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Décisions

CA Bordeaux, 1re ch. A, 12 novembre 2001, n° 00-02931

BORDEAUX

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Château de la Tour (SCI)

Défendeur :

Vignoble Château Latour (SCI)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boutie

Conseillers :

MM. Cheminade, Sabron

Avoués :

SCP Boyreau - Monroux, Fournier

Avocats :

Dupeux, Boisseson.

TGI Bordeaux, du 18 avr. 2000

18 avril 2000

Par jugement du 18 avril 2000, le tribunal de grande instance de Bordeaux :

- Décidait que la dénomination Château de La Tour était une contrefaçon de la marque déposée Château Latour,

- Décidait en conséquence que la société civile du Château de La Tour ne pourrait utiliser cette dénomination pour désigner ses vins et comme raison sociale sans y ajouter à titre de préfixe, le mot ou la locution de son choix, entre les mots Château et La Tour, dans un délai de six mois à compter de la signification du jugement sous astreinte provisoire de 5.000 F (762,25 Euros) par infraction constatée,

- Condamnait la société civile du Château de La Tour à verser à la société civile du vignoble de Château Latour la somme de un franc à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice moral causé par la contrefaçon,

- Ordonnait la publication par extraits du dispositif du jugement dans trois journaux, au choix de la demanderesse et aux frais de la défenderesse, sans que le coût de chaque insertion excède 20.000 F (3048,98 Euros),

- Déboutait la demanderesse du surplus de ses demandes,

- N'ordonnait pas l'exécution provisoire,

- Allouait à la société civile du vignoble de Château Latour la somme de 15.000 F (2286,74 Euros) en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Par déclaration du 24 mai 2000, dont la régularité n'est pas contestée, la société civile du Château de La Tour relevait appel de cette décision.

Dans ses dernières conclusions déposées le 19 septembre 2001, elle soutient que si le jugement doit être confirmé en qu'il jugeait qu'elle bénéficiait du droit d'utilisation du nom de son terroir et rejetait donc la demande d'interdiction pure et simple du nom Château de La Tour, il doit être infirmé pour le surplus en l'absence de toute contrefaçon démontrée. Elle conclut à la réformation du jugement sur ce point et au débouté des demandes. Elle réclame encore la somme de 100.000 F (15244,90 Euros) en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La société civile du vignoble du Chateau Latour, dans ses écritures déposées le 26 janvier 2001, relève appel incident et conclut à la contrefaçon pure et simple de la marque La Tour. Elle conclut à l'interdiction pure et simple de l'utilisation de ce terme. A titre subsidiaire, elle estime que les premiers juges ont fait une exacte application des règles de droit aux éléments de l'espèce et sollicite donc la confirmation du jugement entrepris, sauf à porter le montant des dommages-intérêts à 1.500.000 F (228673,53 Euros) et l'astreinte à la somme de 20.000 F (3048,98 Euros). Elle réclame encore la somme de 50.000 F (7622,45 Euros) en remboursement de ses frais irrépétibles.

SUR QUOI,

Sur la procédure

Attendu qu'en raison des causes graves justifiées et de l'accord des parties réitéré à l'audience, l'ordonnance de clôture du 24 septembre 2001 sera rabattue et qu'elle sera fixée au 08 octobre 2001.

Sur le fond

Attendu que les pièces régulièrement communiquées démontrent que le domaine de la société civile du Chateau de la Tour, situé à Salleboeuf (33) produit des vins rouges et blancs d'entre deux mers; qu'il a une existence établie depuis le moyen âge et qu'il est mentionné sous ce vocable dans des actes de 1759 ; qu'il figure de même comme domaine viticole dans l'édition du Ferret de 1874 et dans les éditions successives ; que le propriétaire de ce domaine déposait la marque Château de La Tour et que celle-ci était enregistrée le 08 août 1968 sous le n° 762 083 ; que le 09 mai 1985 était déposée un renouvellement de cette marque qui était enregistré sous le n° 1 308 866 ;

Que de son côté, la société civile du vignoble du Château Latour exploite un vignoble à Pautillac ; que son existence et la qualité de ses vins est attestée depuis le début du XVIII siècle; que le premier dépôt de la marque Château Latour a été réalisé en 1863 et que l'étiquette actuelle remonte à 1891; que ces dépôts ont été régulièrement renouvelés, même au niveau international; que le renouvellement actuel est en date du 19 juin 1997 sous le n° 1 418 751 ;

Qu'aux motifs de l'importance croissante, en terme de volumes, de vin produit et de la ressemblance de plus en plus grande de l'étiquette du Château de La Tour avec la sienne, la société civile du vignoble du Château Latour engageait la présente procédure qui aboutissait au jugement déféré ;

Attendu que pour critiquer ce jugement, la société civile du Château de La Tour estime que son nom trouve son droit à la fois dans celui d'une majorité des tènements cadastraux, des ruines d'une tour et qu'il s'agit d'un nom d'un usage séculaire, ininterrompu et loyal; qu'elle prétend qu'il n'existe aucun risque de confusion entre les deux marques en raison de la différence des termes qui leur a permis de cohabiter ainsi durant plusieurs siècles ; qu'enfin, son étiquette ne constitue ni une contrefaçon, ni une imitation, ni un acte de parasitisme; qu'elle en déduit donc que le jugement doit être réformé en ce qu'il a admis l'existence d'une ressemblance entre les étiquettes susceptibles de créer une confusion et lui a fait obligation d'ajouter un préfixe;

Que dans son appel incident, la société civile du vignoble du Château Latour estime, au vu d'une jurisprudence fournie, que la société appelante n'a aucun droit sur le terme La Tour en application des dispositions de l'article L.711-4 du Code de la Propriété Intellectuelle, aucun argument ne pouvant être tiré d'un usage, faute de revendication des droits antérieurs; qu'elle prétend encore que l'article L. 713-6 du même Code issu de la loi du 04 janvier 1991 doit conduire à interdire l'usage du nom La Tour ;

Qu'à titre subsidiaire, elle conclut à la confirmation du jugement sauf à augmenter le montant de l'astreinte à la somme de 20.000 F (3048,98 Euros) par infraction constatée et à porter à 1.500.000 F (228673,53 euros) le montant des dommages-intérêts;

Sur l'utilisation du vocable La Tour

Attendu que pour conclure à l'infirmation du jugement sur ce point, la société civile du vignoble du Château Latour explique qu'elle a un droit absolu et exclusif sur le terme Latour et Château Latour en tant que premier utilisateur et premier déposant de ce terme; que le terme Latour représente l'élément essentiel de sa marque, ainsi que cela lui a été reconnu par une nombreuse jurisprudence;

Que la société civile du Château de la Tour ne saurait utiliser ces termes alors que l'usage ne crée aucun droit, qu'elle ne saurait arguer du nom toponymique alors que les tènements portant ce nom ne représentent pas la moitié de la superficie totale et que, depuis l'entrée en vigueur de la loi du 04 janvier 1991, il est nécessaire de transposer les dispositions de l'article L. 713-6 du Code de la Propriété Intellectuelle aux toponymes en ce qui concerne les marques de très grande notoriété tels les premiers grands crus classés comme le revendique une partie de la doctrine;

Attendu qu'il n'est pas contesté que la société civile du vignoble du Château Latour, de par son ancienneté et sa renommée mondiale, bénéficie d'une marque notoire dont le mot Latour constitue l'élément essentiel ; qu'elle est déposée et renouvelée depuis 1897;

Attendu que l'article L. 713-6 du Code de la Propriété Intellectuelle dispose que "l'enregistrement d'une marque ne fait pas obstacle à l'utilisation d'un même signe ou d'un signe similaire comme dénomination sociale, nom commercial ou enseigne lorsque cette utilisation est ... le fait d'un tiers de bonne foi employant son nom patronymique.. . Toutefois, si cette utilisation porte atteinte à ses droits, le titulaire de l'enregistrement peut demander qu'elle soit limitée ou interdite ".

Que les termes même de ce texte démontrent que le législateur n'a pas entendu étendre aux toponymes cette interdiction puisque seul le nom patronymique peut faire l'objet d'une telle procédure;

Qu'en outre, la mauvaise foi nécessaire n'est pas établie en l'espèce puisqu'il est constant que la société civile du Château de La Tour bénéficie d'une marque déposée depuis 1968 sous le nom et que les deux marques ont cohabité sans difficultés pendant de nombreuses années;

Qu'ainsi, comme le jugeait le tribunal, les dispositions de la loi du 04 janvier 1991 n'ont pas fait disparaître le droit d'un producteur de vins à utiliser le nom de son terroir, même lorsque ce nom a fait l'objet d'un dépôt de marque antérieur par un concurrent;

Attendu ensuite que les premiers juges, par des motifs pertinents que la Cour adopte, reconnaissaient l'exploitation de vignes sur le domaine de la société civile du Château de La Tour depuis 1759; que l'appellation De La Tour était mentionnée dans les éditions Ferrey depuis 1874, ce qui démontre un usage ancien, constant et loyal puisque depuis cette époque, les deux vignobles coexistant sans confusion;

Qu'en outre, il est établi par la production des relevés cadastraux que la société civile du Château de La Tour possédait au jour de l'assignation 101 ha 82 a et 20 ca plantées en vigne; que 43,64 % de ces parcelles se situaient sur des parcelles cadastrées La Tour; que les autres parcelles sont sur divers autres tènements portant des noms différents dont aucun n'atteint ce pourcentage, le pourcentage maximum étant de 20%;

Qu'ainsi, c'est à bon droit qu'en raison de l'existence de ce toponyme assez majoritaire, le tribunal refusait de prononcer l'interdiction de l'usage du nom LaTour ou Château de La Tour devait être rejeté;

Sur la concurrence déloyale

Attendu qu'aux termes de l'article L. 713-2 du Code de la Propriété Intellectuelle sont interdites la reproduction, l'usage ou l'apposition d'une marque ainsi que l'usage d'une marque reproduite pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l'enregistrement; que la contrefaçon est constituée par la seule reproduction quasi identique d'une marque; que l'article L. 713-3 du même Code réprime l'imitation de la marque d'autrui lorsqu'il en résulte un risque de confusion dans l'esprit du public;

Attendu en l'espèce qu'il résulte de la comparaison des étiquettes produites aux débats que la société civile du Château de la Tour a, dans le dernier modèle, fait figurer sur ses étiquettes le dessin d'un tour dont la stylisation évoque incontestablement celle de la société civile du vignoble du Château Latour (présence de créneaux, figuration des pierres, d'une porte arrondie et d'ouvertures de manière similaire);

Qu'en outre, sur l'étiquette de la réserve du Château de La Tour, le mot Château est disposé juste en dessus du mot La Tour, la préposition DE en étant éloignée, presque indépendante, en caractères plus fins;

Que comme le relevait le tribunal, il existe donc une confusion volontairement entretenue avec l'étiquette du grand vin de Château Latour laquelle constitue une contrefaçon ou à tout le moins un acte de parasitisme qui doit être sanctionnée; que l'adjonction d'un préfixe s'impose donc, celui ci devant être dans des caractères de même typographie et de même taille que le reste de l'appellation ; qu'il sera ajouté au jugement sur ce point;

Sur le préjudice

Attendu que pour conclure à la réformation du jugement qui lui allouait la somme de 1 F (0,15 Euros) à titre de dommages-intérêts, la société civile du vignoble du Château Latour estime que son préjudice strictement moral doit être égal au prix de vente des vins contrefaisant; qu'en raison de 780.000 bouteilles vendues 25 F (3,81 Euros) pièce, cela donne un chiffre d'affaire de 24.375.000 F (3715944,80 Euros) et un bénéfice de 7.800.000 F (1189102,33 Euros); que la somme de 1.500000 F (228673,53 Euros) réclamée est donc dérisoire;

Mais attendu que la société civile du vignoble du Château Latour n'invoque qu'un préjudice moral; que celui-ci ne saurait être fixé sur un prix de vente et un bénéfice au demeurant hypothétiques;

Qu'en outre, force est de constater que si dans un courrier du 30 septembre 1975, la société civile du vignoble du Château Latour écrivait à la société civile du Château de La Tour pour lui demander des explications sur son appellation et sur le graphisme de ses étiquettes, elle restait taisante jusqu'à la présente instance après la réponse faite par la société appelante le 04 novembre 1975;

Qu'ainsi, le préjudice moral de la société civile du vignoble du Château Latour n'est que symbolique et qu'il ajustement été estimé à la somme de 1 F (0,15 E); qu'il en est de même quant aux modalités de l'exécution et au montant de l'astreinte fixée, aucun élément régulièrement communiqué ne permettant à la cour de les modifier ou d'augmenter ce dernier;

Attendu en définitive que le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions;

Attendu que la société civile du Château de La Tour, qui succombe dans ses prétentions d'appelante principale, supportera les dépens;

Que, tenue aux dépens, elle devra payer à la société civile du vignoble du Château Latour la somme de 10.000 F (1524,49 E) en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile;

Par ces motifs : Reçoit en la forme l'appel principal et l'appel incident jugés réguliers, Rabat l'ordonnance de clôture du 24 septembre 2001 et fixe au 08 octobre 2001 la date de l'ordonnance de clôture, Au fond, confirme le jugement rendu le 18 avril 2000 par le tribunal de grande instance de Bordeaux, Y ajoutant, Dit et juge que le préfixe ordonné devra être écrit dans des caractères de même typographie et de même taille que le reste de l'appellation, Déboute la société civile du vignoble du Château Latour de ses autres demandes, Condamne la société civile du Château de La Tour à payer à la société civile du vignoble du Château Latour la somme de 10.000 F (1524,49 Euros) en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, Condamne la société civile du Château de La Tour aux dépens et autorise la SCP d'avoués Boyreau - Monroux à les recouvrer conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.