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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 26 novembre 1999, n° 1999-11656

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Durol (SA)

Défendeur :

Exploitation Tarrerias-Bonjean (SA), Ateliers Thiernois de Coutellerie (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval

Conseillers :

Mmes Mandel, Regniez

Avoués :

SCP Teytaud, SCP Roblin-Chaix De Lavarene

Avocats :

Mes Greffe, Andersen.

T. com. Paris, 15e ch., du 7 mai 1999

7 mai 1999

La société l'Exploitation Tarrerias-Bonjean (ci-après Tarrerias) fabrique des articles de coutellerie, dont elle confie la commercialisation à la société Ateliers Thiernois de Coutellerie (ci-après ATC).

Tarrerias a déposé à l'Institut National de la Propriété Industrielle le 18 février 1997, un modèle de couteau " non fermant " enregistré sous le n° 97 1081 de type Laguiole et le 1er avril 1997 un modèle de couteau " fermant " enregistré sous le n° 97.2013.

Relevant qu'étaient offerts en vente des couteaux qui auraient reproduit les caractéristiques du modèle, Tarrerias a fait assigner devant le Tribunal de commerce de Paris la société Durol, par acte du 29 avril 1998, sur le fondement de la contrefaçon et de la concurrence déloyale pour obtenir notamment paiement de dommages et intérêts.

Durol avait conclu au rejet des demandes en invoquant l'absence de nouveauté du modèle déposé et l'inexistence d'un comportement fautif, les couteaux Laguiole étant commercialisés de longue date et le couteau opposé ne présentant aucun caractère protégeable.

Le tribunal, par jugement du 7 mai 1999 a:

- dit que " les modèles " revendiqués par Tarrerias et ATC étaient valables,

- dit que Durol s'était rendue coupable de concurrence déloyale à l'égard des sociétés Tarrerias et ATC,

- fait interdiction à Durol de poursuivre la commercialisation des produits litigieux, sous astreinte de 1 000 francs par infraction constatée à compter du dixième jour qui suivra la signification du jugement, se réservant la liquidation de l'astreinte,

- dit que les produits litigieux devront, en quelque lieu qu'ils soient retrouvés, être remis entre les mains de Tarrerias et de ATC,

- condamné Durol à payer à Tarrerias et à ATC les sommes de 100 000 francs à titre de dommages et intérêts et de 50 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, à charge par elles de se répartir ces sommes dans les proportions qu'elles détermineront,

- ordonné l'exécution provisoire sauf sur l'article 700 du NCPC, précisant qu'en cas d'appel Tarrerias et ATC devront fournir caution,

- rejeté toute autre demande.

Durol a interjeté appel de ce jugement et a obtenu l'autorisation d'assigner à jour fixe ses adversaires.

Par l'acte délivré le 2 septembre 1999, Durol poursuit la réformation du jugement et sollicite de la Cour

- que soit prononcée la nullité des dépôts des 18 février 1997 (97 1081) et 1er avril 1997 (97.2013),

- qu'il soit dit qu'il n'existe aucun acte de concurrence déloyale distinct de ceux prétendus de contrefaçon,

- qu'il soit dit que le dépôt d'un modèle du domaine public constitue par la tentative de son appropriation des faits de concurrence déloyale,

- que soient condamnées " conjointement et solidairement " Tarrerias et ATC à lui payer la somme de 200 000 francs à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ainsi que celle de 50 000 francs en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Les intimées concluent à la confirmation du jugement en son principe mais le précisant, demandent:

- de dire que la société Durol s'est rendue coupable de contrefaçon du modèle n° 97 1081, propriété de Tarrerias et d'actes de concurrence déloyale à l'égard de Tarrerias et d'ATC,

- de confirmer, en conséquence, l'interdiction qui lui a été faite de poursuivre, sous astreinte, toute commercialisation et tous actes liés à la commercialisation du modèle de couverts litigieux,

- d'ordonner à la société Durol de leur fournir en vue de sa destruction l'ensemble du stock disponible des couverts contrefaisants, dans un délai de quinze jours à compter de la signification de l'arrêt, sous astreinte de 10 000 francs par jour de retard.

Elles en poursuivent la réformation sur les mesures de publication et sur le montant des dommages intérêts. A ce titre, elles demandent à la cour

- de dire qu'elles pourront faire publier l'arrêt in extenso ou par extraits dans quatre revues, journaux ou périodiques de leur choix aux frais avancés de DUROL à hauteur de 30 000 francs par publication,

- de condamner DUROL à leur payer la somme de 1 000 000 francs à titre de dommages-intérêts à titre provisionnel et de désigner un expert afm de rechercher la réalité et l'étendue du préjudice commercial.

Elles réclament en outre paiement de la somme de 30 000 francs par application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

Sur ce, la Cour:

Considérant que Tarrerias invoquant en appel au titre de la contrefaçon, le modèle déposé à l'INPI sous le n° 971081, seul ce modèle sera analysé, le dépôt du 1er avril 1997 (visé dans les écritures de Durol) n'étant pas oppose dans cette procédure ;

Sur le modèle n° 97 1081

Considérant que, selon Tarrerias Bonjean qui ne nie pas s'être inspirée du couteau Laguiole, le couteau " non fermant " qu'elle a déposé est néanmoins protégeable en ce qu'elle lui a donné une forme et un aspect nouveau notamment par un choix de matière et d'ornementations qu'elle a " repensées "

Qu'elle fait valoir en effet:

- qu'elle a employé un matériau extérieur unique (métal argenté) qui tranche avec l'aspect traditionnel du laguiole présentant un manche bicolore (corne ou bois) en opposition avec une mitre et un culot en métal,

- que sur le manche n'existe qu'un seul rivet central au lieu des deux ou trois habituels,

- que chaque extrémité du manche est soulignée par la décoration d'un double filet et est ponctuée d'un rivet,

- qu'ainsi n'existent que trois rivets sur le manche, au lieu des cinq habituels,

- que la lame est crantée

Considérant que Durol soutient, au contraire, que ce modèle serait dénué de toute nouveauté, la forme étant celle des couteaux préexistant bien connus et qu'il n'en diffère que par l'absence de contraste de couleur entre le manche et la lame et par le moins grand nombre de rivets, ces modifications minimes d'un objet du domaine public ne pouvant conférer au modèle déposé " l'effort créatif " nécessaire ;

Considérant cela exposé que pour bénéficier de la protection des dessins et modèles, un objet industriel doit, en application de l'article L. 511-3 du CPI, se distinguer " des objets similaires, soit par une configuration distincte et reconnaissable qui lui confère un caractère de nouveauté, soit par un ou plusieurs effets extérieurs lui donnant une physionomie propre et nouvelle " ;

Considérant que les antériorités mises aux débats par Durol ne révèlent aucun couteau de type non fermant en tous points similaire à celui déposé ;

Considérant toutefois qu'il est admis par les parties que la forme générale du couteau Laguiole avec son manche légèrement incurvé est dans le domaine public et est à ce titre non susceptible d'appropriation ; qu'il est par ailleurs constant que la décoration des extrémités du manche par deux filets parallèles est une décoration habituelle des couteaux Laguiole (notamment catalogue Durol de 1996);

Qu'en outre, le seul fait de réaliser un objet de forme connue dans une nouvelle matière ne constitue pas une création, le choix de la matière ou d'une couleur par le fabricant ne modifiant pas la configuration de l'objet ; qu'il convient de relever sur ce point que le modèle tel que déposé ne révèle d'ailleurs pas l'unité de couleur due à l'usage du métal pour le manche et la lame ;

Que les différences qui existent entre le modèle déposé et les antériorités de couteaux Laguiole " non fermants " tiennent au nombre de rivets (trois au lieu de cinq) et à la lame qui présente un aspect cranté ; que ces deux seuls éléments, dont l'un (tenant à la lame crantée) a un caractère fonctionnel et l'autre (les trois rivets) avait déjà été appliqué sur des couteaux Laguiole " fermants " (recueil reproduisant un " laguiole du début du siècle, modèle sans mitre avec trois rivets) et " non fermants " (catalogue SCIP daté de décembre 1996) ne confèrent pas à l'objet une physionomie propre et nouvelle;

Que par réformation du jugement, il sera fait droit à la demande en nullité du dépôt;

Sur la concurrence déloyale

Considérant que Durol, d'une part, estime non fondés les griefs de concurrence déloyale invoqués par ses adversaires, d'autre part, relève que le tribunal l'a à tort condamnée pour concurrence déloyale alors qu'il n'a même pas examiné les griefs qui étaient invoqués par ses adversaires, et en retenant des motifs contradictoires ; qu'elle soutient en effet que le tribunal n'a pas statué sur la contrefaçon et a néanmoins retenu sa responsabilité au motif que " bien que l'originalité des caractéristiques revendiquées par les demanderesses n 'apparaissent qu 'assez limitée, il n 'en reste pas moins que le fait pour les produits de la société Durol de reproduire très exactement ces caractéristiques spécifiques (et apparemment uniques) ne peut être considéré que comme la manifestation d'un comportement parasitaire et donc fautif de leur part ";

Considérant que les intimées soutiennent au contraire que Durol a commis des actes de concurrence déloyale qui se manifestent par les faits suivants

- le couteau commercialisé par leur adversaire constitue le surmoulage du leur, y compris dans la lame qui est dotée d'une épaisseur, d'une micro-denture et d'une inscription identiques au couteau qu'elles ont commercialisé en premier,

- les couteaux étaient présentés dans un coffret de couleur rouge en portant la mention " les véritables Laguioles " soit sous une inscription identique à la leur, avec la faute d'orthographe identique du -s final à Laguiole,

- leur adversaire se serait présentée auprès de clients (notamment auprès de Carrefour) en proposant comme étant un de ses modèles de référence le leur, pour obtenir des commandes, et engager alors seulement la fabrication,

- dans les catalogues contenant les produits Durol, il était fait mention d'un descriptif de nature mensongère, sous forme de " certificat d'authenticité " sur lequel est portée l'inscription " entièrement en inox massif " alors que ce ne serait pas le cas, les manches des couverts étant en réalité constitués de deux coques inoxydables assemblées sur une coque plastique ;

Qu'ainsi, selon les intimées, ces agissements auraient permis à leur adversaire de faire l'économie d'une étude de marché, de frais de conception ainsi que du risque commercial inhérent au lancement de tout nouveau produit ;

Considérant que, contrairement à ce que prétendent les intimés, il convient de relever qu'il résulte des produits présentés en original à la cour que le couteau Durol n'est pas un surmoulage du leur; que les couteaux diffèrent notamment par une dimension de lame plus courte et légèrement plus étroite chez Durol par rapport à celle de Tarrerias, et par une différence dans les crans de la lame principalement dans la partie la plus proche du manche que par ailleurs, des couteaux Laguiole antérieurs présentaient déjà trois rivets au lieu de cinq ; que la reprise de cette particularité ne peut être tenue pour fautive pas plus que ne l'est la présence sur la lame de la mention définissant la qualité de l'acier;

Considérant qu'en outre, il est établi qu'un grand nombre de fabricants de couteaux utilise la couleur rouge pour présenter leurs produits et que Durol avait employé antérieurement, notamment dans un catalogue de noël 1994, l'expression " les laguioles " pour désigner ses couteaux;

Considérant que le grief de publicité mensongère est dénué de pertinence alors qu'il est clairement indiqué dans le certificat d'authenticité incriminé " manche polypropylène ", couteaux acier ZAOC 13" ;

Considérant enfin que les intimées ne rapportent pas la preuve que Durol aurait démarché une clientèle commune en lui proposant le couteau de son concurrent afin d'obtenir des commandes ; que le seul document versé aux débats par les intimées consiste dans une lettre envoyée par les intimées elles-mêmes à Carrefour, le 23 décembre 1997, faisant état d'une offre de prix concurrente qui aurait été remise à ce client " au mois de juillet 97. sur la base de nos échantillons transmis le 2 juillet " ; que cette lettre qui émane des intimées ne peut à elle seule établir la réalité des faits allégués ;

Considérant dans ces conditions qu'il n'est pas démontré que Durol aurait commis des actes contraires aux usages loyaux du commerce, et cherché à tirer profit d'efforts réalisés par les intimés ; que le jugement sera réformé du chef de la concurrence déloyale ;

Considérant que Durol soutient que le dépôt du modèle dont elle a obtenu la nullité aurait constitué un acte de concurrence déloyale en ce qu'il aurait pour but d'empêcher les concurrents d'exercer librement leur commerce ;

Mais considérant que cette argumentation ne saurait être suivie alors que rien ne démontre l'existence d'un comportement fautif de Tarrerias lors du dépôt; que la demande de dommages intérêts sera rejetée ;

Considérant que l'équité commande d'allouer à Durol la somme de 10 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;

Par ces motifs : Réforme le jugement ; Statuant à nouveau; Dit mal fondées les sociétés Tarrerias-Bonjean et ATC en leurs demandes en contrefaçon et en concurrence déloyale ; Prononce la nullité du modèle n° 97 1081 déposé le 18 février 1997 ; Dit que le présent arrêt sera transmis à l'INPI aux fins d' inscription au registre des dessins et modèles ; Condamne in solidum les sociétés Exploitation Tarrerias-Bonjean et Ateliers Thiernois de Coutellerie à verser à la société Durol la somme de 10 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Rejette toute autre demande ; Condamne in solidum les sociétés Exploitation Tarrerias-Bonjean et Ateliers Thiernois de Coutellerie aux dépens de première instance et d'appel; Admet la SCP Teytaud, avoué, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.