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Décisions

CA Nancy, 2e ch. com., 12 septembre 2001, n° 98-03075

NANCY

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Anvie (SNC)

Défendeur :

Valentin (EURL), Valentin

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Moureu

Conseillers :

M. Courtois, Mme Gebhardt

Avoués :

SCP Bonet-Leinster-Wisniewski, SCP Bouglier-Desfontaines-Vasseur

Avocats :

Mes Guerlain, Lefort.

T. com. Epinal, du 22 sept. 1998

22 septembre 1998

Exposé du litige

Depuis 1993, la SNC Anvie commercialise des cadres personnalisés en métal argenté pour photographie sur lesquels sont gravés des données à la demande du client. La méthode de vente se caractérise par l'envoi d'un cadre de démonstration par thème et d'une liasse de bons de commande à des bijouteries ou des magasins d'arts de la table de sorte que ces sociétés intermédiaires n'ont pas de stock à gérer puisque la société Anvie, dès réception de la commande, grave le cadre et l'expédie au client.

S'étant aperçue de ce que des cadres similaires étaient commercialisés selon la même méthode commerciale par un de ses anciens détaillants, la société Anvie a assigné le 17 janvier 1997 l'EURL Valentin et Monique Valentin exerçant à Epinal un commerce de décoration sous l'enseigne Preférence en leur reprochant des actes de concurrence déloyale et de parasitisme et en réclamant le paiement de 200.000 francs (30.489,80 euros) de dommages et intérêts, la cessation sous astreinte de la fabrique ou de la commercialisation des produits litigieux, la publication de la décision dans cinq journaux ainsi qu'une indemnité de procédure de 20.000 francs (3.048,98 euros) en plus des dépens.

Monique Valentin a sollicité sa mise hors de cause en faisant valoir qu'elle n'était que détaillante et l'EURL Valentin a conclu au débouté en sollicitant 50.000 francs (7.622,45 euros) de dommages et intérêts pour procédure abusive ainsi qu'une indemnité de procédure de 10.000 francs (1.524,49 euros).

Par jugement du 22 septembre 1998 rendu après débats du 16 décembre 1997, le Tribunal de Commerce d'Epinal a ordonné la mise hors de cause de Monique Valentin et a débouté la société Anvie de l'ensemble de ses demandes en la condamnant à 5.000 francs (762,25 euros) de dommages et intérêts ainsi qu'à une indemnité de procédure de 3.000 francs (457,35 euros) en plus des dépens. Le tribunal a considéré que les documents commerciaux étaient sans originalité, que les cadres n'étaient pas protégés, que seuls les dessins avaient fait l'objet d'un dépôt en 1996 mais qu'ils n'avaient jamais été utilisés par l'EURL Valentin.

Appel a été interjeté le 29 octobre 1998 par la SNC Anvie qui conclut à l'infirmation de cette décision et demande à la Cour de :

- condamner in solidum l'EURL Valentin et Monique Valentin à lui payer 200.000 francs (30.489,80 euros) de dommages et intérêts,

- faire interdiction à l'EURL Valentin et à Monique Valentin, sous astreinte de 1.000 francs (152,45 euros) par infraction constatée, de fabriquer et/ou de commercialiser tout cadre personnalisé identique aux siens et selon une méthode de vente analogue,

- ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans cinq journaux,

- condamner in solidum les intimés aux entiers dépens ainsi qu'à une indemnité de procédure de 30.000 francs (4.573,47 euros).

Au soutien de son recours, l'appelante fait valoir :

- que la démonstration d'une perte du chiffre d'affaires, ici importante, n'est pas indispensable pour caractériser un acte de concurrence déloyale qui peut résulter de l'appropriation du travail d'autrui par diffusion de produits similaires auprès d'une même clientèle;

- que les agissements incriminés, à savoir reprise à l'identique de la méthode de vente et des produits, sont indépendants de toute atteinte à des droits privatifs résultant du code de la propriété industrielle, qu'elle a fait fabriquer dès 1992 en Chine des cadres à partir d'un outillage propre constitué par des moules, que la société Valentin a profité des investissements réalisés en reproduisant dans les moindres détails une formule à succès créant ainsi un risque de confusion entre les produits en vue de détourner la clientèle.

L'EURL Valentin et Monique Demangeon épouse Valentin concluent à la confirmation du jugement en formant toutefois appel incident sur les dommages et intérêts pour réclamer deux fois 10.000 francs (1.524,49 euros) et sollicitent une indemnité de procédure globale de 10.000 francs (1.524,49 euros) en plus des dépens.

En réponse à l'argumentation adverse, les intimés répliquent :

- que l'appelante ne verse aucun justificatif de son prétendu préjudice, que les bons de commande sont dissemblables tant dans leur format que dans leur rédaction, que la méthode de vente est classique, qu'il n'y a aucune confusion possible, qu'on ne peut protéger une idée, un genre, un style ou une mode mais des objets déterminés;

- qu'il n'y a aucune concurrence déloyale à démarcher la même clientèle, qu'à supposer que le même matériel soit utilisé pour la fabrication des cadres à l'étranger, il appartient alors à l'appelante d'agir contre son fournisseur, qu'en réalité la société Anvie cherche à éloigner un concurrent qui lui fait ombrage.

Motifs de l'arrêt

Vu la décision entreprise;

Vu les conclusions dernières déposées le 12 mars 2001 par l'appelante et le 30 novembre 2000 par les intimées;

Vu l'ordonnance de clôture du 13 mars 2001;

Les parties ne discutent pas la recevabilité formelle de l'appel et aucun élément du dossier ne conduit la Cour à le faire d'office.

L'action est fondée non pas sur le droit des modèles ou la contrefaçon mais sur la concurrence déloyale par confusion ainsi qu'il résulte de l'assignation.

L'action en concurrence déloyale, dont le propre est d'assurer la protection de celui qui ne peut se prévaloir d'un droit privatif de propriété, relève de la responsabilité délictuelle de droit commun fondée sur les articles 1382 et 1383 du Code civil ; elle suppose l'existence d'une faute, d'un dommage et d'un lien de causalité entre les deux pour obtenir une indemnisation. Il s'agit d'une action qui repose sur une responsabilité pour faute prouvée et non sur une présomption de responsabilité.

Si la concurrence est de l'essence même d'un système d'économie libérale, elle peut être sanctionnée si elle s'exerce par des procédés contraires à la loyauté commerciale, par exemple lorsqu'un commerçant commet dans l'exercice et au bénéfice de son commerce, à l'encontre d'un autre commerçant exerçant une activité similaire, un acte fautif susceptible de porter préjudice à ce dernier, notamment dans le but de détourner sa clientèle. Mais la seule perte de clientèle ne suffit pas, à défaut de comportement moralement blâmable.

Il convient en effet de rappeler que la liberté de la concurrence reste le principe fondamental des rapports commerciaux qui n'est limité que dans la mesure où tous les moyens ne sont pas permis pour attirer la clientèle alors que le dommage concurrentiel est lui licite. Il appartient donc à celui qui recherche la responsabilité d'un compétiteur à ce titre de démontrer que les agissements de ce dernier excèdent la pratique normale du jeu de la libre concurrence.

Le succès de l'action en concurrence déloyale par confusion ne dépend pas du caractère protégé ou protégeable de l'objet commercialisé mais de l'existence de similitudes considérables avec reprise plagiaire de la substance et de la forme d'une création car il ne s'agit pas ici de défendre l'objet lui-même mais l'investissement et l'effort créatif qui ont permis de lui donner sa valeur. La concurrence parasitaire procède de l'usurpation du travail d'autrui ou de sa notoriété, notamment en copiant servilement sans apport nouveau certaines idées relevant d'une créativité particulière, le parasité étant ainsi amené à justifier des efforts personnels qu'il a fournis. Ce n'est donc pas la reproduction de l'objet qui importe mais le comportement fautif qui doit être démontré, étant rappelé la nécessité d'éviter qu'une entreprise invoque le parasitisme pour s'arroger un monopole en dehors de tout droit de propriété intellectuelle.

En l'espèce, il résulte des pièces versées aux débats les éléments suivants :

- la société Anvie a commercialisé à partir de 1993 des cadres personnalisés, notamment pour les naissances sur lesquels sont gravées cinq données, à savoir le prénom de l'enfant, la date et l'heure de naissance ainsi que son poids et sa taille, au prix unitaire de 120 francs TTC (18,29 euros) (101,08 francs HT (15,42 euros)) avec un prix de vente conseillé de 240 francs TTC (36,59 euros);

- le magasin Préférence a commandé à la société Anvie un certain nombre de cadres, selon les factures produites :

. novembre 1993 : 3

. décembre 1993 : 8

. janvier 1994 : 11

. février 1994 : 17

. mars 1994 : 12

. avril 1994 : 12

. mai 1994 : 4

. juin 1994 : 8

étant précisé qu'à partir du 1er janvier 1995 ce commerce, précédemment exploité par Jean-Pierre Valentin qui a créé en avril 1995 l'EURL Valentin, a été repris par sa belle-soeur Monique Valentin;

- il existe par ailleurs d'autres sociétés commercialisant le même type de produit : par exemple Persograf de Verdun facturant 99 francs (15,09 euros) + 21 francs (3,20 euros) de frais de port le cadre de naissance en métal argenté de même format comportant les cinq données précitées avec des dessins différents, tels que biberon, cigogne, ... (cf pièce n° 8 des intimés);

- la société Anvie justifie avoir payé en novembre 1992 9.600 Hong Kong Dollars, soit la contre valeur de 6.800 francs (1.036,65 euros) selon mention manuscrite, pour les moules de fabrication ; de plus, selon courrier du 15 mars 2000 émanant de la société VIJI de Hong Kong, le nombre de cadres expédiés a été de 3.000 en 1993, 14.000 en 1994, 16.000 en 1995, 17.000 en 1996 avec une "croissance qui semble irrémédiablement stoppée" sans autre précision chiffrée pour les années suivantes.

La société Anvie, en arguant d'une baisse de son chiffre d'affaires, reproche aux intimés d'avoir pillé son idée en utilisant dans les mêmes termes les mêmes argumentations avec des bons de commande similaires et un produit identique. Il convient donc de comparer les cadres en métal argenté et les méthodes employées de part et d'autre :

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Le produit est constitué par un cadre en métal argenté destiné à recevoir une photographie d'un format courant et à comporter les renseignements habituels lors d'une naissance, il ne fait pas l'objet d'un modèle déposé. Force est de constater que les trois produits (Anvie, Valentin et Persograf) figurants au dossier ont les mêmes buts et sont nécessairement approchants mais les similitudes ne suffisent pas à elles seules à caractériser une faute.

En effet, les différences relevées ci-dessus notamment dans le conditionnement et les documents commerciaux excluent tout risque de confusion auprès de la clientèle. De plus, l'EURL Valentin a fait l'effort de modifier les dessins et ne s'est pas contenté de copier servilement ceux de la société Anvie ajoutant même des variantes.

Enfin, la société Anvie ne justifie ni avoir elle-même créé ce genre de cadre, ni avoir été la première à commercialiser ce produit (cf Persograf dès 1993 avec un modèle aux coins également arrondis et avec aussi quatre dessins seulement). Elle ne saurait bénéficier d'une situation acquise antérieurement alors qu'elle n'établit pas que l'EURL aurait détourné à son profit les investissements réalisés par elle de sorte qu'il n'y a pas eu appropriation injuste du travail d'autrui.

Dans ces conditions, c'est avec raison que le tribunal a considéré que la société Anvie ne justifiait pas d'une réelle création susceptible d'être protégée et que la méthode de vente utilisée (absence de stock) n'avait rien d'original. Aucune faute imputable à l'EURL Valentin (ou à Monique Valentin dont la mise hors de cause doit être confirmée en sa qualité de détaillante) n'est démontrée et aucun élément n'a été apporté ni sur le préjudice invoqué ni sur le lien de causalité de la prétendue stagnation du chiffre d'affaires de la société Anvie de sorte que le jugement mérite confirmation en ce qu'il a débouté la société Anvie de l'intégralité de ses prétentions.

S'agissant des dommages et intérêts pour procédure abusive -5.000 francs (762,25 euros) alloués par le tribunal et appel incident pour obtenir deux fois 10.000 francs (1.524,49 euros)-, la Cour observe qu'aucune intention de nuire n'est alléguée et que les intimés ne détaillent d'aucune façon le préjudice subi à la suite de la présente procédure. Il convient de rappeler que le seul fait de succomber ne démontre pas un acharnement coupable, l'exercice d'une voie de recours ordinaire constituant en son principe un droit. Dès lors, aucune demande de dommages et intérêts pour procédure ou appel abusif ne peut être accueillie.

Les dépens d'appel seront supportés par la société Anvie, partie perdante, dont la demande d'indemnité de procédure sera par suite rejetée.

En revanche, il est équitable de la faire participer à hauteur de 10.000 francs (1.524,49 euros) aux frais irrépétibles exposés par les intimés devant la Cour, en plus de l'indemnité de procédure de 3.000 francs (457,35 euros) accordée par le tribunal.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement : Reçoit la SNC Anvie en son appel principal ainsi que l'EURL Valentin et Monique Demangeon épouse Valentin en leur appel incident; Confirme le jugement du Tribunal de Commerce d'Epinal du 22 septembre 1998 en ce qu'il a rejeté la demande principale; L'infirme en ce qu'il a condamné la société Anvie à payer aux défendeurs cinq mille francs (5.000 F) de dommages et intérêts; Condamne la SNC Anvie à payer à l'EURL Valentin et à Monique Valentin la somme de dix mille francs (10.000 F) (1.524,49 euros) par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile; Déboute les parties de leurs plus amples conclusions; Condamne la SNC Anvie aux dépens d'appel et autorise la société civile professionnelle Bouglier-Desfontaines & Vasseur à faire application de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile