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Décisions

CA Limoges, audience solennelle, 11 avril 2001, n° 00-00578

LIMOGES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Le Brasseur (SA)

Défendeur :

Automobiles des Garages Sorin (SA), La Roche Automobiles (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Premier président :

M. Leflaive

Président :

Mme Bressoulaly

Conseillers :

MM. Vernudachi, Tcherkez, Mme Barberon-Paquet

Avoués :

SCP Christophe-Durand-Marquet, Me Garnerie

Avocats :

Mes Portolano, Doury.

T. com. la Roche-sur-Yon, du 6 sept. 199…

6 septembre 1994

LA COUR

La société Automobile des Garages Sorin et la société La Roche Automobiles, qui sont respectivement concessionnaires exclusifs des marques Peugeot et Renault à la Roche-sur-Yon (Vendée) ont, par exploit des 18 février 1994, assigné la société Le Brasseur devant le Tribunal de commerce de la Roche-sur-Yon aux fins de voir interdire à celle-ci de vendre des véhicules neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois ou ayant parcouru moins de 3.000 kilomètres à tout commerçant ou tout particulier utilisateur final sans s'être au préalable immatriculé sous la seule activité de mandataire et sans rendre impossible dans l'esprit du public toute confusion avec une activité de revendeur marchand et sans avoir reçu au préalable mandat écrit d'un mandant identifié et de posséder tout stock de véhicules neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois ou ayant moins de 3.000 kilomètres et de faire toute publicité portant sur des véhicules neufs ou immatriculés depuis moins de trois mois ou ayant parcouru moins de 3.000 kilomètres sans se conformer aux dispositions communautaires régissant la publicité des mandataires et de la condamner à payer à chacune 200.000 F à titre de dommages-intérêts et 15.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Le Brasseur a conclu au débouté de l'ensemble des demandes.

Par jugement du 6 septembre 1994 le Tribunal de commerce de la Roche-sur-Yon a fait droit aux demandes d'interdiction en les assortissant d'une astreinte de 50.000 F par infraction constatée avec exécution provisoire et a condamné la société Le Brasseur à payer à titre de dommages-intérêts 46.000 F à la société Automobiles des Garages Sorin et 62.000 F à la société La Roche Automobiles et à chacune de ces deux sociétés 5.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Le Brasseur a relevé appel de ce jugement le 13 octobre 1994 et a conclu au débouté de l'ensemble des demandes dirigées contre elle en réclamant 70.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Automobile des Garages Sorin et la société la Roche Automobiles ont conclu à la confirmation du jugement, ont demandé en outre à la Cour d'interdire à la société Le Brasseur de prétendre à la garantie constructeur et, sous astreinte de 100.000 F par infraction constatée, de vendre un véhicule neuf dont l'approvisionnement ne serait pas licite et ont réclamé enfin chacune 25.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Par arrêt du 24 juin 1997, la Cour d'appel de Poitiers a confirmé le jugement du Tribunal de Commerce de la Roche-sur-Yon en toutes ses dispositions, fait interdiction à la société Le Brasseur de faire mention de la garantie du constructeur sans précision des modalités d'exécution et l'a condamnée à payer à chacune des sociétés intimées 10.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Sur un pourvoi de la société Le Brasseur la Cour de cassation a, par arrêt du 19 octobre 1999, cassé l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers au motif, d'une part, que l'opérateur ayant acquis des véhicules neufs pour les revendre n'est pas tenu de rapporter la preuve de l'acquisition régulière des véhicules litigieux par le vendeur auquel il s'est adressé et, d'autre part, que l'opérateur non agréé est tenu d'assurer l'obligation de garantie auprès de l'acheteur final quelles que soient les modalités par lesquelles cette obligation s'exerce.

La Cour d'appel de Limoges, qui avait été désignée comme juridiction de renvoi, a été saisie le 17 avril 2000.

Par écritures déposées le 19 février 2001 la société Le Brasseur demande à la Cour de débouter la société Automobiles de Garage Sorin et la société La Roche Automobiles de leurs demandes et de les condanmer à lui payer la somme de 8.400.000 F avec les intérêts au taux légal à compter de l'assignation à titre de dommages-intérêts et 250.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Elle expose l'argumentation suivante au soutien de ses prétentions.

Elle avait vocation à vendre des véhicules neufs sans être concessionnaire d'une marque ou à être mandataire pour le compte d'un client en vue de l'obtention d'un véhicule. Elle n'a pas commis de faute en apposant sur ses factures la mention "garantie constructeur". Cette garantie est en effet due aux consommateurs quelles que soient les modalités par lesquelles elle s'exerce. Elle n'a nullement violé la législation française en matière de publicité comparative. La société Le Brasseur, qui n'a pas eu d'autre choix que d'exécuter les décisions de justice, ne peut plus exercer son objet social en raison des agissements des deux concessionnaires à son encontre. Elle est donc fondée à leur réclamer l'indemnisation du préjudice total qu'elle subit. Le véritable lien de causalité entre le préjudice subi par la société Le Brasseur est la faute des concessionnaires qui résulte dans leur insistance à tirer profit de décisions de justice antérieures aux deux arrêts de la Cour de Justice des Communautés Européennes du 15 février 1996, alors qu'il était de leur devoir de cesser toutes poursuites.

Par écritures déposées le 27 février 2001, la société Automobile des Garages Sorin et la société La Roche Automobiles concluent à la confirmation du jugement quant à la condamnation à dommages-intérêts et au débouté de la demande reconventionnelle de la société Le Brasseur en dommages-intérêts et sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Elles exposent l'argumentation suivante au soutien de [sic]:

La Commission européenne a édicté le 4 décembre 1991 une communication réglementant strictement les conditions d'intervention des mandataires. Les revendeurs indépendants, qui refusaient de se plier à ces conditions contraignantes, ont alors soutenu qu'ils vendaient des véhicules d'occasion. En édictant dans ses deux arrêts du 15 février 1996 que le règlement 123-85 ne faisait pas obstacle à ce qu'un revendeur parallèle se livre à une activité d'importation parallèle et de revente indépendante de véhicules neufs, la Cour de Justice des Communautés Européennes a rendu sans intérêt la profession de mandataire. Le débat s'est alors restreint aux conditions d'approvisionnement du revendeur indépendant en véhicules neufs. Dans son arrêt du 9 juillet 1996, la Cour de Cassation a alors dit que celui-ci doit rapporter la preuve du caractère licite de ses approvisionnements, ce qui renvoyait à la jurisprudence sur la distribution sélective. L'arrêt du 19 octobre 1999 n'impose au revendeur de ne justifier de la régularité de son approvisionnement qu'auprès de son fournisseur direct. En l'espèce, la société Le Brasseur n'a accepté que tardivement de faire connaître le nom de quelques uns de ses fournisseurs. On a cependant la preuve d'un concert frauduleux et d'une faute au sens de l'article 1382 du code civil constitutive de concurrence déloyale puisque la société Le Brasseur ne pouvait ignorer que son fournisseur était en procès avec des concessionnaires de Niort et s'approvisionnait auprès d'un concessionnaire belge dont le contrat était résilié. Il y a donc lieu de confirmer la condamnation à dommages-intérêts pour concurrence déloyale.

Il n'y a pas lieu de faire droit à la demande reconventionnelle en dommages-intérêts dans la mesure où les concessionnaires se contentaient de vouloir faire appliquer les textes communautaires de la jurisprudence dominante des cours d'appel de l'époque et où une décision de justice ne peut constituer un préjudice. La demande au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile est largement excessive.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 1er mars 2001.

Sur quoi, LA COUR

Attendu qu'en l'état de la procédure au vu de l'arrêt de la Cour de cassation du 19 octobre 1999, les intimées ne requièrent plus que la condamnation à dommages-intérêts pour concurrence déloyale;

Attendu, sur ce chef de demande, que c'est en vain que les intimées font valoir que la société Le Brasseur ne pouvait ignorer que son fournisseur était en procès avec les concessionnaires de Niort et s'approvisionnait auprès d'un concessionnaire belge dont le contrat était résilié dans la mesure où, n'étant pas tenue de s'assurer de l'approvisionnement régulier de son fournisseur, la société Le Brasseur ne saurait se voir imputer à faute de ne pas l'avoir fait;

Attendu, quant à la demande reconventionnelle en dommages-intérêts, que l'obligation dans laquelle s'est trouvée la société Le Brasseur de cesser son activité résulte de décisions de justice, en l'espèce le jugement du Tribunal de Commerce de la Roche-sur-Yon en date du 6 septembre 1994, qui était assorti de l'exécution provisoire, et l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers en date du 24 juin 1997, qui a confirmé le jugement.

Attendu que la circonstance qu'une partie a vu faire droit à son action par une décision exécutoire n'interdit pas à son adversaire, lorsque cette décision est infirmée ou cassée, de lui réclamer des dommages-intérêts pour procédure abusive (en ce sens Civ. 7 novembre 1995 B n° 388 ; Com. 5 janvier 1999 B IV n° 5) ;

Qu'à cet égard, la société Le Brasseur fait valoir que les concessionnaires ont eu une action volontaire et concertée pour induire en erreur des institutions aptes à interdire l'accès au marché de son entreprise;

Attendu que l'action des sociétés intimées dirigée contre la société Le Brasseur ne serait fautive que si à la date à laquelle elles l'ont intentée, elles ne pouvaient avoir de doute sérieux sur la licéité au regard de la législation française et communautaire des activités de la société Le Brasseur qu'elles voulaient voir interdire ;

Que tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque ce n'est que par deux arrêts du 15 février 1996 que la Cour de Justice des Communautés Européennes a admis que le règlement CEE n° 123-85 du 12 décembre 1984 ne fait pas obstacle à ce qu'un opérateur qui n'est ni revendeur agréé du réseau de distribution du constructeur d'une marque automobile ni intermédiaire mandaté au sens dudit règlement se livre à une activité de revente indépendante de véhicules neufs de cette marque, alors que l'assignation a été délivrée le 18 février 1994 ;

Attendu que, ces arrêts ayant été rendus au cours de l'instance d'appel, les parties ont débattu de leurs incidences devant la Cour d'appel de Poitiers.

Que dans son arrêt, la Cour d'appel de Poitiers a pertinemment tiré les conséquences des arrêts de la Cour de Justice des Communautés Européennes en admettant que le litige n'intéressait plus la définition d'un véhicule neuf qui avait donné lieu à discussion en première instance et que l'activité de vendeur de véhicules neufs est licite en soi mais elle a néanmoins considéré qu'il y avait concurrence déloyale dès lors que la société Le Brasseur ne combattait pas utilement la présomption d'approvisionnement illicite qui pesait sur elle, question sur laquelle la Cour de Justice des Communautés Européennes n'avait pas été amenée à se prononcer;

Attendu, il est vrai, que le point de vue de la Cour d'appel de Poitiers a été censuré dès le mois de janvier 1999 par la Cour de Cassation (cf. Notamment Com. 26 janvier 1999 - D. 1999 SC 241), laquelle a confirmé sa position en cassant l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers;

Que cependant, la jurisprudence des juridictions de l'ordre judiciaire n'est pas une source de droit et dès lors, il ne peut pas être reproché aux intimées de n'avoir pas spontanément indiqué à leur adversaire qu'elles abandonnaient les effets attachés à l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers sans attendre que la Cour de renvoi statue;

Que l'action en justice exercée à l'encontre de la société Le Brasseur n'apparaît donc pas fautive et dès lors il ne peut pas être fait droit à la demande reconventionnelle en dommages-intérêts qu'elle a présentée ;

Attendu qu'il y a lieu de condamner les intimées aux dépens et aux frais irrépétibles supportés par l'appelante;

Que, compte tenu des diligences effectuées et des pièces produites, il y a lieu de fixer à 100.000 F l'indemnité à ce titre;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et par arrêt contradictoire, en audience solennelle, sur renvoi de Cassation, en dernier ressort, après en avoir délibéré conformément à la loi, Vu l'arrêt de la Cour de Cassation en date du 19 octobre 1999; Constate qu 'en l'état actuel de la procédure devant la Cour, les sociétés Automobile des Garages Sorin et la Roche Automobiles ne demandent plus que la condamnation de la société Le Brasseur à dommages-intérêts pour concurrence déloyale; Réforme le jugement du Tribunal de commerce de la Roche-sur-Yon en date du 6 septembre 1994; Statuant à nouveau, Déclare la société Automobiles des Garages Sorin et la société La Roche Automobile mal fondées en leur demande respective de dommages-intérêts et les en déboute. Déclare la société Le Brasseur mal fondée en sa demande de dommages-intérêts et l'en déboute. Condamne in solidum la société Automobiles des Garages Sorin et la société La Roche Automobile à payer à la société Le Brasseur cent mille francs (100.000 F) sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Condamne in solidum la société Automobiles des Garages Sorin et la société La Roche Automobile aux dépens de première instance et d'appel et accorde à la SCP Durand-Marquet, avoué, le bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.