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Décisions

CA Versailles, 13e ch., 3 avril 1997, n° 5855-95

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Vertumne (SA)

Défendeur :

Martin-Baron (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Monteils

Conseillers :

M. Besse, Mme Bardy

Avoués :

Me Declaire, SCP Gas

Avocats :

Mes Mercier, Tremblay

T. com. Pontoise, du 21 mars 1995

21 mars 1995

La société Martin-Baron commercialise des produits phytosanitaires, des engrais et semences en Eure-et-Loir.

C'est une filiale de la Société Coopérative agricole d'Eure-et-Loir, " SCAEL ".

La société Martin-Baron a employé en qualité de directeur commercial jusqu'au 21 février 1992, Monsieur Daniel Ferron. Après son licenciement, ce dernier a créé, en juin 1992, la société Vertumne, dont l'activité est le négoce des semences, engrais, produits phytosanitaires.

En mai 1993, la SA Vertumne a assigné la SA Martin-Baron en paiement d'un million de francs à titre de dommages et intérêts, et publication du jugement, au motif que le Groupe SCAEL et notamment sa filiale la société Martin-Baron s'est livrée grâce à sa position dominante à des pratiques discriminatoires en matière de prix ; qu'elle pratique des prix fantaisistes, qu'elle a refusé de lui communiquer ses barèmes.

Par jugement du 21 mars 1995, le Tribunal de commerce de Pontoise :

- a déclaré la SA Vertumne recevable mais mal fondée en toutes ses demandes, l'en a déboutée ;

- a condamné la SA Vertumne à payer à la SA Martin-Baron la somme principale de cent mille francs (100.000,00 F) à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice causé ;

- a ordonné la publication du jugement dans trois journaux ou revues spécialisés du choix de la SA Martin-Baron, aux frais avancés de la SA Vertumne ;

- a ordonné l'exécution provisoire du présent jugement ;

- a condamné la SA Vertumne à payer à la SA Martin-Baron la somme de sept mille francs (7.000,00 F) au titre de l'article 700 du NCPC.

La société Vertumne a fait appel.

Elle demande d'infirmer le jugement,

- de condamner la Société Martin-Baron à lui payer la somme de un million de francs à titre de dommages et intérêts et 20.000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Elle soutient que la SCAEL, par le biais de sa filiale Martin-Baron, se livre à des pratiques discriminatoires en matière de prix, facturations fantaisistes (engrais Superpotassique GR 02225 = sept prix différents), qu'elle a refusé de communiquer ses barèmes, et a tenté de manière déloyale de l'empêcher de prendre son essor et de pénétrer le marché.

Elle invoque les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et soutient qu'elle a subi un préjudice car elle aurait dû avoir un meilleur résultat si la société Martin-Baron n'avait pas commis d'infraction à la législation en vigueur.

Elle conteste les fautes que lui reproche la société Martin-Baron : débauchage de personnel, parasitisme, publicité illicite, dénigrement, détournement de documents.

La société Martin-Baron demande :

- de juger que la société Martin-Baron ne s'est livrée à aucun abus de position dominante, non plus qu'à aucune pratique répréhensible de conditions de vente discriminatoires,

En conséquence,

- de juger la société Vertumne SA mal fondée en son appel et de l'en débouter,

- de juger qu'en tout état de cause, la société Vertumne SA ne justifie nullement du préjudice qu'elle allègue, à titre reconventionnel,

- de juger que la société Vertumne SA s'est livrée à des agissements de concurrence déloyale envers la société Martin-Baron, agissements consistant en un débauchage de son personnel, un dénigrement, une publicité illicite, un détournement de documents et un parasitisme de son logo,

- de juger qu'il y a lieu de condamner la société Vertumne SA à réparer le préjudice causé à la société Martin-Baron du fait de ces agissements de concurrence déloyale, en conséquence,

- de condamner la société Vertumne SA à payer à la société Martin-Baron, à titre de dommages et intérêts, la somme de 1.191.727,00 F,

- de condamner la société Vertumne SA à payer à la société Martin-Baron, au titre de l'article 700 du NCPC la somme de 20.000,00 F,

- d'ordonner la publication du jugement à intervenir dans cinq journaux ou revues au choix de la société Martin-Baron aux frais avancés de la société Vertumne SA.

Elle rappelle que trois salariés du Groupe SCAEL ont quitté leur employeur entre juin et août 1992 pour être embauchés par la société Vertumne ; elle fait valoir que le logo de la société Vertumne est très voisin de celui de la société Martin-Baron ; que Monsieur Ferron, utilisant le papier commercial de la société Vertumne, a adressé aux agriculteurs d'Eure-et-Loir un courrier tendancieux, laissant croire que la société Martin-Baron avait une conduite répréhensible ; que la société Vertumne s'est livrée à une publicité comparative sans respecter les impératifs légaux ; qu'elle a détourné des documents de la société Martin-Baron.

La SA Vertumne réplique pour réclamer à la société Martin-Baron, sous astreinte de 500,00 francs par jour de retard, la communication des tarifs et barèmes de vente de tous les produits qu'elle lui vend.

Discussion :

Considérant, sur l'intérêt à agir de la société Vertumne, que celle-ci, il est vrai, a mis en exergue la vente d'un produit spécifique, le Superpotassique GR 02225, qu'elle ne s'est pas limitée cependant à reprocher une pratique de prix préjudiciable pour ce seul produit, mais à fait observer qu'il s'agit d'un " produit d'appel " qui permet à la société Martin-Baron de drainer une clientèle qui s'approvisionne également en autres produits ; que l'intérêt à agir de la société Vertumne n'est donc pas contestable ; que sa demande est recevable ;

Considérant que la société Vertumne cultive de nombreux griefs à l'encontre non seulement de la société Martin-Baron qu'elle a assignée, mais aussi à l'encontre de la SCAEL qui a été son employeur comme la société Martin-Baron ; qu'elle ne peut cependant attribuer à la société Martin-Baron la responsabilité des faits qu'elle impute à la SCAEL, et réclamer sur ce fondement des dommages et intérêts à la société Martin-Baron ;

Considérant que la société Vertumne ne peut donc se fonder sur l'abus de position dominante qu'elle reproche à la SCAEL ; qu'il lui appartient de démontrer que cet abus est le fait de la société Martin-Baron ; qu'en l'espèce, la société Martin-Baron pas plus que la SCAEL n'ont le monopole de la vente des produits phytosanitaires, engrais, semences, dans le département d'Eure-et-Loir ; que la part de marché de la société Martin-Baron est aux dires de celle-ci d'environ huit pour cent, que ce pourcentage a baissé depuis 1992 et se situerait à 4,2 % en 1995-1996 ; que la société Vertumne ne conteste pas ces affirmations, et se borne à produire des rapports internes de la SCAEL qui ne sont pas applicables à la société Martin-Baron seule ;

Considérant qu'il est donc inexact de prétendre que la société Martin-Baron dispose d'une situation dominante ;

Considérant que la société Vertumne reproche également à la société Martin-Baron des pratiques discriminatoires sanctionnées par les dispositions de l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'elle fait valoir en effet que la société Martin-Baron a refusé de lui communiquer ses tarifs et conditions générales, alors qu'elle y est obligée par les dispositions de l'article 33 de l'ordonnance précitée tel que modifié par la loi du 29 janvier 1993 (article 18) ; que la société Martin-Baron est donc présumée user de pratiques discriminatoires ;

Considérant que l'article 36-1 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dispose qu'engage la responsabilité de son auteur...le fait de pratiquer à l'égard d'un partenaire économique ou d'obtenir de lui des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente ou d'achat discriminatoires et non justifiés par des contreparties réelles en créant de ce fait pour ce partenaire un désavantage ou avantage dans la concurrence ;

Considérant qu'il est de principe que cette disposition ne s'applique pas dans les relations entre professionnels et consommateurs, qu'il s'ensuit que la société Vertumne doit démontrer que la société Martin-Baron se livre à des pratiques interdites dans ses relations avec des professionnels, fournisseurs ou revendeurs ; qu'en l'espèce, elle reproche à la société Martin-Baron la pratique de prix différents à la clientèle de consommateurs ; que cette pratique, si elle existe, n'est pas interdite, que la société intimée admet qu'elle accorde des rabais ou remises à certaines catégories d'agriculteurs et en explique les raisons qui ne sont pas contestées par l'appelante ;

Considérant que le refus de transmettre à la société Vertumne les tarifs et conditions de vente ne suffit pas à rapporter la preuve de pratiques discriminatoires à l'égard de partenaires économiques, alors que ces pratiques ne sont même pas alléguées ;

Considérant que l'article 33 modifié de l'ordonnance précité dispose que " tout producteur prestataire de service, grossiste ou importateur est tenu de communiquer à tout acheteur de produit ou demande de prestation de services pour une activité professionnelle qui en fait la demande, son barème de prix et ses conditions de vente, celles-ci comprennent les conditions de règlement et le cas échéant les rabais et ristournes " ;

Considérant que la société Vertumne n'a jamais prétendu, jusqu'au dépôt de ses dernières conclusions devant la Cour (13 janvier 1997), qu'elle pourrait acheter à la société Martin-Baron des produits phytosanitaires, que sa demande jusque là ne se justifiait pas ;

Considérant que la société Vertumne n'est pas un revendeur habituel des produits de la société Martin-Baron, qu'elle n'a jamais demandé à cette dernière de lui rétrocéder une quelconque marchandise, qu'elle ne le demande toujours pas, mais indique naïvement vouloir connaître les prix des produits vendus par la société Martin-Baron, ... pour mieux ajuster ses propres prix ; qu'elle ne peut donc bénéficier des dispositions de l'article 33 de l'ordonnance de 1986;

Considérant que la société Martin-Baron reprend sa demande reconventionnelle en dommages et intérêts, pour des motifs dont certains ont été retenus par les premiers juges et d'autres rejetés ;

Considérant que c'est par des motifs pertinents que le tribunal a retenu à la charge de la société Vertumne l'envoi d'une circulaire contenant des informations tendancieuses et partiellement fausses ayant un caractère dénigrant à l'égard de la société Martin-Baron, que le grief de dénigrement est fondé;

Considérant que le tribunal a également, à juste titre, retenu que la société Vertumne produisait aux débats des factures établies par la société Martin-Baron pour ses clients, alors que la manière dont elle s'était procuré ces pièces n'était pas établie ;

Considérant que la société Martin-Baron reproche à la société Vertumne d'avoir débauché une partie de son personnel, qu'il est de fait que la société Vertumne a été créée en juin 1992 par Monsieur Ferron, ancien Directeur Commercial, licencié par la société Martin-Baron; que dès le mois de juin 1992 trois salariés ayant une connaissance précise des activités commerciales de la société Martin-Baron sont partis de cette société pour rejoindre la société Vertumne; qu'ils y occupent des fonctions commerciales et y utilisent nécessairement la connaissance de la clientèle acquise chez Martin-Baron, que deux d'entre eux, Messieurs Cabaret et Nouvellon, ont souscrit au capital de la société Vertumne, dès le 30 mai 1992;

Considérant que la preuve du débauchage découle clairement de ces constatations;

Considérant que la similitude du logo de la société Martin-Baron et de celui de la société Vertumne est évidente, que le dessinateur lui-même a admis qu'il avait utilisé les mêmes couleurs et la même forme, celle des sillons, qu'il le justifie par la nécessité de symboliser les mêmes éléments;

Considérant qu'il n'aurait pas dû échapper à Monsieur Ferron qui avait utilisé le papier à en-tête de la société Martin-Baron, que le papier à en-tête de la société Vertumne n'était qu'une imitation de celui de son concurrent, et n'avait aucun rapport avec son patronyme;

Considérant par contre qu'il n'est pas établi que la société Vertumne se soit livrée à une publicité comparative illicite, qu'elle a, certes, annoncé qu'elle allait le faire, mais que la preuve de la réalisation de ce projet n'est pas rapportée ;

Considérant que les agissements de la SA Vertumne sont constitutifs de concurrence déloyale, que le préjudice subi par la société Martin-Baron est certain, et principalement moral, que la société Martin-Baron ne rapporte pas la preuve de la diminution de son chiffre d'affaires et du parallélisme de cette diminution avec l'augmentation du chiffre d'affaires et du bénéfice de la société Vertumne ; qu'il convient donc, compte tenu des éléments du dossier de fixer à la somme de 500.000,00 F le montant des dommages et intérêts dus à la société Martin-Baron ;

Considérant que la publication ordonnée par les premiers juges paraît suffisante pour le nombre des journaux dans lesquels doit être faite l'insertion ; qu'il convient de la limiter toutefois en précisant que le coût de l'insertion ne devra pas dépasser la somme de 10.000,00 F par publication ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la société Martin-Baron la charge des frais irrépétibles qu'elle a pu exposer ;

Par ces motifs, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement du 21 mars 1995 en ce qu'il a retenu à la charge de la SA Vertumne des faits constitutifs de concurrence déloyale, a prononcé une condamnation à son encontre et l'a déboutée de ses demandes, L'émondant et ajoutant, Dit que la SA Vertumne s'est livrée à des agissements consistant en débauchage du personnel, dénigrement, détournement de documents, imitation de son logo, Condamne la SA Vertumne à payer à la SA Martin-Baron la somme de cinq cent mille francs (500.000,00 F) à titre de dommages et intérêts et celle de vingt mille francs (20.000,00 F) sur le fondement de l'article 700 du NCPC pour les frais exposés en appel, Ordonne la publication du présent arrêt dans trois journaux spécialisés au choix de la Société Martin-Baron aux frais de la société Vertumne ; précise que le coût de chaque publication ne devra pas dépasser dix mille francs (10.000,00 F), Confirme le jugement déféré en ses autres dispositions non contraires au présent arrêt, Déboute les parties de toutes autres demandes.