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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 15 mars 2001, n° 98-02435

VERSAILLES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Jeanne Arthes (SA), France Feeling (SA)

Défendeur :

Lancôme Parfums et Beauté & Cie (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Laporte

Conseillers :

M. Fedou, M. Coupin

Avoués :

SCP Bommart & Minault, SCP Jullien-Lecharny-Rol

Avocats :

Mes Bracka de la Selarl Bretlim, Mendras.

TGI Nanterre, 2e ch., du 2 mars 1998

2 mars 1998

Faits et procédure

Depuis 1991, La SNC Lancôme Parfums et Beauté & Cie commercialise un parfum pour femme sous la dénomination "Trésor" dont la couleur rose pantone 1555 C a été déposée à titre de marque à l'INPI le 22 septembre 1994 et enregistrée sous le numéro 94537369 en classe 3 pour désigner des produits de parfumerie.

Au cours de l'année 1996, la SA Jeanne Arthes a mis sur le marché un parfum dénommé "Ostentation" dont elle a déposé la marque à l'INPI le 16 février 1995.

Arguant de ce que ce produit constituerait la copie servile du parfum "Trésor", la société Lancôme a initié une action en contrefaçon de marque et en concurrence déloyale et parasitaire à l'encontre de la société Jeanne Arthes et de la SA France Feeling devant le tribunal de grande instance de Nanterre.

Par jugement rendu le 02 mars 1998, cette juridiction a dit que les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling avaient commis des actes de contrefaçon de la marque n° 94537367 dont la société Lancôme est titulaire et des actes de concurrence déloyale et parasitaire envers elle, leur a interdit de poursuivre ces agissements sous astreinte de 1.500 francs par infraction constatée à compter de la signification de la décision, ordonné la confiscation en vue de leur destruction des produits en cause, condamné in solidum les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling à verser à la société Lancôme 500.000 francs de dommages et intérêts, ordonné la publication du jugement dans cinq journaux au choix de la société Lancôme, aux frais des sociétés défenderesses, dans la limite de la somme globale de 50.000 francs, ordonné l'exécution provisoire, alloué une indemnité de 30.000 francs en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile à la société Lancôme et condamné les défenderesses aux dépens.

Appelantes de cette décision, les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling soulignent la dissemblance de la couleur et de la forme de l'emballage ainsi que de l'aspect du flacon des deux parfums.

Elles prétendent que les couleurs des deux jus sont également différentes, celle d'"Ostentation" ne correspondant pas à la nuance nommée de "Trésor" et ne peuvent, selon elles entraîner de risque de confusion chez les acquéreurs potentiels.

Elles critiquent la méthodologie retenue par la société Dorset pour réaliser le test comparatif dont se prévaut la société Lancôme ainsi que ses conditions d'exécution.

Elles font valoir que l'étude chromatographique invoquée aussi par l'intimée attestent que les deux produits sont distincts dans leur composition.

Elles affirment que le rapport de concurrence n'existe pas entre les appelantes et l'intimée, les sociétés parties au litige s'adressant à des femmes ayant des moyens financiers différents.

Elles ajoutent que le préjudice n'est pas réel et de surcroît non démontré.

Elles prétendent avoir subi un préjudice indéniable en raison de la procédure abusive dont elles disent avoir été l'objet.

Elles sollicitent, en conséquence, l'entier débouté de la société Lancôme respectivement 40.000 francs et 10.000 francs de dommages et intérêts pour action abusive et une indemnité de 50.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Lancôme conclut à la confirmation du jugement déféré sauf à y ajouter une indemnité de 20.000 francs en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Elle oppose avoir uniquement incriminé sur le fondement de sa marque la couleur du jus du parfum "Ostentation" constituant la reprise pure et simple de la couleur distinctive de celui de "Trésor".

Elle estime établir que la fragance du produit "Ostentation" correspond à l'imitation servile ou, à tout le moins quasi-servile de celle de "Trésor", en soulignant que les test et étude communiqués ont, en réalité, été effectués selon des modalités rigoureuses.

Elle soutient que les agissements commis par les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling s'inscrivent dans le cadre d'une manœuvre dite de "concordance intellectuelle" à l'origine d'un préjudice considérable à son détriment.

Motifs de la décision

Considérant qu'aux termes de l'article L.711.1 du code de la propriété intellectuelle, une nuance de couleur peut constituer une marque valable et susceptible comme telle de distinguer les produits et services d'une personne physique ou morale ;

Considérant que la société Lancôme justifie être titulaire de la marque "rose pantone 1555 c" depuis le 22 septembre 1994 et l'exploiter dans son parfum "Trésor" lancé en 1991 correspondant à la classe 3 dans laquelle elle a été enregistrée ;

Considérant qu'il a été constaté par huissier, le 06 septembre 1996, que la société France Feeling vendait un parfum "Ostentation" distribué par la société Jeanne Arthes dont un flacon a été annexé par l'officier ministériel à son procès-verbal ;

Considérant que l'examen visuel comparatif des deux jus de parfum révèle une nuance absolument identique pouvant être qualifiée en langage courant de rose orangée et présentant une caractéristique totalement spécifique en ce domaine ; que la couleur du jus du parfum "Ostentation" reproduit ainsi strictement la couleur protégée par la marque invoquée par la société Lancôme ;

Considérant qu'il suit de là, que la contrefaçon est constituée indépendamment de tout danger de confusion entre la marque authentique et la marque reproduite en sorte que l'argumentation développée à ce sujet par les sociétés appelantes est inopérante ;

Considérant que la société Lancôme reproche, en outre, aux sociétés Jeanne Arthes et France Feeling des agissements distincts de concurrence déloyale et parasitaire résultant de la reproduction servile ou quasi-servile de la fragance du parfum "Trésor" dans leur produit "Ostentation" ;

Considérant à cet égard, que la comparaison effective des deux parfums à laquelle s'est livrée la Cour lui a permis de constater dès le premier effluve que le produit "Ostentation" commercialisé en second lieu est l'imitation pratiquement complète de "Trésor", l'odeur de ce dernier se révélant seulement un peu plus dense et "charpentée" ce qui ne constitue qu'une différence de détail ; que cette expérience renouvelée à plusieurs reprises et à divers moments de la journée a immédiatement généré la perception d'une sensation similaire ;

Considérant que la quasi identité des deux fragances est, par ailleurs, confirmée par les études chromatographiques réalisées au sein des laboratoires de la société L'Oréal faisant état après une analyse chimique comparative d'une excellente corrélation entre les deux parfums et concluant à une formulation simplifiée du parfum "Ostentation" par rapport à "Trésor" après avoir précisé que "Trésor" et "Ostentation" comprenaient respectivement 50 et 32 constituants dont 31 communs ;

Considérant que les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling discutent vainement ces documents dès lors que les analyses similaires auxquelles elles ont fait procéder indiquent une composition de 51 constituants dans "Trésor" et de 33 dans "Ostentation" dont 31 communs, même si elles font état de concentrations différentes ; que ces variations susceptibles d'être mises en exergue par des techniciens spécialistes n'entraînent qu'une dissemblance liée à des contraintes de coût sans être de nature à altérer fondamentalement la fragance des deux parfums perçus sensoriellement comme pratiquement semblables, voire interchangeables ;

Considérant que si le test effectué auprès d'un échantillon de deux cents consommatrices de 18 à 55 ans n'a pas été réalisé de manière contradictoire, il n'en demeure pas moins qu'il a été pratiqué par la société Dorset indépendante des parties et constitue un élément des débats sur lequel les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling ont pu fournir toutes leurs observations ; que ces dernières critiquent la méthodologie utilisée en se référant à des règles ou conseils contraires émanant prétendument de professionnels du secteur ; que cependant la réalité de tels usages qui repose uniquement sur leurs propres dires n'est pas démontrée ;

Considérant qu'il ressort de ce test exécuté dans des conditions sérieuses, que 83 % des personnes auprès desquelles il a été mis en œuvre trouvent les deux parfums proches contre 12 % qui l'estiment différents et 50.5 % les jugent comme très proches ou identiques contre 2 % qui les qualifient de très différents ou de totalement différents ;

Considérant que les résultats de cette enquête qui présente la valeur d'un sondage d'opinions démontrent que des confusions effectives sont survenues dans l'esprit d'un nombre non négligeable des personnes interrogées alors même qu'un simple risque de confusion chez un consommateur d'attention moyenne suffit à caractériser la concurrence déloyale par imitation quasi-servile d'un produit et corroborent de manière supplémentaire les autres comparaisons déjà énoncées et examinées ;

Considérant que ces agissements sont aussi constitutifs de concurrence parisitaire dans la mesure où les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling ont commercialisé un parfum comportant la reproduction de certains signes distinctifs du parfum "Trésor" consistant dans la couleur identique et la fragance très proche, ayant fait l'objet de la part de la société Lancôme d'investissements de recherche, d'élaboration et de mise sur le marché très importants et ce, à un prix très inférieur de celui du parfum imité;

Considérant que de telles pratiques qui sont destinées, en profitant de l'ensemble des coûts engagés par une société tiers, à inciter les consommatrices à substituer à l'achat du parfum original la copie acquise à un moindre prix, entraînent nécessairement un détournement de clientèle et un manque à gagner consécutif au détriment de la société Lancôme, sans que les sociétés appelantes puissent utilement prétendre ne pas être en situation de concurrence avec la société intimée alors que leurs activités relèvent toutes du même secteur économique de la parfumerie ;

Considérant que la société Lancôme subit également en raison des actes perpétrés à son encontre par les société Jeanne Arthes et France Feeling, un avilissement patent de sa marque et de son produit, la vente massive, à très bon marché, de copies du parfum "Trésor" ne pouvant qu'aboutir à une dépréciation certaine de ce dernier;

Considérant qu'au vu de l'ensemble de ces éléments des données du litige et de la notoriété dont a bénéficié le parfum "Trésor", le tribunal a exactement fixé le montant des dommages et intérêts à 500.000 francs ;

Considérant que les mesures d'interdiction et de publication ordonnées par les premiers juges qui apparaissent appropriées seront aussi confirmées ;

Considérant que les demandes en dommages et intérêts des appelantes non fondée au vu de l'issue du litige seront rejetées ;

Considérant que l'équité commande d'accorder une indemnité complémentaire de 13.000 francs à l'intimée en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Considérant que les sociétés Jeanne Arthes et France Feeling qui succombent en leur appel supporteront les dépens.

Par ces motifs : Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ; Rejette les demandes en dommages et intérêts des SA Jeanne Arthes et France Feeling ; Les Condamne in solidum à verser à la SNC Lancôme Parfums et Beauté & Cie une indemnité supplémentaire de 13.000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Les Condamne sous la même solidarité aux dépens d'appel qui seront recouvrés par la SCP Jullien Lecharny Rol, Avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.