérieur de l'entrée de chaque magasin comparant 500 produits et une affiche explicative reprenant le serment des " Mousquetaires ", expliquant leur engagement à pratiquer les prix les plus bas sur le plus grand nombre de produits, cette formule nouvelle s'accompagnant d'un matériel de publicité sur le lieu de vente pour attirer l'attention du consommateur sur cette nouvelle forme d'" Argus " ;

Considérant que la société ITM France a négocié et obtenu des 7 fournisseurs précités, pour leur participation à " l'Argus de la distribution ", des avantages financiers, se présentant dans le cadre des accords de coopération commerciale souscrits, sous la forme de ristournes calculées en pourcentage des chiffres d'affaires réalisés ;

Que l'examen des accords de coopération conclus pour l'année 1990 fait apparaître une extrême disparité des rémunérations demandées par le distributeur pour la réalisation du service " Argus ", qui sont échelonnées de 4,5 % à 7 % du montant des achats ITM, et varient, en valeur absolue, de 1 à 5 ;

Que la différenciation de taux des ristournes ainsi consenties ne repose sur aucun critère objectif, le " service Argus " étant le plus souvent mal ou non défini dans les contrats de coopération conclus ; qu'il est ainsi établi, comme l'a retenu le premier juge, que l'avantage financier concédé par les fournisseurs à leur distributeur est discriminatoire dès lors que la société ITM France n'a pas démontré que la diversité des traitements est justifiée par la différence des situations de chacun des fournisseurs ou correspond précisément à la valeur du service effectivement rendu par ceux-ci ;

Considérant que les conditions de rémunération du service " Argus " ont été quasiment reproduites à l'identique dans les accords de coopération souscrits pour l'année 1991, le distributeur continuant à percevoir, au minimum, les avantages financiers ;

Que, cependant, le service ainsi rémunéré n'était plus le même, la nouvelle politique de communication fondée sur la présence dans les lieux de vente d'un " Indicateur " reposant sur un support publicitaire plus faible que celui mis en place en 1990; qu'il présentait donc un avantage moindre pour le fournisseur puisque la publicité ne touchait plus que les consommateurs déjà rendus sur les lieux de vente;

Qu'il s'ensuit que c'est encore à juste titre que le tribunal a estimé que les sommes obtenues en 1991 des fournisseurs concernés au titre de " l'Argus " n'étaient pas justifiées par des contreparties réelles, au sens de l'article 36, alinéa 1-1°, de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Considérant que cet avantage financier octroyé à la société ITM France, de façon discriminatoire, et sans contrepartie réelle, a, de ce fait, en diminuant leur marge à due concurrence des sommes obtenues, créé pour les partenaires commerciaux concernés un désavantage dans la concurrence, dès lors qu'il n'est pas justifié que les fournisseurs concurrents aient été soumis à des conditions de coopération similaires ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le tribunal a, par une analyse exacte des circonstances de l'espèce, retenu que les conditions d'application de l'article 36, alinéa 1-1°, étaient réunies ;

Sur les demandes du Ministre :

Considérant que le Ministre soutient avoir la faculté de demander, outre la cessation de la pratique litigieuse, la nullité des conventions et la restitution des sommes obtenues par la mise en œuvre des pratiques dénoncées ;

Qu'il invoque, à l'appui de ses prétentions, le fait que son action s'exerce en vue de la seule sauvegarde et du rétablissement de l'ordre public économique au nom duquel il pourrait, en vertu des dispositions de l'article 56 de l'ordonnance, préconiser toute mesure prise en application de ce texte ;

Mais, considérant que l'action introduite par le Ministre sur le fondement de l'article 36, alinéa 1-1° de l'ordonnance du 1er décembre 1986 est, aux termes de ce texte, une action en réparation et non en annulation;

Que la référence, tant aux articles 6 et 1133 du code civil qu'à l'article 9 de l'ordonnance relative à la liberté des prix et de la concurrence, à la supposer recevable, est inopérante, le Ministre n'ayant pas le pouvoir de saisir directement une juridiction de l'ordre judiciaire pour demander la nullité d'une convention à laquelle il n'est pas partie;

Que le renvoi aux dispositions de l'article 56 de l'ordonnance est tout aussi inefficace, ce texte n'octroyant au Ministre que le pouvoir de déposer des conclusions, de les développer oralement à l'audience, de produire également les procès-verbaux et les rapports d'enquête ;

Considérant que le pouvoir d'agir du Ministre dans l'exercice de sa mission de gardien de l'ordre public économique ne peut tendre qu'au rétablissement dudit ordre public économique par la seule cessation des pratiques illicites;

Qu'en revanche, il ne lui donne pas la faculté de se substituer aux victimes des pratiques discriminatoires pour évaluer, à leur place, le préjudice causé par les agissements restrictifs de concurrence et en solliciter la réparation;

Que les dispositions légales applicables ne lui donnent pas davantage le pouvoir de solliciter la restitution des prix et valeurs des biens en cause, aux lieu et place des victimes;

Que le jugement déféré doit en conséquence être infirmé en ce qu'il a annulé les clauses des conventions de 1991 pour ce qui concerne exclusivement la participation à l'Argus de cette même année et condamné ITM à rembourser à chaque intéressé les sommes perçues au titre de ces clauses;

Considérant, enfin, qu'aucune condition d'équité ne commande de faire application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a ordonné, en tant que de besoin, à la société Intermarchandises France, devenue la société ITM Marchandises International, de cesser de pratiquer les discriminations issues des ristournes consenties par les 7 fournisseurs visés par l'administration au titre de la participation à l'Argus de 1991 ; Le réformant pour le surplus ; Déboute le Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget de ses demandes d'annulation des clauses litigieuses et de restitution des sommes perçues au titre du service Argus pour l'année 1991 ; Rejette les demandes formées au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Dit que les dépens de première instance et d'appel seront supportés par ceux qui les ont engagés.