CA Paris, 4e ch. A, 13 juillet 1993, n° 92-001925
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Éditions Professionnelles du Livre (SARL)
Défendeur :
Bageca Académie Européenne du Livre (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gouge
Conseillers :
Mme Mandel, M. Brunet
Avoués :
SCP Bommart Forster, Me Bolling
Avocats :
Mes Zilberstein, Reynaud.
Statuant sur l'appel interjeté par la société EPL Editions Professionnelles du Livre du jugement rendu le 29 novembre 1991 par le Tribunal de commerce de Paris (n° 32588) dans un litige l'opposant à la société Bageca ensemble sur l'appel incident de cette dernière.
Faits et procédure :
La société EPL entreprise de presse qui édite divers ouvrages à caractère périodique destinés à assurer l'information des professionnels du livre, publie notamment chaque semaine une revue intitulée " Livres hebdo " cette revue contient différentes rubriques dont une qui répertorie sous le titre " Les livres de la semaine " toutes les nouveautés selon la propre expression d'EPL.
Cette rubrique est divisée en dix matières dans lesquelles les livres sont classés.
Des informations d'ordre pratique sont données sur chaque livre lequel est également présenté en quelques lignes.
La société Bageca qui pratique l'édition à compte d'auteur, a par courrier en date du 11 décembre 1989 adressé à EPL un exemplaire de ses dernières parutions pour que celle-ci en fasse état dans la rubrique susvisée.
EPL n'ayant pas donné suite à cette demande, Bageca l'a assignée les 22 et 23 octobre 1990 devant le Tribunal de commerce de Paris pour pratique discriminatoire sur le fondement de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Elle sollicitait la condamnation d'EPL à lui verser la somme de 6.463,70 F correspondant au remboursement du coût de l'insertion publicitaire parue dans " Livres hebdo " le 1er juin 1990 outre 50.000 F à titre de dommages-intérêts et 10.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
EPL concluait à ce que Bageca soit déboutée de ses demandes et reconventionnellement réclamait la publication de la décision à intervenir et paiement de la somme de 15.000 F par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Le tribunal par le jugement entrepris estimant que le refus d'indexation et de publication au titre de l'activité rédactionnelle devait être assimilé à une pratique discriminatoire non justifiée tant par les textes légaux que par les propres mentions publicitaires d'EPL, a condamné celle-ci à payer à Bageca la somme de 30.000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 10.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et ce avec exécution provisoire.
En revanche il a débouté Bageca de sa demande en remboursement de la somme de 6.463,70 F.
De même il a rejeté le demande reconventionnelle d'EPL et l'a condamnée aux dépens.
Appelante selon déclaration du 8 janvier 1992, EPL prie la Cour d'infirmer le jugement entrepris, de débouter Bageca de toutes ses prétentions, d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans cinq journaux ou périodiques de son choix et aux frais de Bageca dans la limite de 25.000 F HT par insertion et de la condamner à lui payer la somme de 30.000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Bageca poursuit la confirmation du jugement sauf sur le montant des dommages-intérêts.
Formant appel incident de ce seul chef elle demande à la Cour qu'il soit porté à 50.000 F.
Par ailleurs elle réclame paiement de la somme de 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR,
Considérant qu'au soutien de son appel EPL fait valoir que l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut trouver application en l'espèce dès lors d'une part que Bageca n'est pas un partenaire économique au sens de l'alinéa 1 de l'article 36 dès lors qu'elle n'est pas une entreprise d'édition au sens traditionnel du terme et que la vente et la distribution de ses ouvrages s'effectuent en dehors de tout circuit organisé.
Que d'autre part, EPL soutient qu'elle ne fournit dans le cadre de la rubrique litigieuse aucune prestation de services, qu'il s'agit d'une activité rédactionnelle s'exerçant de façon spontanée sous sa seule responsabilité et sans contrepartie financière de la part des éditeurs dont les ouvrages sont recensés.
Que selon elle, elle agit en qualité de prestataire de services uniquement dans le cadre des annonces publicitaires et qu'en l'espèce elle n'a jamais refusé d'insérer une publicité de Bageca.
Considérant enfin qu'elle fait valoir à titre subsidiaire qu'au nom du principe de la liberté de la presse, elle est en droit de ne pas faire état des textes publiés à compte d'auteur et ce d'autant plus que les motivations de Bageca sont peu louables.
Considérant que Bageca réplique qu'elle est un partenaire économique d'EPL au même titre que n'importe quelle entreprise d'édition dès lors qu'elle vend des livres en langue française et qu'EPL en lui proposant des insertions payantes au lieu et place de l'insertion gratuite sollicitée se livre à une pratique discriminatoire au sens de l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Qu'elle ajoute que dans le cadre de la rubrique litigieuse EPL se comporte comme un prestataire de services fussent-ils gratuits dès lors que chacun des partenaires retirent un avantage économique de cette activité et qu'EPL fait offre de services.
Qu'il ne s'agit pas d'une activité rédactionnelle mais d'une activité de répertoire.
Qu'elle en conclut qu'en refusant de satisfaire à sa demande EPL engage sa responsabilité sur le fondement de l'article 36 alinéa 2 de l'ordonnance susvisée.
Qu'enfin elle prétend qu'EPL ayant jusqu'alors toujours annoncé dans ses publications la parution de tous les livres qui lui étaient adressés par Bageca, ne peut prétendre pour justifier son refus que les publications à compte d'auteur sont une forme d'édition contraire à ses opinions d'autant plus qu'elle propose à Bageca des insertions payantes.
Qu'EPL ayant toujours insisté jusqu'en février 1992 sur le caractère exhaustif de ses informations ne pouvait refuser d'insérer les parutions de Bageca alors qu'elles répondent aux critères définis.
Considérant ceci exposé que selon les dispositions de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé par le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan :
1- de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant de ce fait pour ce partenaire un désavantage ou un avantage dans la concurrence,
2- de refuser de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits ou aux demandes de prestations de services, lorsque ces demandes ne présentent aucun caractère anormal, qu'elles sont faites de bonne foi et que le refus n'est pas justifié par les dispositions de l'article 10.
Considérant qu'à juste titre EPL fait valoir que Bageca n'est pas un de ses partenaires économiques.
Considérant en effet que même s'il est constant que Bageca publie et diffuse des ouvrages en langue française, il n'en demeure pas moins qu'elle n'est pas un éditeur au sens de l'article 48 de la loi du 11 mars 1957 (article L. 132-1 du CPI) mais un loueur d'ouvrage selon les dispositions mêmes de l'article 49 de la même loi.
Que contrairement à un éditeur elle n'assume pas le risque de la publication et de la diffusion des ouvrages mais se contente de monnayer ses services auprès d'auteurs envers lesquels elle s'engage contre le versement d'une rémunération forfaitaire à faire fabriquer les exemplaires de leur œuvre et en assurer la publication et la diffusion.
Qu'elle réalise son bénéfice avant même que le livre soit vendu et ne cherche donc pas à en promouvoir la vente.
Or considérant que même si EPL s'efforce d'offrir à ses lecteurs une rubrique exhaustive des nouveautés parues, il est indéniable qu'elle ne recense que les ouvrages publiés par les entreprises d'édition et commercialisés par le circuit traditionnel des librairies et non ceux produits par les sociétés des ouvrages à compte d'auteur.
Que ceux-ci constituent un marché tout à fait distinct ainsi qu'en justifie EPL par les nombreuses attestations mises aux débats.
Que d'ailleurs Bageca ne rapporte nullement la preuve qu'EPL ait répertorié dans sa rubrique les titres d'ouvrages publiés par d'autres sociétés d'édition à compte d'auteur telles que la Pensée Universelle ou les éditions La Bruyère.
Qu'aucune pratique discriminatoire ne peut donc être reprochée à EPL sur le fondement de l'article 36 alinéa 1 de l'ordonnance.
Considérant que la demande en ce qu'elle est basée sur l'article 36 alinéa 2 est tout autant mal fondée.
Considérant en effet qu'à juste titre EPL fait valoir qu'elle n'exerce dans le cadre de la rubrique litigieuse aucune prestation de services.
Considérant qu'EPL se contente de répertorier à partir des informations qui lui sont transmises par les éditeurs, les nouveautés en matière de livres tout comme une revue de télévision ou de cinéma répertorie les émissions des différentes chaînes de télévision ou les nouveaux films.
Que la prestation de services implique qu'il existe à la base un contrat par lequel une partie demande à une autre de lui fournir certaines prestations avec ou sans contrepartie financière.
Or considérant qu'en l'espèce Bageca ne démontre nullement que les insertions soient commandées par les éditeurs à EPL.
Que si dans le cadre des annonces publicitaires ou de la commercialisation d'une banque de données, EPL se livre à une activité de prestations de services en même temps qu'à une vente de produits, en revanche s'agissant de la rubrique " les livres de la semaine " elle se contente de jouer un rôle d'informateur sans contrepartie, de sa propre initiative et en toute indépendance.
Considérant qu'à supposer même qu'EPL soit dans une situation de monopole c'est-à-dire seule à proposer ce type de bibliographie, ce qui n'est pas démontré par Bageca, ce seul fait ne saurait suffire à lui conférer la qualité de prestataire de services.
Considérant au surplus que les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 en ce qu'elles posent le principe de la liberté de la presse et celui de la responsabilité pénale du directeur de la publication d'un journal ou écrit périodique, quelle que soit la nature de l'article publié ont pour effet de légitimer au regard de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 un refus d'insertion même non motivé sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que la demande d'insertion porte ou non sur une annonce à caractère publicitaire.
Que même si dans le passé EPL avait accepté d'insérer les parutions de Bageca dans cette rubrique et même si elle propose à cette société de publier des annonces publicitaires, l'intimée ne peut valablement soutenir qu'EPL en adoptant une telle attitude a fait un usage abusif du refus d'insertion au nom du principe de la liberté de la presse.
Considérant en effet que d'une part la diffusion des livres édités à compte d'auteurs est quasi confidentielle ainsi qu'en justifie EPL par les attestations de diverses librairies.
Que Bageca ne recourant pas aux services traditionnels de la distribution, n'effectuant aucun envoi d'office, EPL en insérant dans sa rubrique rédactionnelle, rédigée sous sa responsabilité, les titres des ouvrages vendus par cette société pourrait se discréditer aux yeux de ses clients.
Considérant d'autre part qu'EPL rapporte la preuve par un courrier d'auteur, Melle Cassang, et par la communication du contrat type Bageca que cette société recourait à cette rubrique pour tenter de démontrer à ses auteurs qu'elle s'acquittait ainsi de l'obligation de promotion publicitaire souscrite par elle à leur égard.
Que les demandes parfaitement malicieuses d'insertion de Bageca justifient à elles seules le refus d'insertion d'EPL d'autant plus que celle-ci a proposé à Bageca de publier des annonces publicitaires.
Considérant en conséquence que le jugement doit être infirmé en ce qu'il a condamné EPL au paiement de dommages-intérêts pour pratiques discriminatoires sur le fondement de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.
Considérant qu'EPL ne rapportant la preuve d'aucun préjudice susceptible d'être réparé par une mesure de publication, sa demande de ce chef sera rejetée.
Considérant que Bageca qui succombe sera déboutée de sa demande du chef de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Considérant en revanche qu'il serait inéquitable qu'EPL supporte la charge intégrale des frais hors dépens par elle engagés.
Qu'il convient de lui allouer de ce chef la somme de 15.000 F.
Par ces motifs : Réforme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Déboute la société Bageca Académie européenne du livre de ses demandes, Déboute EPL Editions Professionnelles du Livre de sa demande reconventionnelle, Condamne la société Bageca Académie européenne du livre à EPL Editions Professionnelles du Livre la somme de 15.000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, La condamne aux dépens de première instance et d'appel et autorise la SCP Bommart Forster avoué à recouvrer conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile.