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Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 7 novembre 2001, n° 2001-13151

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Auchan France (SA)

Défendeur :

Levi Strauss Continental (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Renard-Payen

Conseillers :

Mmes Jaubert, Percheron

Avoués :

SCP Mira-Bettan, Me Fanet-Serra-Ghidini

Avocats :

Mes Lubet, Meunier.

T. com. Evry, 3e ch., du 16 mai 2001

16 mai 2001

La société de droit belge Levi Strauss Continental SA (Levi Strauss), filiale du groupe Levi Strauss & Co, assure en Europe et notamment en France la distribution et la promotion des produits de marque Levi's et en particulier des jeans "Levi's 501"

La société Auchan qui exploite de nombreux hypermarchés et supermarchés en France, est en conflit depuis plusieurs années avec Levi Strauss au sujet de la commercialisation des produits de la marque Levi's.

La société Levi Strauss qui prétendait avoir mis en place un réseau de distribution sélective dont les magasins exploités par Auchan n'étaient pas membres, a fait constater entre avril et mai 2000, dans sept magasins de celle-ci l'achat de produits Levi's et par lettre recommandée du 11 juillet 2000, les a vainement mis en demeure de lui communiquer le nom et l'adresse de leurs fournisseurs. Le 21 septembre suivant, la société Auchan a lancé une campagne nationale de publicité radiophonique sur Europe 1 annonçant la vente de jeans "Levi's 501".

C'est dans ces conditions que la société Levi Strauss convaincue que la société Auchan continuait à s'approvisionner en produits Levi's et à les commercialiser sur le territoire français sans son accord, comme en attestait le procès verbal de constat dressé le 19 octobre 2000, dans l'établissement Auchan situé à Villebon-sur-Yvette (91), a saisi le juge de référés du tribunal de commerce d'Evry afin de faire cesser par la société Auchan cette commercialisation de ses produits de provenance irrégulière.

Par ordonnance du 22 décembre 2000, le juge des référés estimant que la demande excédait ses pouvoirs a invité les parties à se pourvoir au fond et en raison de l'urgence, a autorisé la société Levi Strauss à assigner à bref délai pour le 13 décembre suivant.

La société Levi Strauss a ainsi saisi au fond le tribunal de commerce d'Evry qui, par jugement du 16 mai 2001, a :

- débouté les sociétés Auchan de leurs demandes tendant à voir prononcer la nullité de l'assignation sur le fondement de l'article 856 du nouveau Code de procédure civile,

- mis hors de cause la société Auchan SA,

- ordonné à la société Auchan France de cesser immédiatement la commercialisation des produits de marque Levi's en provenance de l'Union Européenne et de l'Association Européenne de libre échange et ce, sous astreinte provisoire de 50.000 francs par infraction constatée cinq jours après la signification du jugement,

- ordonné l'exécution provisoire,

- condamné la société Auchan France au paiement de la somme de 50.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Auchan France (Auchan) a interjeté appel de cette décision et a été autorisée à plaider à jour fixe.

Sur ce, LA COUR

Vu les écritures par lesquelles la société Auchan France poursuivant l'infirmation de ce jugement, demande à la Cour de :

- constater que la société Levi Strauss :

. est irrecevable à soutenir qu'aurait été violé le réseau de distribution sélective de sociétés tierces pour justifier ses demandes,

. ne justifie pas de l'existence d'un réseau de distribution sélective dans l'espace économique européen, uniforme et valide,

. est dans l'incapacité de justifier de la réunion des critères pouvant autoriser la mise en place d'un réseau de distribution sélective,

- en conséquence, rejeter l'intégralité de ses demandes et la condamner à lui payer la somme de 75.000 francs au titre de ses frais irrépétibles ;

Vu les écritures de la société Levi Strauss Continental tendant à la confirmation du jugement entrepris, sauf à la Cour à condamner l'appelante à lui payer la somme de 100.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Considérant qu'au soutien de son appel, la société Auchan qui rappelle les procédures qui l'ont opposées depuis 1993 à la société Levi Strauss au sujet de l'approvisionnement et de la commercialisation des produits Levi's et le caractère évolutif des fondements invoqués par celle-ci, souligne les conditions irrégulières dans lesquelles a été introduit devant le tribunal le présent litige sans toutefois soulever devant la Cour la nullité de l'assignation et conteste tant l'existence d'un réseau de distribution sélective des produits Levi's au sein de l'espace économique européen que la licéité d'un tel réseau ;

Sur l'existence d'un réseau de distribution sélective de la société Levi Strauss au sein de l'espace économique européen :

Considérant que contrairement à ce qu'elle prétend, la société Auchan connaissait l'existence du réseau de distribution sélective mis en place depuis le 1er décembre 1995, par Levi Strauss qui lui a rappelé dans un courrier du 9 décembre 1998, alors qu'elles étaient en litige sur les importations de produits Levi's en provenance des Etats Unis, qu'elle commercialisait ses produits en Europe, uniquement aux travers de distributeurs sélectionnés sur la base de critères qualitatifs et objectifs et lui a communiqué sur sa demande, le 28 juin 1999, ses conditions générales de vente, alors qu'il est vrai, la société Auchan lui avait également demandé, sans l'obtenir, la communication de ses tarifs ;

Considérant que la société Auchan prétend que la société Levi Strauss Continental serait irrecevable à soutenir qu'elle aurait violé son réseau dans la mesure où il ressort des documents qu'elle a produits que les soi-disant réseaux de distribution sélective mis en place dans les différents pays de l'espace économique européen ne l'ont pas été par cette société, mais par diverses sociétés indépendantes, personnes morales distinctes de la société Levi Strauss Continental ; qu'elle fait en outre observer qu'il n'est pas justifié d'un réseau uniforme de distribution sélective sur l'ensemble de ces territoires ;

Mais considérant que, comme le rappelle l'intimée, le réseau de distribution sélective a été mis en place et géré dans chaque pays européen par une société filiale de la société américaine Levi Strauss International qui détient les participations de la maison mère, Levi Strauss & Co, dans les diverses filiales étrangères, dont les 13 filiales européennes comprenant la société Levi Strauss Continental ;

Qu'il en résulte que cette dernière est recevable à agir contre la société Auchan, qui en vendant des produits Levi's sans appartenir au réseau de distribution sélective mis en place et géré sur le territoire français par la société Levi Strauss Continental et en refusant de communiquer ses sources d'approvisionnement, a commis des actes de concurrence déloyale à son égard ;

Considérant que la société Levi Strauss démontre par la production des conditions générales en vigueur dans tous les pays européens à l'exception du Liechtenstein et de l'Islande où sont appliquées les conditions générales respectivement en vigueur en Suisse et au Danemark, qu'un système uniforme de distribution sélective des produits Levi's a été mis en place dans l'ensemble des pays de l'Union Européenne et de l'Association Européenne de libre échange y compris en Suisse ; qu'elle a versé en appel les deux contrats conclus avec ses uniques distributeurs en Islande à Reykjavik et au Liechtenstein à Vaduz ;

Que la société Auchan ne saurait se prévaloir des différences de détail de rédaction des critères de sélection figurant dans les conditions générales de vente Levi's utilisées en Italie et aux Pays Bas, qui ne portent pas à conséquences, pour mettre en cause le caractère uniforme du réseau ;

Qu'enfin, il est justifié que lorsque que les conditions générales de vente ne comportent pas les critères de sélection ainsi que celles en vigueur en Allemagne/Autriche, en Irlande/Royaume Uni comme en Suisse, elles sont envoyées aux candidats distributeurs par lettre jointe aux conditions générales de vente ;

Considérant qu'il en résulte que l'existence d'un réseau de distribution sélective des produits de la marque Levi's est établi sur l'ensemble de 18 pays constituant l'espace économique européen ;

Sur la licéité de ce réseau de distribution sélective :

Considérant que la société Auchan conteste la licéité d'un tel réseau et fait valoir que la société Levi Strauss n'a pas notifié aux autorités communautaires l'existence de ce réseau qui ne satisfait d'ailleurs à aucun des critères de validité d'un réseau de distribution sélective, qu'elle conteste que la qualité de ses produits justifierait un tel type de diffusion, critique les critères de sélection et prétend en définitive que loin de se faire dans l'intérêt du consommateur et d'améliorer la concurrence, il ne vise qu'à pallier la désaffection des consommateurs pour ses produits et surtout d'imposer aux consommateurs français ou européens un prix de vente totalement arbitraire ;

Considérant que le fait que la société Levi Strauss n'ait pas notifié aux autorités communautaires l'existence du système de distribution sélective qu'elle a mis en place en Europe à compter du 1er décembre 1995, ne saurait en soi l'entacher d'illicéité puisqu'il appartient à chaque juridiction nationale d'apprécier la légitimité d'un tel réseau par rapport à la jurisprudence communautaire et aux dispositions des articles L. 420-2 et L. 420-4 du Code de commerce ;

Considérant, en premier lieu, qu'il convient de noter que par un avis rendu le 20 octobre 1983, la Commission de la concurrence a admis que compte tenu des caractéristiques du marché des "jeans" et en particulier des structures de l'offre et de la demande, l'organisation d'une distribution sélective par un petit nombre de marques représentatives du "haut de gamme" dont Levi Strauss, ne saurait compromettre gravement le jeu de la concurrence; qu'elle a également précisé que les inconvénients que ces restrictions peuvent représenter pour certains concurrents pourraient être compensés par des avantages plus importants, notamment en termes de qualité des produits, de services rendus aux consommateurs, d'assistance aux revendeurs et de promotion des produits sur le marché intérieur et à l'exportation;

Qu'il s'ensuit que la mise en place d'un réseau de distribution sélective de ses produits par Levi Strauss dont la qualité des "jeans" qu'il fabrique depuis plus d'un siècle est reconnu, est justifié;

Considérant que les critères qualitatifs de sélection figurant à l'article 7 b) des conditions générales de vente, comportent des exigences relatives à :

1) Assortiment : chaque point de vente doit présenter un bon assortiment de vêtements de marques de qualité et à la mode. Les vêtements en jeans offerts à la vente doivent être pour partie des vêtements de marque.

2) Présentation des produits : la présentation de jeans parmi lesquels figurent nos produits doit être de haute qualité et nos produits ne doivent être accompagnés que d'autres vêtements en jeans de haute qualité, aucun autre produit ne doit être présenté dont la proximité porterait atteinte à la marque Levi Strauss.

3) Service à la clientèle : le personnel de vente doit être en nombre adéquat et posséder une bonne connaissance générale en matière d'habillement de sorte qu'un service de qualité soit assuré à la clientèle.

4) Emplacement du point de vente et groupe cible : le point de vente au détail doit être situé dans un bâtiment fixe et présenter les produits Levi Strauss dans un rayon de vêtements séparé et distinct ou dans un espace spécifique à l'intérieur du point de vente, pouvant disposer d'une caisse particulière et d'une entrée/sortie séparée." ;

Considérant qu'il résulte nullement des critères qualitatifs ci-dessus rappelés qu'ils seraient, comme le prétend la société Auchan, particulièrement floues alors qu'ils prévoient une présentation valorisante des produits Levi's et visent à assurer un bon service à la clientèle, que les notions de produits de "haute qualité" et de produits susceptibles de porter atteinte aux produits de la marque Levi's, ne sauraient être qualifiées de vagues par un professionnel de la distribution;

Considérant, par ailleurs, que l'ensemble des critères qualitatifs susvisés ne visent pas à exclure la grande distribution, comme le soutient Auchan, parfaitement à même de mettre en place sur les surfaces qu'elle exploite des secteurs réservés aux produits de qualité, si ce n'est de haute qualité, voire de luxe comme le sont les matériels informatiques, HI FI la parapharmacie, les cosmétiques et les bijoux ;

Considérant que ces critères objectifs de nature qualitative qui n'imposent pas des obligations excessives qui ne trouveraient leur compensation dans le profit que peut en retirer le distributeur de la valorisation de la marque et de sa promotion en réseau de distribution sélective, n'excédent donc pas ce qui est nécessaire;

Considérant enfin que la société Auchan qui se prévaut de l'inexistence d'un tel réseau aux Etats Unis et des prix qui y sont pratiqués pour les produits Levi's, ne justifie nullement que la société Levi Strauss dans le cadre de son réseau imposerait des prix à ses distributeurs ; qu'elle ne saurait non plus prétendre que la mise en place de ce réseau serait destiné à pallier la désaffection des consommateurs pour ses produits, alors que l'insistance qu'elle met à vouloir distribuer des jeans "Levi's 501" démontre suffisamment qu'à la suite de l'importante campagne de publicité réalisée par Levi Strauss et de la qualité reconnue de ses produits voire de leur caractère quasiment "mythique", les produits Levi's restent tout de même attractifs pour les consommateurs ;

Considérant que la société Auchan qui se refuse à indiquer le nom de ses fournisseurs qu'elle prétend être européens, ne justifie pas par ce seul fait que le réseau ne serait pas étanche faute de démontrer que la société Levi Strauss se serait rendue complice de ses propres agissements;

Considérant que l'existence d'un réseau de distribution sélective licite des produits de la marque Levi's est établi en Europe ; que la société Auchan qui s'est approvisionné en produits Levi 's relevant de ce réseau et qui refuse de justifier leur provenance, ce qui démontre l'illicéité de son approvisionnement, a commis de ce seul fait des actes de concurrence déloyale au sens de l'article 1382 du Code civil ; que c'est, dans ces conditions, à bon droit que le tribunal lui a fait interdiction de proposer à la vente ces produits en provenance de l'Union Européenne et de l'Association européenne de libre échange ; que le jugement sera donc confirmé en toutes ses dispositions ;

Considérant qu'il serait contraire à l'équité de laisser à l'intimée la charge de ses frais irrépétibles d'appel, qu'il lui sera alloué à ce titre la somme complémentaire précisée au dispositif ;

Considérant que la société Auchan qui succombe ne peut prétendre être indemnisée de ce chef ;

Par ces motifs : Confirme le jugement déféré ; Condamne la société Auchan France à payer à la société Levi Strauss Continental la somme complémentaire de 30.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et à supporter les dépens d'appel ; Admet l'avoué concerné au bénéfice de dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.