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Décisions

CA Angers, audience solennelle, 5 février 1993, n° 09200840

ANGERS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Debic Saint-Hubertus (SA)

Défendeur :

Laiteries Bridel (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lorieux

Conseillers :

Mme Chauvel, MM. Chesneau, Liberge

Avoués :

Me Deltombe, SCP Gontier

Avocats :

Mes Dhavernas, Gosselin.

T. com. Rennes, du 6 mai 1986

6 mai 1986

La Société belge Debic - Saint-Hubertus fabrique et commercialise de la crème stérile en bombes sous pression, à longue conversation.

La société française Bridel fabrique et vend des crèmes fraîches, des crèmes douces, des crèmes stériles de longue conservation et autres produits laitiers.

A partir de 1977 des relations commerciales se sont établies entre les deux sociétés, Debic vendant son produit à Bridel qui le commercialisait en France sous la marque " Debic ".

Depuis 1979, ce même produit toujours fabriqué par Debic a été vendu à Bridel sous des emballages à la marque Bridel.

En 1982 et 1983, des discussions eurent lieu entre les deux sociétés en vue de l'établissement d'un contrat pour confier à Bridel l'exclusivité de la vente du produit sur tout le territoire français. Ces discussions n'ont pas abouti.

Au début de 1984, Bridel a décidé de changer de fournisseur et est entré en relations avec un industriel hollandais fabriquant un produit semblable.

Par acte du 11 septembre 1984, la société Debic a assigné la société Bridel a comparaître devant le tribunal de commerce de Rennes afin qu'elle soit condamnée à lui payer la contre-valeur en francs français, au jour du jugement à intervenir, de la somme de 16 127 237 francs belges, avec intérêts au taux légal, au titre du préjudice commercial subi par Debic du fait de la rupture abusive des relations commerciales, la somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de procédure Civile.

Par jugement du 6 mai 1986, le tribunal de commerce de Rennes a débouté la société Debic de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société Bridel la somme de 5 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et celle de 2 000 F par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Par arrêt du 9 janvier 1990, la Cour d'appel de Rennes a confirmé ce jugement à l'exclusion de la condamnation à des dommages-intérêts, et débouté Bridel de ses demandes de ce chef, et a condamné la société Saint-Hubertus à lui payer la somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Elle sollicite en conséquence la confirmation du jugement du tribunal de commerce de Rennes et la condamnation de Debic à lui payer 250 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et 100 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La procédure a été clôturée le 23 novembre 1992 à 18 heures.

La Société Debic a déposé des conclusions en réponse le 24 novembre 1992.

Elle a déposé, le 1er décembre 1992, des conclusions en révocation de l'ordonnance de clôture que, finalement, par lettre de son avoué en date du 2 décembre 1992 elle a demandé à la cour de considérer comme non avenues.

Motifs de la décision :

Les conclusions en réponse déposées par la société Debic après la clôture de la procédure seront déclarées, d'office, irrecevables.

La société Debic fait valoir :

- que les relations contractuelles de Bridel et Debic entraînaient, dans l'intérêt commun des deux parties, des conséquences techniques telles qu'elles ne pouvaient être interrompues ni par l'une ni par l'autre, sans un préavis raisonnable ;

- que Bridel savait parfaitement que toute rupture brutale du courant commercial entraînerait nécessairement la constitution d'un stock d'invendus et une importante baisse du chiffre d'affaires de Debic.

- qu'elle n'ignorait pas davantage, compte tenu de l'ancienneté et de l'étroitesse de leurs relations, que les chaînes de remplissage et d'emballage étaient programmées par période de six mois et que les précisions financières et comptables étaient arrêtées notamment en fonction du chiffre d'affaires potentiel réalisé avec Bridel pendant cette période ; qu'elle était parfaitement consciente de ce que, en cas de rupture des relations commerciales, un délai serait indispensable à Debic pour réorienter sa production ;

- que Bridel a organisé, dans son intérêt exclusif et au préjudice de Debic, une rupture mûrement préparée mais instantanée dans ses effets ;

- qu'ainsi elle a agi de façon déloyale et de mauvaise foi à l'égard de Debic, son partenaire commercial depuis sept années.

La société Bridel ne conteste pas avoir cessé de s'approvisionner auprès de Debic depuis le 12 mars 1984.

Elle fait valoir que les relations contractuelles entretenues entre elle et Debic étant à durée indéterminée, l'une ou l'autre des parties pouvait les rompre à tout moment.

Elle soutient qu'elle était bien fondée à rompre les relations avec Debic puisque celle-ci, après avoir fait traîner les pourparlers, refusé l'exclusivité, multiplié les actions commerciales auprès des sociétés concurrentes, commercialisé un produit strictement identique sous sa propre marque en France, a finalement refusé d'établir une convention définitive, définissent expressément les obligations des parties.

Sur l'argument du stock important imposé à Debic, elle fait valoir que Debic utilisait ce stock pour approvisionner ses co-contractants en France et sa propre société, et d'autre part que Debic insiste elle-même sur la nécessité d'avoir, en permanence, un stock important en raison des aléas de la commercialisation de ce type de produit.

Il n'est pas contesté par Bridel qu'au fil des années le volume de ses commandes à Debic n'a cessé de s'accroître, passant de 100 000 pièces en 1978 à 1 499 292 pièces en 1982 et que Debic fabriquait et conditionnait depuis 1979 une bombe de crème fraîche de 250 grammes portant la marque " Bridel ".

La société Bridel ne conteste pas non plus que Debic a toujours honoré ses commandes, lesquelles n'étaient généralement passées qu'une semaine ou deux avant la livraison.

Compte tenu des délais de fabrication et de conditionnement des bombes vides au nom de Bridel et de remplissage de ces bombes, Debic, pour être capable de satisfaire en temps utile aux commandes de Bridel, était tenue de constituer un stock de bombes vides et de bombes remplies, en relation avec le volume croissant des commandes de Bridel.

Or, Bridel n'a pas avisé Debic de ce qu'elle allait cesser de s'approvisionner auprès d'elle.

Dès le début de janvier 1984, elle a conclu un accord avec la société hollandaise Menken sur la fabrication par celle-ci de bombes de crème sous la marque Bridel. Le 25 février 1984 elle a donné le bon à tirer à la société Mimmetal pour la fabrication de l'emballage, et dès la fin mars 1984 sont intervenues les livraisons des bombes Menken.

Or, par lettre du 26 septembre 1983, Bridel avait écrit à Debic : " afin de pouvoir étudier l'adaptation de notre présentation bombe Bridel à la nouvelle forme que vous nous proposez (type Chantibic), pouvez-vous nous communiquer d'urgence les éléments suivants : stock actuel de bombes imprimées (dont bombes avec Gencod) ; plan d'impression de la nouvelle forme ". Et, par telex du 9 janvier 1984, date à laquelle l'accord avec Menken était déjà conclu, Bridel indiquait à Debic : " Nous travaillons sur le document d'impression de notre bombe nouveau format. Vous confirmons notre désir que vous ne lanciez pas d'impression avec le format actuel. De quel délai dispose-t-on pour vous communiquer ce nouveau document d'impression ? "

Par telex des 16 et 28 février 1984, Debic demandait à Bridel de lui faire connaître d'urgence ses projets pour la décoration de la nouvelle bombe, lui indiquant que le stock de bombes vides s'épuisait.

Bridel ne justifie pas lui avoir répondu.

Il apparaît ainsi que Bridel a volontairement laissé croire à Debic, à qui elle a continué de passer des commandes jusqu'en mars 1984, que leurs relations allaient se poursuivre normalement, alors que, dans le même temps, elle préparait la mise en place d'une fabrication auprès d'un autre fournisseur.

Si la société Bridel était en droit de ne plus poursuivre ses achats auprès de la société Debic, à laquelle elle n'était pas liée par un contrat, la loyauté commerciale aurait dû la conduire à aviser sa partenaire, avec laquelle elle entretenait depuis environ sept années un courant d'affaires sans cesse croissant obligeant celle-ci à constituer un stock, de ce qu'elle allait mettre fin à ses relations contractuelles.

En rompant brutalement ces relations, la société Bridel a agi pour le moins avec désinvolture à l'égard de la société Debic dont elle n'établit pas le comportement fautif qu'elle allègue, et a fait un usage abusif de son droit de ne plus contracter avec elle.

Ce comportement fautif a été générateur d'un préjudice dont elle doit réparation.

Sur le préjudice

La société Debic allègue trois chefs de préjudice :

- le coût du stock des bombes vides portant l'impression de la marque Bridel à même les bombes et qu'elle n'a pu utiliser, soit 1 573 560 francs belges ;

- la perte sur le stock des bombes remplies, écoulé à perte, soit 907 200 francs belges ;

- la perte de marge brute pendant la durée normale du préavis, soit 13 376 657 francs belges.

Il convient, avant dire droit sur la réparation du préjudice, d'ordonner une expertise et d'allouer à la société Debic une provision égale à la contre-valeur en francs belges à la date du présent arrêt de 300 000 francs français.

Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement, en qualité de cour de renvoi après cassation de l'arrêt rendu le 9 janvier 1990 par la Cour d'appel de Rennes, Déclare, d'office, irrecevables les conclusions en réponse déposées par la société Debic Saint-Hubertus après la clôture de la procédure. Infirmant le jugement du tribunal de commerce de Rennes en date du 6 mai 1986, Dit que la société Laiteries Emile Bridel a rompu abusivement ses relations contractuelles avec la société Debic Saint-Hubertus ; Avant dire droit sur la réparation du préjudice subi par la société Debic Saint-Hubertus, ordonne une expertise ; Commet pour y procéder : M. Nussenbaum Maurice expert près la Cour d'appel de Paris, 11 rue Leroux 75116 Paris avec pour mission : - d'entendre les parties et de se faire remettre par elles tous les documents qu'il estimera utiles à l'accomplissement de sa mission ; - de rechercher si le stock de bombes tant vides (131 130 pièces) que remplies (60 480) détenu par la société Debic au moment de la rupture des relations entre les deux sociétés était normal compte tenu des livraisons usuelles à la société Bridel, en fonction des contraintes techniques de fabrication ; - d'évaluer la perte subie compte tenu de la non commercialisation des bombes vides ; - d'évaluer la perte subie sur le stock des bombes remplies ; - de donner son avis sur le préjudice allégué quant à la perte de marge brute ; Dit que de ses opérations l'expert devra dresser rapport qui sera adressé au secrétariat greffe de cette cour dans le délai de quatre mois à compter du jour où il aura été avisé de la consignation ci-après fixée ; Dit que pour permettre cette expertise, la société Debic Saint-Hubertus devra consigner entre les mains du régisseur d'avances et de recettes près cette cour, dans les deux mois à compter du présent arrêt, la somme de 50 000 F français à valoir sur les frais et honoraires de l'expert ; Condamne la société anonyme Laiteries Emile Bridel à payer à la société Debic Saint-Hubertus une provision égale à la contre-valeur en francs belges à la date du présent arrêt de la somme de 300 000 F F français ; Surseoit à statuer sur tous autres chefs de demande ; Réserve les dépens.