CA Paris, 4e ch. A, 16 janvier 2002, n° 2000-16245
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Tour de France (SA)
Défendeur :
Tour Voile (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseillers :
Mmes Magueur, Rosenthal-Rolland
Avoués :
SCP Baskal, Me Cordeau
Avocats :
SCP Nataf, Fajgenbaum, Me de Kervenoael.
Vu l'arrêt de cette Cour du 13 juin 2001, auquel il est expressément fait référence pour l'exposé de la procédure antérieure, qui a ordonné la réouverture des débats pour permettre aux parties de conclure au vu de l'arrêt rendu le même jour, sur la liquidation de l'astreinte et sur la contrefaçon reprochée de la marque "Tour de France" par la dénomination "Tour Voile";
Vu les dernières écritures signifiées le 7 août 2001 par lesquelles la société du Tour de France, poursuivant la réformation du jugement entrepris sauf en ce qu'il a prononcé et liquidé l'astreinte ordonnée par un précédent jugement du 24 février 1999 et validé la marque "Tour de France", prétend à cet effet que
- la reprise du mot "Tour", élément vedette de sa marque, placé en attaque de la marque "Tour Voile" associée à une représentation graphique de la France, comme l'adjonction de l'expression anglaise "Racing around France", est de nature à créer un risque d'association ou de confusion auprès du public qui sera enclin à attribuer aux deux compétitions une origine commune,
- la société Tour Voile s'est contentée de reprendre, sans nécessité, tous les éléments significatifs d'un concept qui, en matière sportive, a été élaboré et utilisé avec succès par la société du Tour de France, en donnant à son épreuve toutes les apparences d'une transposition pure et simple dans le milieu nautique de l'épreuve cycliste,
et demande à la Cour de :
- constater que la décision rendue par le TGI de Paris le 24 février 1999, interdisant à la société Tour Voile d'utiliser la dénomination "Tour de France à la Voile", exécutoire par provision, n'est toujours pas respectée et de porter l'astreinte liquidée à la somme de 2.500.000 F,
- dire qu'en déposant et en faisant usage de la dénomination "Tour Voile" sans son autorisation expresse pour des produits et services identiques ou similaires à ceux visés par sa marque N° 1.368.310, la société Tour Voile a commis des actes de contrefaçon,
- dire qu'elle a en outre porté atteinte à sa dénomination sociale,
- dire qu'en communiquant sur le thème du Tour de France, en reprenant associés, les signes et concepts majeurs de l'épreuve sportive organisée par elle, à savoir les mots ou expressions "Tour", "village du Tour", "villes-étapes", "caravane publicitaire", "grande boucle", ainsi qu'en utilisant l'expression "racing around France" et l'expression "Tour de France à la Voile" en tant que titre d'une épreuve sportive, la société Tour Voile se rend coupable d'agissements déloyaux et parasitaires lui portant préjudice,
- interdire à la société Tour Voile de poursuivre ces agissements, sous astreinte de 100.000 F par infraction constatée, à compter de la signification de l'arrêt à intervenir, la Cour se réservant la liquidation de l'astreinte,
- condamner la société Tour Voile à lui payer la somme de 1.000.000 F à titre de dommages- intérêts, toutes cause de préjudice confondues,
- l'autoriser à procéder à la publication de la décision à intervenir, en partie ou par extraits, dans cinq journaux de son choix, ainsi que pendant six mois, en page d'accueil de son site Internet, aux frais de la société Tour Voile, pour un montant global de 500.000 F HT,
- condamner la société Tour Voile à lui payer la somme de 70.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Vu les dernières écritures signifiées le 1er octobre 2001 aux termes desquelles la société Tour Voile demande à la Cour de
- constater que la société du Tour de France a renoncé à solliciter la nullité de la marque "Tour Voile",
- dire que la marque "Tour de France" est nulle pour défaut de caractère distinctif,
- débouter la société appelante de ses prétentions au titre de la contrefaçon, invoquant l'absence de risque de confusion entre la marque "Tour de France" et la marque "Tour Voile", le défaut de pouvoir distinctif du mot "Tour" pris isolément,
- constater l'absence de tout acte de concurrence déloyale ou agissement parasitaire,
- dire qu'en se prévalant de l'antériorité non contrefaite afin de tenter de l'affaiblir, en l'assignant à jour fixe 30 jours avant le départ de l'épreuve 2000 et en sollicitant que cette affaire soit appelée devant la Cour 45 jours avant le départ de l'épreuve 2001, la société du Tour de France agit dans le seul but de lui nuire en tentant de faire porter sur elle une pression judiciaire très importante afin de lui causer un préjudice,
- dire que ces agissements qui interviennent après 18 ans de tolérance constituent un réel abus de droit et condamner la société du Tour de France à lui payer la somme de 500.000 F de dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil,
- dire qu'elle ne saurait être condamnée au paiement d'une quelconque astreinte au vu de l'arrêt du 13 juin 2001,
- subsidiairement, débouter la société du Tour de France de sa demande de liquidation d'astreinte aux motifs qu'elle a développé tous les efforts nécessaires pour arrêter en six mois, 21 ans d'usage de la marque "Tour de France à la Voile",
- condamner la société du Tour de France à lui payer la somme de 60.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC ;
Sur quoi,
- Sur la liquidation de l'astreinte
Considérant que par arrêt du 13 juin 2001, cette chambre a réformé le jugement du 24 février 1999 en ce qu'il a dit qu'en déposant et en faisant usage de la dénomination "Tour de France à la Voile", la société Tour Voile a commis des actes de contrefaçon et en ce qu'il a prononcé une mesure d'interdiction sous astreinte de faire usage de cette dénomination
Considérant que la demande de la société du Tour de France tendant à la liquidation de l'astreinte prononcée par le tribunal est donc devenue sans objet du seul fait de l'infirmation
- Sur la validité de la marque "Tour de France" N° 1.368.310
Considérant que la société Tour Voile soutient que le vocable "Tour de France" est nécessaire pour désigner une épreuve itinérante consistant à faire le tour de la France par étapes en vélo, qu'il est générique en ce que les événements ayant vocation à effectuer une tournée au travers ou autour de la France ont tous utilisé ce vocable et qu'il constitue la désignation usuelle et l'expression populaire de toute action consistant à effectuer cette tournée en France
Mais considérant que la validité de la marque doit s'apprécier à la date de son premier dépôt, comme l'ont justement relevé les premiers juges ; qu'aux termes de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1964, applicable en l'espèce, ne peuvent être considérées comme marques celles qui sont constituées exclusivement de la désignation nécessaire ou générique du produit ou du service;
Considérant que la dénomination "Tour de France" n'est pas exclusivement nécessaire pour désigner les services d'organisation de concours en matière d'éducation ou de divertissement ou d'organisation d'épreuves sportives visés au dépôt, même si l'épreuve cycliste pour laquelle elle est utilisée se dispute selon un parcours sillonnant la France ; qu'elle ne constitue pas davantage la désignation usuelle de ces services ;
Considérant au surplus que l'usage constant de cette marque, antérieurement à son dépôt, depuis la création en 1903 de l'événement sportif qu'elle désigne, et l'exploitation intensive qui en a été faite, soutenue par des investissements publicitaires importants, justifie sa protection conformément aux dispositions de l'article 6 quinquiès C de la Convention d'Union de Paris ;
Que l'exception de nullité soulevée par la société Tour Voile doit donc être rejetée ;
- Sur la contrefaçon de la marque "Tour de France" N° 1.368.310 :
Considérant que la société du Tour de France prétend que la marque "Tour de France" est contrefaite par la marque semi-figurative "Tour Voile" et par l'adoption de la dénomination sociale "Tour Voile" ;
Considérant que la marque antérieure n'étant pas reproduite à l'identique, il convient de rechercher s'il existe entre les deux signes en présence un risque de confusion qui doit être apprécié globalement en tenant compte de tous les facteurs pertinents du cas d'espèce ; que cette appréciation globale doit être fondée sur l'impression d'ensemble produite par ceux-ci en tenant compte de leurs éléments distinctifs dominants ;
Considérant que les marques en cause désignent des services identiques, l'organisation d'épreuves sportives relevant de la classe 41 ;
Considérant que si les deux signes sont composés du même mot d'attaque "Tour", ils se distinguent par leur architecture et leur désinence ; qu'il importe peu que le mot "Tour" soit inadapté pour désigner une régate qui se déroule le long des côtes françaises dès lors que ce choix ne traduit pas en lui seul la volonté de rattachement à la marque antérieure, qui tire sa notoriété de l'ensemble indivisible "Tour de France" et non du mot "Tour" qui seul n'est doté d'aucun pouvoir attractif; que la substitution du mot "Voile" à l'expression "de France " confère à la dénomination seconde un pouvoir évocateur différent qui suffit à écarter tout risque de confusion dans l'esprit du public ;
Que les éléments figuratifs qui composent la marque "Tour Voile", une voile masquant la frontière est et des vagues stylisées bordant la côte sud de la carte de France, comme l'adjonction de l'expression "Racing around France", ne sont pas de nature à provoquer un risque de confusion alors que le graphisme choisi et le mot de la langue anglaise "Racing" évoquent indéniablement l'univers nautique ;
Considérant que les premiers juges, relevant les différences visuelles, phonétiques et intellectuelles existant entre les deux signes, ont à juste titre débouté la société du Tour de France de son action en contrefaçon de marque ;
- Sur l'atteinte à la dénomination sociale :
Considérant que pour les motifs ci-dessus développés, la marque "Tour Voile" et la dénomination sociale "Tour Voile" ne sauraient constituer l'usurpation de la dénomination sociale de la société du Tour de France ;
- Sur la concurrence déloyale et parasitaire :
Considérant que la société du Tour de France reproche à la société Tour Voile de :
- communiquer sous le nom "Tour de France à la Voile" en donnant sans nécessité à une manifestation sportive le même titre que celui du Tour de France cycliste,
- utiliser le mot "Tour" seul ou associé aux articles "le", "au", "du",
- reprendre pour l'organisation de son épreuve et dans sa communication, les signes forts identifiant l'univers du Tour de France, tels que "villes-étapes", le "village du Tour", la "caravane publicitaire",
- tenter de tirer partie des difficultés dans lesquelles elle s'est trouvée en 1998, par exemple en indiquant dans sa plaquette publicitaire à destination de partenaires financiers "la voile, plus qu'un sport, un rêve... un sport propre sans évocation négative",
- s'ouvrir dans la presse d'une décision précédemment rendue par le tribunal, dont la publication n'a pas été autorisée, en se posant en victime d'une nouvelle dérive du monde sportif vers le mercantilisme,
- usurper sa dénomination sociale,
- adjoindre à sa dénomination sociale l'expression "Racing around France",
Considérant que pour les motifs précédemment exposés, il ne peut être fait grief à la société Tour Voile ni de faire usage de la dénomination "Tour de France à la Voile" pour désigner l'épreuve nautique annuelle qu'elle organise le long des côtes françaises, ni d'utiliser isolément le mot "Tour", qui compose sa dénomination sociale, dans son acception usuelle de parcours, circuit, déplacement, ni d'adjoindre à sa dénomination sociale l'expression "Racing around France" ;
Mais considérant que la société du Tour de France a, depuis le début des années 1990, au moyen d'investissements publicitaires importants, mis en place, autour de l'événement que constitue l'épreuve sportive, un concept spécifique d'organisation accompagné d'un environnement festif, caractérisée par la présence d'une caravane publicitaire qui suit le parcours et dans les villes-étapes, d'un village du Tour, d'une boutique du Tour, d'un club du Tour ; que les différents éléments de ce concept sont précisément identifiés dans les extraits de presse produits aux débats qui relatent l'événement sportif; que tant ces dénominations elles-mêmes que leur contenu évoquent pour le public, lorsqu'ils sont associés, le Tour de France Cycliste ;
Considérant qu'il ressort de l'examen des éditions 1998-1999 et 2000 du site Internet de la société Tour Voile qu'elle a repris les expressions "Villes-étapes", "village du Tour", "boutique du Tour", "caravane publicitaire" ; que s'agissant d'une course par étapes le long des côtes françaises, l'adoption de l'expression "villes-étapes" ne répond à aucun impératif ; que si, comme elle le relève pertinemment, il est nécessaire à chaque étape de recueillir les informations relatives à l'étape suivante et d'accueillir le public en créant un lieu d'animation, le choix des dénominations "Village du Tour" ou "boutique du Tour" ne s'imposait nullement pour désigner ces espaces de rencontre ; que la présence côté terre d'une caravane publicitaire qui accompagne les bateaux n'est pas davantage justifiée par des impératifs fonctionnels ;
Que la reprise, en les associant, de ces éléments qui sont le fruit des efforts et investissements de la société du Tour de France et qui identifient l'épreuve du Tour de France cycliste aux yeux du public, ne peut être fortuite ;
Qu'en s'appropriant sans nécessité le concept d'organisation élaboré par l'appelante, pour accompagner une épreuve sportive se déroulant par étapes, la société Tour Voile a détourné à son profit son savoir-faire et ainsi commis des actes fautifs de parasitisme ;
Considérant pour le surplus que les premiers juges ont relevé à juste titre que le fait pour la société Tour Voile de mettre en évidence auprès de ses partenaires le caractère propre du sport nautique et l'absence de connotation négative de cette discipline sportive dans l'esprit du public n'est pas en soi répréhensible ; qu'ils ont également pertinemment estimé que la relation dans la presse du procès, alors pendant devant cette Cour, n'est pas imputable à la société Tour Voile et que les propos rapportés n'excèdent pas le droit de critique toléré dans le cadre de la légitime liberté d'expression ;
- Sur le préjudice de la société du Tour de France :
Considérant que si la société du Tour de France n'établit pas avoir projeté de transposer ce concept d'organisation à d'autres épreuves sportives, il est incontestable que l'usage de l'ensemble des éléments qui le caractérisent par la société Tour Voile pour promouvoir une manifestation sportive a entraîné une banalisation de ce savoir-faire ; qu'il s'infère nécessairement de ces agissements déloyaux un préjudice qui sera entièrement réparé par l'allocation d'une indemnité de 500.000 F ;
Considérant qu'il sera fait droit à la demande d'interdiction et de publication dans les termes qui seront précisés au dispositif ;
Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier à la société du Tour de France ; qu'il lui sera alloué à ce titre la somme de 50.000 F ;
Que la solution du litige commande de rejeter la demande de dommages-intérêts formée par la société Tour Voile ainsi que celle fondée sur les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a condamné la société Tour Voile au titre de la liquidation de l'astreinte et en ce qu'il a débouté la société du Tour de France de sa demande au titre de la concurrence parasitaire, Le réformant sur ces points et statuant à nouveau, Déboute la société du Tour de France de sa demande au titre de la liquidation de l'astreinte prononcée par le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 24 février 1999, Dit que la société Tour Voile s'est rendue coupable d'agissements parasitaires au détriment de la société du Tour de France, Condamne la société Tour Voile à payer à la société du Tour de France la somme de 76.224,51 euros (500.000 F) à titre de dommages-intérêts en réparation de ces agissements, Interdit à la société Tour Voile de faire usage des expressions " Villages-étapes", "Village du Tour", "Boutique du Tour" et "caravane publicitaire" pour promouvoir l'épreuve sportive annuelle qu'elle organise, sous astreinte de 7.622,45 euros (50.000 F) par infraction constatée, passé un délai de 2 mois à compter de la signification du présent arrêt, Autorise la société du Tour de France à faire publier, en entier ou par extraits, le dispositif du présent arrêt, dans trois journaux ou revues de son choix, aux frais de la société Tour Voile, sans que ceux-ci puissent excéder la somme de 3.048,98 euros (20.000 F) HT par insertion, Rejette le surplus des demandes, Condamne la société Tour Voile à payer à la société du Tour de France la somme de 7.622,45 euros (50.000 F) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Tour Voile aux dépens qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.