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Décisions

CA Orléans, ch. com., économique et financière, 28 octobre 1999, n° 98-01692

ORLÉANS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Europe Mesure (SARL)

Défendeur :

Datcon Instrument Company (Sté), Direction Régionale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Remery

Conseillers :

M. Puechmaille, Mme Boury

Avoués :

SCP Laval-Lueger, Me Garnier

Avocats :

Mes Galène, Turcon

T. com. Tours, du 20 juin 1998

20 juin 1998

Exposé du litige:

La société Europe mesure (société Europe), dont le siège social est situé à Paris, mais l'établissement concerné par le litige à Ste-Maure-de-Touraine (Indre-et-Loire), fabrique et commercialise des produits électroniques destinés à l'industrie. A partir de 1991, elle se fournit, pour ses besoins, en appareils de mesure fabriqués par la société de droit de l'État de Pennsylvanie Datcon instrument company, devenue la société Maxima Technologies Inc. (société Maxima), auprès du distributeur exclusif de celle-ci pour la France, la société Lecture Mesure Instrumentation (société LMI).

A la fin de l'année 1992, la société Europe a commencé à effectuer des achats directement auprès de la société Maxima et indique qu'elle serait devenue également distributrice pour la France des produits de celle-ci, qu'elle revendait sans transformation, concurremment avec la société LMI.

Cette dernière a été mise en redressement judiciaire par jugement du tribunal de commerce de Nantes du 12 juillet 1995 et un plan de cession totale de ses actifs a été arrêté par jugement du 14 février 1996 en faveur de la société Secodi, laquelle, après avoir créé, à cette occasion, une nouvelle société également dénommée LMI, pratiquerait depuis des prix de revente nettement inférieurs à ceux de la société Europe, empêchant cette dernière de soutenir la concurrence.

La société Europe a cessé de s'approvisionner auprès de la société Maxima en juillet - août 1996.

Reprochant, à titre principal, à la société Maxima de lui avoir toujours appliqué sa tarification dite "European original equipement manufacturer" (EOEM en abrégé), concernant les utilisateurs finals, et non sa tarification "European authorized distributor" (EAD), réservée aux distributeurs - la différence allant parfois jusqu'à 109 %, selon ses dires - la société Europe s'estime victime de pratiques discriminatoires et a demandé réparation de son préjudice sur le fondement de l'article 36.1° de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence (ci-après l'ordonnance de 1986).

A cette fin, elle a saisi, par assignation du 10 décembre 1996, le tribunal de commerce de Tours.

Par le jugement entrepris du 20 février 1998, celui-ci a rejeté la demande de la société Europe, la condamnant, sur la demande reconventionnelle de la société Maxima, à payer à celle-ci un solde de factures restant dû.

Par déclaration du 11 mai 1998, la société Europe a relevé appel de cette décision.

Elle demande la condamnation de la société Maxima à lui payer une somme de 1.250.000 francs de dommages- intérêts, se décomposant ainsi :

- différence de prix : 400.000 F.

- trop payé sur droits de douane et frais de transport : 100.000 F.

- frais commerciaux exposés : 150.000 F.

- préjudice moral : 100 000 F.

- perte de clientèle et manque à gagner : 500.000 F.

A l'appui de ses prétentions, et après avoir demandé à la cour d'appel d'écarter certaines des pièces produites par la société Maxima, la société Europe fait valoir que :

- les dispositions de l'article 36.1° de l'ordonnance de 1986, sont applicables au litige, dès lors qu'elles instituent un délit civil, et non pénal, et que les pratiques discriminatoires qu'elles ont pour but de sanctionner en l'espèce ont eu leurs effets en France, plus spécialement à Ste-Maure-de-Touraine ;

- elle avait, comme la société LMI, le statut de distributeur agréé des produits de la société Maxima, qu'elle revendait, sans transformation, et se trouvait, de ce fait, dans la même situation que la société LMI vis-à-vis de son fournisseur ;

- les prix et plus généralement les conditions tarifaires qui lui ont été appliqués, ainsi qu'il résulte de plusieurs comparaisons, étaient moins avantageux que ceux dont bénéficiait la société LMI ;

- ces écarts ne peuvent se justifier par une contrepartie réelle, notamment par la différence des quantités achetées, ou l'existence d'un prétendu contrat de coopération commerciale, d'ailleurs résilié depuis, entre les sociétés Maxima et LMI, cette dernière ne rendant pas à son fournisseur de services particuliers ou que ne rendrait pas, de la même manière, la société Europe, qui a développé une politique efficace pour promouvoir la vente des produits de la société Maxima en France.

Par ailleurs, la société Europe s'oppose au paiement des factures de la société Maxima non encore réglées, qui ont été établies sur une base discriminatoire à son égard.

Elle demande, enfin, l'allocation d'une somme de 70.000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Maxima, après avoir rappelé les origines, selon elle, du conflit entre les sociétés Europe et LMI qui a des répercussions sur le présent litige, indique que cette dernière était son distributeur exclusif pour la France suivant contrat conclu en janvier 1992, mais que, le 13 janvier 1993, conformément à sa nouvelle politique de distribution, ce contrat a été modifié, la société LMI demeurant distributeur agréé, mais non exclusif, la société Maxima se réservant la possibilité de vendre directement ses produits à certains clients sur le territoire de son distributeur, telle la société Europe, dont elle a commencé à honorer les commandes en janvier 1993. Elle précise que ses ventes à la société Europe se sont ensuite développées à la mesure des difficultés financières rencontrées par la société LMI, mais qu'après reprise des actifs de celle-ci par la société Secodi, elle n'a plus envisagé, comme elle l'avait pensé, de conférer à la société Europe le statut de distributeur agréé.

Pour s'opposer aux prétentions de la société Europe, la société Maxima fait valoir que :

- l'article 36 de l'ordonnance de 1986 ayant un caractère pénal ne peut s'appliquer qu'à des pratiques discriminatoires réalisées sur le territoire français, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ainsi qu'il résulte de la conjonction de plusieurs éléments (lieu d'acceptation des commandes situé aux Etats-Unis, vente FOB port de Lancaster, choix du dollar comme monnaie de règlement, lequel avait lieu directement dans une banque de Boston, droit de l'Etat de Pennsylvanie applicable aux contrats);

- subsidiairement, les différences de traitement observées, mais qui n'ont pas l'ampleur dénoncée, entre les deux sociétés Europe, client direct, et LMI, distributeur agréé, se justifiaient, non seulement par leur situation distincte à son égard, mais encore par l'existence d'un accord de coopération commerciale conclu entre la société Maxima et cette dernière, mettant à la charge de celle-ci l'exécution de services particuliers, notamment une garantie plus étendue sur ses produits, tous éléments constituant des contreparties réelles au sens de l'article 36.1° de l'ordonnance de 1986

- plus subsidiairement, l'évaluation de son préjudice par la société Europe est contestable.

La société Maxima, enfin, demande que la société Europe soit condamnée à lui payer la somme de 465.598,55 F montant d'un arriéré de factures, avec intérêts à compter du 11 juillet 1996, outre capitalisation, celle de 60.000 F. à titre de dommages-intérêts pour procédure et résistance abusive et celle de 175.000 F au total (première instance et appel), par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

Conformément aux dispositions de l'article 56 de l'ordonnance de 1986, le ministre chargé de l'économie, sur la base d'un rapport d'enquête effectué par ses services, a fait déposer des conclusions devant la cour d'appel qui ont été développées oralement à l'audience par M. Tirard-Gatel, inspecteur, régulièrement habilité. Ces conclusions tendent à établir l'existence de pratiques discriminatoires au détriment de la société Europe.

L'instruction a été clôturée par ordonnance du 1er septembre 1999.

A l'issue des débats, le président a indiqué aux parties que l'arrêt serait rendu le 28 octobre 1999.

Motifs de l'arrêt :

Sur les demandes de la société Europe:

Sur la loi applicable

Attendu qu'aux termes de l'article 36.1° de l'ordonnance de 1986, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur... de pratiquer, à l'égard d'un partenaire économique,... des prix, des délais de paiement, des conditions de vente ou des modalités de vente... discriminatoires et non justifiées par des contreparties réelles en créant de ce fait, pour ce partenaire, un désavantage... dans la concurrence"

Attendu que, peu important son caractère actuellement civil ou pénal, ce texte, qui a pour objectif la protection des entreprises subissant un préjudice du fait des pratiques qu'il interdit, constitue une loi de police au sens du droit international privé et s'applique aux situations juridiques pouvant avoir une incidence sur le territoire français; que les agissements que la société Europe, implantée en France, impute à la société Maxima, sont de nature à affecter le jeu de la concurrence en France, notamment dans ses rapports avec la société LMI, et relèvent, dès lors, de la loi française.

Sur l'existence de pratiques discriminatoires

Attendu qu'il n'est pas contesté qu'en moyenne la société Maxima vend ses appareils à la société Europe à un prix supérieur à celui auquel elle les fournit à la société LMI, ainsi qu'il résulte, d'ailleurs, d'une comparaison des prix d'achat effectuée sur la période du premier semestre 1996, peu avant la rupture des relations entre les sociétés Maxima et Europe, par la Direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de Loire-Atlantique sur neuf références de produits

Sur l'existence d'une justification par des contreparties réelles :

Attendu qu'en l'espèce, la justification ne peut résulter des volumes d'achat effectués respectivement par les sociétés Europe et LMI, qui sont sensiblement équivalents, voire supérieurs pour ce qui concerne la société Europe;

Attendu, en revanche, qu'il existe entre les sociétés Maxima et LMI, un accord de coopération commerciale et que cette dernière assure, fût-ce hors contrat, d'autres services pour promouvoir les ventes de produits Maxima; qu'il convient de reprendre ces différents éléments ;

Attendu, en effet, que contrairement à ce qui est soutenu par la société Europe, et le ministre chargé de l'Economie qui estime qu'aucun accord n'existait entre elles de février 1996 à novembre 1998, période considérée par l'enquête, un contrat de distributeur agréé non exclusif a été conclu le 13 janvier 1993 entre ces deux sociétés, lequel contrat avait une durée initiale de 12 mois, renouvelable par tacite reconduction ("automatically renewable on the aniversary date for the further period of 12 months") ; que, si figure au dossier une lettre de résiliation de ce contrat par la société Maxima, cette résiliation n'a pas eu de suite, puisque l'existence de cet accord a, implicitement, été prise en considération par le tribunal de commerce de Nantes pour apprécier la qualité de l'offre de cession des actifs de l'ancienne société LMI présentée par la société Secodi, le jugement arrêtant le plan de cession observant que "la société Datcon (devenue Maxima), un des fournisseurs principaux et l'un des éléments essentiels du fonds de commerce" avait confirmé "son accord pour renouveler les relations d'affaires normales avec le repreneur" ; qu'il résulte de ces éléments que seule la société LMI, ancienne ou nouvelle, avait le statut de distributeur des produits Maxima en France, et était liée avec le fournisseur par un contrat de coopération, la société Europe, qui ne produit aucun contrat équivalent, n'étant qu'un client direct ordinaire, quelle que fût l'importance de ses achats ;

Attendu qu'outre les services inhérents à la fonction de distributeur, comme la réalisation d'un certain objectif de vente ou le maintien d'un stock déterminé de produits, qui ne peuvent être pris en considération, la société LMI assurait et assure de véritables services au profit de la société Maxima, allant au-delà des simples obligations résultant de ses achats et ventes auprès de cette dernière, services que la société Europe n'assure pas, du moins dans les mêmes conditions; que, notamment, la société LMI assume une garantie contractuelle de deux ans sur l'ensemble des produits qu'elle commercialise, y compris ceux de la société Maxima; que si la société Europe prétend faire de même, elle ne produit à l'appui qu'une attestation du responsable des achats d'un de ses clients, qui estime que la société Europe assurait correctement le service après-vente des appareils Maxima dans le cadre de la garantie légale, ce qui n'aurait pas été le cas de la société LMI ; que cette appréciation du témoin n'est pas déterminante, d'autant qu'elle ne fait pas état de la même garantie, ni n'indique la durée du service après-vente qui serait assuré par la société Europe;

Attendu que la garantie contractuelle ainsi assumée par la société LMI, dont elle prend entièrement à sa charge le coût élevé, compte tenu des conditions restrictives de garantie offertes par la société Maxima, constitue un service véritable rendu à celle-ci, et dont la rémunération est réalisée par l'octroi d'avantages tarifaires; qu'elle représente, dès lors, une contrepartie réelle au sens de l'article 36.1° de l'ordonnance de 1986, de nature à justifier la pratique discriminatoire de prix reprochée à la société Maxima;

Attendu, en conséquence, que les demandes de la société Europe seront rejetées et le jugement confirmé sur ce point ;

Sur les demandes de la société Maxima :

Attendu que, sans contester le principe de sa dette au titre du solde de factures impayé réclamé par la société Maxima, la société Europe en discute le montant qu'elle estime calculé sur la base de prix illicites, conformément à son argumentation rappelée ci-dessus ; que celle-ci ayant été écartée par la cour, la société Europe sera condamnée à payer à la société Maxima le montant demandé de 465.598,55 F ;

Attendu, sur le point de départ des intérêts au taux légal de cette somme, que la télécopie adressée le 11 juillet 1996 par la société Maxima à la société Europe portait les termes suivants, en langue anglaise, " : We would greatly appreciate your payment of these older invoices" (Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir régler ces vieilles factures), termes dont il ne résulte pas l'interpellation suffisante exigée par l'article 1139 du Code civil ; qu'en revanche, par conclusions déposées le 12 décembre 1997 au tribunal de commerce de Tours, ainsi qu'il résulte de la date portée sur ces écritures au dossier de procédure, et aussitôt portées à la connaissance de la société Europe, la société Maxima a demandé paiement, à titre reconventionnel, à cette dernière du montant de ses factures ; que ces conclusions valent mise en demeure ; que le point de départ des intérêts sera donc fixé à la date du 12 décembre 1997, les intérêts étant eux-mêmes capitalisés comme il sera dit au dispositif ci-après ;

Attendu que la société Maxima a subi, du fait de la procédure introduite par la société Europe et de la résistance injustifiée de celle-ci à lui régler un solde de factures du début de l'année 1996, alors même qu'elle reconnaissait le principe de sa dette, un préjudice supplémentaire qui sera indemnisé par l'allocation d'une somme de 50.000 F ;

Attendu, enfin, que l'équité commande d'allouer à la société Maxima, pour l'ensemble de ses frais irrépétibles devant le tribunal et la cour, la somme de 70.000 F.

Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris du tribunal de commerce de Tours du 20 février 1998 en ce qu'il a : - dit la loi française applicable à la détermination de la responsabilité de la société Maxima Technologies Inc., - rejeté toutes les demandes de la société Europe Mesure, - condamné celle-ci à payer à la société Maxima Technologies la somme de 465.598,55 F (quatre cent soixante-cinq mille cinq cent quatre-vingt-dix-huit francs cinquante-cinq centimes), en principal, à titre de solde de factures impayées ; L'infirme pour le surplus et : Dit que la somme de 465.598,55 F ci-dessus portera intérêts au taux légal à compter du 12 décembre 1997, lesquels seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts à compter du 13 décembre 1998 ; Condamne la société Europe Mesure à payer à la société Maxima Technologies Inc. la somme de 50.000 (cinquante mille) F à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive et celle de 70.000 (soixante-dix mille) F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile en remboursement de ses frais tant devant le tribunal que la cour d'appel, Condamne la société Europe Mesure aux dépens et accorde à Me Garnier, avoué, le droit prévu à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.