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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 19 novembre 1999, n° 1997-17830

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Sebagh

Défendeur :

Stéphane Kelian (SA), Michel Perry (SA), Rautureau Apple Shoes (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval

Conseillers :

Mmes Mandel, Regniez

Avoués :

SCP Regnier-Bequet, SCP Annie Baskal, SCP Bernabe-Ricard-Chardin-Cheviller, Me Moreau

Avocats :

Mes Guerlain, Turczynski, Fajgenbaum, Musimovici.

T. com. Paris, du 6 juin 1997

6 juin 1997

La cour statue sur l'appel interjeté par M. Sebagh d'un jugement en date du 6 juin 1997 rendu par le Tribunal de commerce de Paris dans un litige l'opposant aux sociétés Stéphane Kelian, Michel Perry et Ratureau Appel Shoes SA.

Référence étant faite au jugement entrepris pour l'exposé des faits, de la procédure et des moyens antérieurs des parties, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants.

M. Sebagh qui exploite un commerce de vente de chaussures sous l'enseigne Shoe Bizz a ouvert le 21 avril 1994 un stand aux Galeries Lafayette, boulevard Haussmann à Paris, en suite d'un contrat à durée indéterminée conclu avec cet établissement.

Les Galeries Lafayette ont dénoncé ce contrat le 11 avril 1995 à effet au 29 juillet 1995. L'ouverture du stand a été prorogée jusqu'au 30 septembre 1995.

M. Sebagh a contesté les conditions de la rupture et a intenté une procédure judiciaire contre son contractant.

Ayant pris connaissance, au cours de cette procédure, de diverses lettres envoyées par des sociétés concurrentes bénéficiant également de stands dans ce grand magasin qui auraient contenu des propos désobligeants à son encontre, et qui auraient, selon lui, joué un rôle dans son éviction, M. Sebagh a fait assigner devant le tribunal de commerce de Paris les auteurs de ces lettres, les sociétés Stéphane Kelian, Rautureau et Michel Perry, sur le fondement de la concurrence déloyale, pour obtenir paiement de la somme de 2 000 000 F à titre de dommages et intérêts, la publication de la décision ainsi que paiement de la somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Ses adversaires avaient notamment demandé que M. Sebagh verse aux débats l'ensemble des documents communiqués dans le cadre de l'instance qui l'opposait aux Galeries Lafayette, et chacune d'elles, estimant n'avoir eu aucun comportement fautif, avait conclu au rejet des demandes formées par M. Sebagh et sollicité l'allocation d'une indemnité sur le fondement de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ainsi que des dommages et intérêts pour procédure abusive.

Par le jugement déféré, le tribunal a dit mal fondé M. Sebagh en toutes ses demandes et a dit n'y avoir lieu de prononcer à son égard les mesures d'injonction sollicitées par les défenderesses.

Appelant, M. Sebagh poursuivant la réformation du jugement, demande à la Cour de :

- dire que ses adversaires se sont rendues coupables d'actes de concurrence déloyale lui causant un préjudice matériel et moral,

- les condamner in solidum à lui payer la somme de 2 000 000 F à titre de dommages et intérêts,

- ordonner la publication de l'arrêt, aux frais de ses adversaires, dans cinq journaux ou périodiques de son choix, le coût de chaque insertion ne dépassant pas la somme de 30 000 F,

- rejeter les demandes de ses adversaires,

- les condamner à lui payer la somme de 50 000 F par application de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Les intimées concluent à la confirmation du jugement en ce qu'il a débouté M. Sebagh. Y joutant, les sociétés Stéphane Kelian et Rautureau demandent la condamnation de M. Sebagh pour procédure abusive au paiement pour chacune d'elles de la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts.

Les trois sociétés intimées demandent en outre l'allocation d'une indemnité au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Au cours de la procédure d'appel, par un arrêt du 16 janvier 1998, M. Sebagh a été débouté des demandes formées à l'encontre des Galeries Lafayette.

Sur ce, La Cour :

Considérant que M. Sebagh soutient que les lettres en date du 26 avril 1994 de Stéphane Kelian, du 3 février 1995 de Michel Perry, du 31 mars 1995 de Rautureau, contiennent des propos qui dépassent, contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, les pratiques habituelles entre concurrents ; qu'en effet, selon lui, ces lettres comportent notamment :

- des affirmations mensongères en ce qu'il a été qualifié de contrefacteur,

- " des allégations fausses et délibérément fallacieuses relatives à ses qualités, méthodes de travail, prix et produits ",

- des termes constitutifs d'une pression exercée sur les Galeries Lafayette, véritable appel arbitraire au boycott totalement illicite en sa forme et excédant très largement la mesure qu'impose une information prudente et avisée, tous ces propos étant tenus dans le seul but de lui nuire " ;

Qu'il ajoute que ces lettres sont bien publiques dans la mesure où elles ont été envoyées aux Galeries Lafayette et qu'elles manifestent, en outre, une action concertée des trois sociétés en cause pour l'éliminer, ce qui justifie que ces sociétés soient condamnées in solidum à réparer le préjudice qu'il a subi ;

Considérant que les intimées reprennent l'argumentation déjà soutenue devant les premiers juges selon laquelle leurs lettres ne contiendraient que des critiques modérées, qu'elles n'ont pas été portées à la connaissance du public, et qu'à tout le moins, il n'existe aucun préjudice, la rupture du contrat par les Galeries Lafayette n'ayant aucun lien avec le contenu de ces lettres ; qu'au surplus, elle relèvent qu'aucune condamnation solidaire ne pourrait être prononcée à leur encontre, en l'absence d'action concertée entre elles, chacune des sociétés étant responsable des propos contenus dans leur lettre respective, envoyée d'ailleurs aux Galeries Lafayette à des dates très différentes ;

Considérant, cela étant exposé, que l'argumentation des intimées (Michel Perry et Rautureau) selon laquelle la lettre envoyée par elles aux Galeries Lafayette ne serait pas publique dans la mesure où elle n'aurait pas été destinée à être diffusée mais n'était qu'un courrier par lequel elles informaient leur cocontractant de leurs difficultés en raison de l'installation d'un concurrent, sont dénuées de pertinence dans la mesure où le destinataire de ces lettres était un tiers qui avait signé un contrat avec leur adversaire ; qu'un comportement déloyal par dénigrement ne présuppose pas une diffusion auprès d'un large public, qu'il suffit qu'il y ait eu diffusion d'informations dénigrantes auprès d'un tiers;

Considérant que, sur l'existence de propos diffamatoires, il convient de procéder à une analyse de chacune des lettres invoquées ;

Sur la lettre de Stéphane Kelian du 26 avril 1994

Considérant que selon l'appelant, cette société a eu un comportement fautif à son égard en tenant les propos suivants : " L'espace chaussures des Galeries Lafayette dans lequel nous avons le privilège d'être présents avec nos marques... est probablement le plus remarquable " magasin " de chaussures de France.

On y trouve en effet une sélection des meilleurs marques françaises, toutes développées par des industriels honnêtes et estimés par leurs pairs.

Je suis attristée d'apprendre que vous venez d'accueillir une nouvelle maison dont la réputation dans le domaine de la contrefaçon est fort différente de celle de vos autres locataires.

Je crains que cette cohabitation soit difficile à assumer et qu'elle compromette rapidement la cohérence et l'efficacité de votre espace chaussure ".

Considérant que Stéphane Kelian soutient, au contraire, n'avoir commis aucune faute ; qu'en effet, selon elle, cette lettre envoyée aux Galeries Lafayette ne vise ni le nom de M. Sebagh, ni celui de son enseigne, qu'elle est rédigée en des termes particulièrement choisis puisqu'il n'est fait état que de ses craintes sans pour autant " former le moindre ultimatum " vis à vis des Galeries Lafayette, que cette dernière, professionnelle avisée, n'a pas décidé de mettre un terme aux relations commerciales avec M. Sebagh sur ce seul courrier, qu'il s'est passé d'ailleurs une année entre l'envoi de cette lettre et la lettre de résiliation ; qu'elle fait en outre observer que ses craintes se sont révélées exactes puisque par un jugement du tribunal de commerce de Paris du 20 novembre 1998 (frappé d'appel), M. Sebagh a été condamné pour contrefaçon ;

Considérant cela étant exposé que bien que le nom de M. Sebagh n'ait pas été cité dans ce document, le concurrent visé dans la lettre était immédiatement identifiable par son destinataire puisque sur le stand chaussures des Galeries Lafayette aucune société autre que celle de l'appelante ne venait de s'installer ; qu'en outre, par cette lettre, Stéphane Kelian n'émettait pas seulement des craintes mais portait un jugement sur l'honnêteté de la société qui venait de s'implanter en indiquant que sa " réputation dans le domaine de la contrefaçon est fort différente de celle de vos autres locataires " ; que l'emploi de ce terme " contrefaçon ", à l'égard d'un concurrent alors que M. Sebagh n'avait été l'objet, à cette date, d'aucune poursuite ou condamnation sur ce fondement excède les limites de la liberté dont tout commerçant peut user pour critiquer les méthodes commerciales d'un tiers; que cette lettre constitue une manquement fautif à la loyauté du commerce;

Sur la lettre de Michel Perry en date du 3 février 1995

Considérant que M. Sebagh reproche à cette société d'avoir envoyé aux Galeries Lafayette une lettre contenant les mentions suivantes :

" je tiens à vous faire part de mon mécontentement concernant l'installation du stand Shoe Bizz au sein des Galeries Lafayette.

Vous n'êtes pas sans savoir que cette marque copie tous les créateurs, entre autre nos produits et les vend trois fois plus chers.

Je souhaite avoir une réponse quant à votre décision par rapport à ce stand qui nuit à l'ensemble des créateurs présents dans ce rayon et à votre politique d'image de marque " ;

Considérant que s'il ne peut être fait grief à Michel Perry de signaler à son cocontractant qu'une des sociétés du stand chaussures, par son comportement, était susceptible de nuire à l'ensemble des sociétés installées sur ce stand, la désignation de la société Shoe Bizz comme " copiant tous les créateurs et vendant à des prix bien inférieurs ", sans que cela soit étayé par des faits précis et vérifiables dépasse également les limites de la critique que peut faire un commerçant à l'égard d'un concurrent ;

Sur la lettre de la société Rautureau du 31 mars 1995 :

Considérant que l'appelant relève que par les mentions ci-dessous reproduites, Rautureau a également eu un comportement fautif en procédant à des actes de dénigrement :

" Depuis deux saisons, malheureusement, au sein du rayon chaussures, les créateurs français de renommée internationale se voient infliger la présence d'un voisin dont l'objectif unique est de réaliser du chiffre avec des copies.

L'intérêt d'être présent dans votre magasin résidait uniquement dans le fait d'une cohérence dans le choix des marques avec lesquelles vous aviez souhaité travailler, leur non concurrence liée au style différent travaillé par chacune d'elles et le respect confraternel établi entre ces différents créateurs.

Shoe Bizz bouleverse cette tendance.

Aucun modèle original n'est présenté sur le stand.

Les modèles exposés ne sont que des brouillons de réalisation originale des marques créatives proposées à des prix défiant toute concurrence.

Nous ne pouvons accepter plus longtemps d'être nargués par une marque qui pille outrageusement nos collections et qui, par des procédés de fabrication délocalisées propose nos produits à des prix qui sont sans comparaison avec les nôtres.

Leur présence quotidienne au sein de ce laboratoire de la mode est pour eux une opportunité sans pareil leur permettant de connaître en temps réel les best-sellers pour ensuite plus rapidement les copier " ;

Considérant que ces propos dépassent également le droit de critique du commerçant à l'égard d'un concurrent qu'il n'est pas admissible de qualifier (qui plus est sans viser de faits précis ou de décisions judiciaires) de " copieur habituel des marques renommées " auprès d'un important partenaire ;

Qu'en agissant de cette sorte, Rautureau a, comme les autres sociétés ci-dessus mentionnées, commis des agissements fautifs constitutifs de concurrence déloyale ; que le jugement sera donc réformé ;

Sur les mesures réparatrices

Considérant que l'appelant soutient avoir subi un préjudice très important du fait de ces affirmations mensongères ; qu'il fait essentiellement valoir que :

- la perte du stand sur le rayon chaussures des Galeries Lafayette a arrêté le développement prometteur de son entreprise et a tenir sa réputation auprès de ses clients, de ses clients potentiels et de ses fournisseurs,

- en mettant en cause son honnêteté, ses méthodes commerciales, ses produits et son entreprise les sociétés intimées lui ont causé un préjudice considérable,

- elles sont responsables in solidum de son entier préjudice, ces sociétés s'étant en réalité concertées pour l'éliminer du stand de chaussures des Galeries Lafayette ;

Considérant que les intimées soutiennent, d'une part, qu'il n'existe aucune action concertée, d'autre part qu'il n'existe aucun préjudice ; qu'elles affirment que les lettres n'ont eu aucune incidence sur la résiliation du contrat conclu entre leur adversaire et les Galeries Lafayette et que d'ailleurs leur adversaire a été débouté de l'action diligentée contre cette société par arrêt de la Cour d'appel de Paris en date du 16 janvier 1998 ;

Considérant que, comme le relèvent à juste titre les intimées, :

- l'existence d'une action concertée entre elles n'est nullement établie, ce d'autant plus que les lettres en cause n'ont pas été envoyées dans des temps proches qui auraient pu permettre de conclure à l'existence d'une connivence entre les parties,

- par ailleurs, elle ne peuvent être tenues pour responsables de l'éviction de M. Sebagh du stand de chaussures dès lors que par arrêt de la Cour d'appel de Paris du 16 janvier 1998 rendu dans le litige l'opposant aux Galeries Lafayette, celui-ci a été débouté de ses demandes pour résiliation abusive ;

Qu'il s'ensuit que les intimées ne sauraient être tenues de réparer un préjudice lié à la perte du stand qui n'est que la conséquence de la résiliation du contrat conclu avec les Galeries Lafayette ;

Considérant toutefois que par les propos malveillants sur l'honnêteté de M. Sebagh contenus dans les lettres ci-dessus mentionnées, il est certain que les intimées ont fautivement causé à ce dernier un préjudice dont elle lui doivent respectivement réparation ; que compte tenu de l'ensemble des circonstances de la cause la cour estime qu'une somme de 50 000 F à titre de dommages-intérêts réparera exactement le préjudice subi par M. Sebagh du fait de chacune de ses adversaires ;

Considérant que les mesures de publication sollicitées ne sont pas nécessaires, dès lors que ces lettres n'ont pas été diffusées en dehors des Galeries Lafayette ;

Considérant que les demandes formées à titre reconventionnel par les intimées pour procédure abusive seront rejetées dès lors que la demande de M. Sebagh a été pour partie déclarée bien fondée ;

Considérant que l'équité commande d'allouer à l'appelant la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile, soit la somme de 10 000 F par chacune des sociétés intimées ;

Par ces motifs : Réforme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau ; Condamne les sociétés Stéphane Kelian, Michel Perry et Rautureau Appel Shoes à payer, chacune, à M. Sebagh la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale ainsi que celle de 10 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile ; Rejette toute autre demande ; Condamne in solidum les sociétés susvisées aux entiers dépens qui seront recouvrés, par la SCP Regnier Bequet, avoué, selon les dispositions de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.