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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 11 janvier 2001, n° 1999-10349

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Tullett France (Sté)

Défendeur :

Viel Eurovaleurs (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Main

Conseillers :

M. Faucher, Mme Riffault

Avoués :

Me Thevenier, SCP Baskal

Avocats :

Mes Neret, Laude.

T. com. Paris, 19e ch., du 11 févr. 1999

11 février 1999

LA COUR est saisie de l'appel formé par la société Tullett France contre un jugement contradictoire rendu le 11 février 1999 par le Tribunal de commerce de Paris qui, dans un litige portant sur l'embauche d'un salarié de la société Viel Eurovaleurs liés à cette dernière par une clause de non-concurrence,

-l'a condamnée à payer à la société Viel Eurovaleurs 200.000 F de dommages intérêts et l'a déboutée de toutes ses demandes,

-a débouté la société Viel Eurovaleurs de sa demande de publication de la décision,

-a dit n'y avoir lieu à exécution provisoire,

-l'a condamnée à payer à la société Viel Eurovaleurs 15.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

La société Tullett France, appelante, intimée incidente, expose qu'exerçant une activité d'intermédiation sur le marché financier français, complémentaire à celle de la société Tullett and Tokyo Paris SA négociateur courtier sur le Matif, elle a embauché le 17 mars 1997 Franck Scoccimaro en qualité d'opérateur au sein du service " Obligations du secteur public et privé " ; elle fait valoir que ce contrat mentionnait expressément que l'intéressé déclarait être libre de tout engagement et n'être lié par aucune clause de non-concurrence qui serait incompatible avec ce contrat de travail, et déclare qu'elle ignorait l'existence d'une telle clause dans le contrat de travail précédemment conclu entre Franck Scoccimaro et la société Viel Eurovaleurs, la preuve contraire n'étant pas rapportée; elle ajoute qu'elle ne se trouve pas en concurrence directe avec cette dernière, qui intervient seulement comme courtier sur un nombre limité de titres et de contreparties moyennant une commission fixe mensuelle, qu'il n'y a aucune manœuvre de débauchage, que les fonctions successivement exercées par Franck Scoccimaro ne sont pas identiques et soutient que les conditions d'application de la clause ne sont pas réunies.

Elle ajoute que Franck Scoccimaro a démissionné depuis de ses fonctions, que la société Viel Eurovaleurs ne justifie pas du préjudice qu'elle invoque, que Franck Scoccimaro a été condamné le 15 mars 1999 par le Conseil de Prud'hommes à payer 100.000 F de dommages intérêts à la société Viel Eurovaleurs et qu'en tout état de cause l'article 1229 alinéa 2 du Code civil prohibant en principe le cumul de la clause pénale et des dommages intérêts impose à la Cour de tenir compte des condamnations déjà prononcées à l'encontre du salarié par la juridiction prud'homale.

Elle demande à la Cour

-d'infirmer la décision entreprise et de débouter la société Viel Eurovaleurs de toutes ses demandes,

-subsidiairement, de dire que le montant des dommages intérêts mis à sa charge devra être limité au montant des condamnations prononcées le 15 mars 1999 par le Conseil des Prud'hommes à l'encontre de Franck Scoccimaro,

-de condamner la société Viel Eurovaleurs à lui payer 100.000 F de dommages intérêts pour procédure abusive, 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens.

La société Viel Eurovaleurs, intimée, appelante incidente, déclare qu'intervenant sur le marché obligataire national et international en qualité de courtier-prestataire de services d'investissements ou agent des marchés interbancaires, elle est issue du département " Valeurs du Trésor " de la société Viel et Cie apporté à compter du 1er janvier 1996 à l'une de ses filiales la société Degez devenue le 11 octobre 1996 Viel Eurovaleurs, et précise que Franck Scoccimaro initialement embauché par la société Viel et Cie le 15 octobre 1993 pour exercer les fonctions d'opérateur de trésorerie dans le département" Valeurs du Trésor ", est devenu son salarié.

Elle déclare que Franck Scoccimaro a quitté l'entreprise le 28 février 1997 après avoir brutalement présenté sa démission par lettre du 4 février 1997, et qu'elle a ultérieurement appris qu'il avait immédiatement rejoint la société Tullett France son concurrent direct, en violation de la clause de non-concurrence que ce salarié avait souscrite.

Elle fait valoir que cette clause de non-concurrence est usuelle et répond incontestablement à un intérêt légitime, la société Tullett France ne pouvant soutenir ne pas en avoir eu connaissance, alors qu'elle-même y a recours dans les contrats conclus avec ses propres salariés et qu'il lui appartenait de se renseigner notamment en exigeant la production du contrat de travail conclu entre elle-même et Franck Scoccimaro ; elle ajoute que l'action en concurrence déloyale engagée contre l'employeur, de nature délictuelle, peut se cumuler avec l'action engagée contre le salarié, de nature contractuelle puisqu'elles tendent à la réparation de préjudices différents.

Elle demande à la Cour

-de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a retenu la responsabilité délictuelle de la société Tullett France, et faisant droit à son appel incident,

-de condamner la société Tullett France à lui payer 1.000.000 F de dommages intérêts,

-d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans trois quotidiens nationaux au choix de l'intimée et aux frais de l'appelante,

-de débouter la société Tullett France de toutes ses demandes, et de la condamner à lui payer 30.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Considérant que Franck Scoccimaro a été embauché le 15 octobre 1993 par la société Viel et Cie en qualité d'opérateur de trésorerie et affecté au département" Valeurs du Trésor" de cette société ; que ce département ayant été apporté le 1er janvier 1996 à la société DEGEZ devenue Viel Eurovaleurs le 11 octobre 1996, Franck Scoccimaro est devenu le salarié de cette dernière ; qu'après avoir présenté sa démission par lettre du 4 février 1997, Franck Scoccimaro a quitté la société Viel Eurovaleurs le 28 février 1997 pour être aussitôt embauché par la société Tullett France;

Considérant que le contrat de travail conclu le 15 octobre 1993 entre Franck Scoccimaro et la société Viel et Cie prévoit qu' "en cas de rupture du présent contrat - pour quelque cause que ce soit, Monsieur Franck Scoccimaro s 'interdit en raison de la formation et des connaissances acquises au sein de l'entreprise indispensables à l'exercice de ses fonctions, ainsi que des moyens techniques et financiers mis en œuvre, et des relations commerciales entretenues avec une clientèle intégralement mise à sa disposition par la société Viel, et Cie, d 'exercer en sa qualité d'opérateur toute fonction similaire chez un agent des marchés interbancaires, une société de bourse ou tout autre intermédiaire financier. Cette clause, applicable pendant la période d'essai, destinée à prévenir le préjudice moral et financier que subira la société, est limitée à une durée de un an à compter de la date de fin effective de sa collaboration et, géographiquement, à Paris, la CEE ainsi qu 'à la Suisse"

Que ces dispositions sont assorties d'une clause pénale aux termes de laquelle, "en cas de violation par Monsieur Scoccimaro de l'une des quelconques obligations ci-dessus définies, il sera tenu de (...) régler, à première demande, une somme égale à douze fois la moyenne mensuelle de ses trois plus importantes rémunérations brutes perçues au cours des douze derniers mois précédant la fin effective de sa collaboration, à titre de dommages intérêts forfaitaires" ;

Considérant que la société Viel Eurovaleurs soutient que la société Tullett France ne pouvait ignorer la clause de non-concurrence souscrite par son ancien salarié et qu'elle a engagé sa responsabilité délictuelle en procédant à cette embauche; que la société Tullett France rétorque que les conditions d'application de cette clause ne sont pas réunies et affirme qu'elle n' en avait pas connaissance ;

Considérant toutefois qu'il n'est pas contestable que la société Viel Eurovaleurs, agent des marchés interbancaires spécialisée dans les valeurs du Trésor, et la société Tullett France, prestataire de services d'investissements portant notamment sur ces valeurs, exercent une activité d'intermédiation concurrente sur les marchés d'instruments financiers ; que Franck Scoccimaro a été embauché par l'appelante pour exercer une fonction similaire à celle qu'il occupait chez son précédent employeur, comme le confirment l'extrait de l'annuaire des salles de marché dont copie est versée aux débats où il est mentionné comme salarié de la société Tullett France dans le secteur " OAT et secteur public ", ainsi que les clauses du contrat de travail signé par l'intéressé le 4 avril 1997, selon lesquelles il est engagé en qualité d'attaché de direction, au poste d'opérateur au sein du service "Obligations du secteur public et privé " à compter du 17 mars 1997 ;

Considérant que la société Tullett France ne peut sérieusement soutenir avoir ignoré l'existence de la clause de non-concurrence litigieuse, alors que cette clause est usuelle dans ce secteur professionnel et qu'elle-même a imposé une clause similaire dans le contrat qu'elle a fait signer le 4 avril 1997 à Franck Scoccimaro ainsi que dans ceux qu'elle a conclus avec deux autres salariés de la société Viel Eurovaleurs ; que l'appelante a engagé sa responsabilité délictuelle en s'abstenant de procéder à une quelconque vérification, peu important le fait que l'existence de cette clause de non-concurrence ne soit pas mentionnée sur le certificat de travail établi par la société Viel Eurovaleurs à la demande de son salarié ; qu'il y a lieu de constater la validité de cette clause, limitée dans le temps et dans l'espace ;

Considérant, en ce qui concerne la demande de dommages intérêts formée par la société Viel Eurovaleurs, que l'action en responsabilité délictuelle engagée par cette dernière ne peut se confondre avec celle qu'elle a introduite sur un fondement contractuel contre son ancien salarié devant le Conseil de Prud'hommes, ces deux actions tendant à la réparation de préjudices distincts ;

Considérant que la société Viel Eurovaleurs, qui chiffre son préjudice à 1.000.000 F, n'en justifie pas, la chute de plus de 2.000.000 F du chiffre d'affaires réalisé par le département auquel était affecté son salarié ayant pu avoir des causes multiples, et l'évaluation du chiffre d'affaires réalisé par Franck Scoccimaro dans son nouvel emploi à partir de ses rémunérations ne constituant pas une référence suffisante ; que c'est par de justes motifs que la Cour adopte, que les premiers Juges ont fixé à 200.000 F les dommages intérêts dus par la société Tullett France en réparation du préjudice causé à la société Viel Eurovaleurs ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu d'ordonner la mesure de publication demandée par la société Viel Eurovaleurs;

Considérant qu'il convient de confirmer la décision entreprise, en toutes ses dispositions ;

Qu'il est équitable que la société Viel Eurovaleurs soit indemnisée des frais irrépétibles qu'elle a exposés en appel

Par ces motifs, Confirme la décision entreprise, en toutes ses dispositions, y ajoutant, Déboute la société Tullett France de toutes ses demandes, Déboute la société Viel Eurovaleurs de ses demandes plus amples ou contraires, Condamne la société Tullett France à payer à la société Viel Eurovaleurs 15.000 F pour ses frais irrépétibles d'appel, La condamne aux dépens d'appel, Admet la SCP Annie BASKAL, avoué, à bénéficier des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.