CA Paris, 25e ch. B, 3 septembre 1999, n° 1997-13841
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Carrefour France (SAS)
Défendeur :
The Timberland Company (Sté), Timberland (SAS), Zvitex (SARL), US Products (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Main
Conseillers :
Mmes Radenne, Collot
Avoués :
SCP Monin, SCP Bommart-Forster, SCP Teytaud
Avocats :
Mes Lenoir, Lévy, Cohen.
LA COUR statue sur l'appel formé par la société Carrefour France contre le jugement réputé contradictoire rendu le 30 avril 1997 par le Tribunal de commerce d'Evry, qui a :
- interdit à la société Carrefour France l'exposition et la vente de chaussures " Timberland ", sous astreinte de 5 000 F par infraction constatée à compter de la signification du jugement,
- condamné ladite société à payer à la société Timberland Company et à la société Timberland SAS 200 000 F chacune à titre de dommages-intérêts,
- ordonné la publication de la décision dans cinq revues ou journaux au choix des sociétés Timberland et aux frais de la société Carrefour, dans la limite d'un coût global de 60 000 F HT,
- ordonné l'exécution provisoire,
- condamné la société Carrefour à payer à chacune des sociétés Timberland 15 000 F HT au titre de l'article 700 du NCPC,
- donné à la société Carrefour de ce qu'elle se réserve le droit d'appeler en garantie la société Zvitex pour les condamnation prononcées à son encontre du fait de la commercialisation des marchandises litigieuses,
- donné acte à la société Zvitex de ce qu'elle se réservait le droit d'appeler en garantie la société US Products pour les condamnations qui pourraient être prononcées contre elle,
- débouté les parties de toute demande autre ou contraire,
- condamné la société Carrefour aux dépens.
Les faits de la cause et la procédure peuvent être résumés ainsi qu'il suit.
La société Carrefour France a, en mai 1996, publié et diffusé un catalogue publicitaire proposant des articles à des prix promotionnels disponibles du mercredi 29 mai au samedi 8 juin 1996 dans les magasins Carrefour d'Antibes, de Nice TNC et de Nice Lingostière. Parmi ces articles figuraient des chaussures (homme détente ", dessus cuir pleine fleur, marron foncé ou clair, tailles 40 au 45 " de marque Timberland, l'offre étant illustrée par la photographie d'une paire de chaussures, avec mention d'un prix de 429 F au lieu de celui, barré, de 499 F.
La société de droit américain Timberland Company, fabricant des chaussures portant la marque Timberland, et sa filiale la société Timberland SAS, qui commercialise ces chaussures en France, ont obtenu la désignation d'huissiers de justice qui ont constaté :
- dans le magasin Carrefour de Nice TNC qu'aucune paire de chaussures de la marque " Timberland " n'était exposée à la vente,
- dans le magasin de Nice Lingostière :
- que le n° de série porté sur douze paires de chaussures, celui porté sur diverses boîtes de chaussures ainsi que les codes-barres avaient été grattés,
- que des boîtes de chaussures " Timberland " et de chaussures hors de leurs boîtes étaient entreposées dans l'allée centrale et la contre-allée,
- dans le magasin d'Antibes :
- que des chaussures " Timberland " étaient exposées en désordre sur un rayonnage, sous une pancarte indiquant " promotion jusqu'au 22 juin, bateau Timberland ",
- que les codes-barres figurant au-dessus et à droite de la référence du modèle avaient été découpés sur 14 boîtes Timberland,
- que se trouvaient en réserve deux conteneurs métalliques ne renfermant que des boîtes à chaussures " Timberland ", sans aucune emballage d'expéditeur.
Sur la base de ces constatations les sociétés Timberland, estimant que la société Carrefour avait violé les articles L. 217-2 et L. 217-3 du code de la consommation et commis des actes de concurrence déloyale, l'ont fait assigner, le 1er octobre 1996, en dommages-intérêts, interdiction d'exposition et de vente de chaussures Timberland et publication du jugement à intervenir.
La société Carrefour France s'est opposée à ces demandes, contestant les conclusions excessives, selon elle, tirées des constatations faites dans les magasins concernés, affirmant que les altérations ne concernaient qu'une quantité minime de chaussures, que le désordre observé tenait à l'intervention des clients, inévitable dans un magasin en libre-service, que le magasin de Nice TNC pouvait satisfaire en quelques minutes à la demande d'un client en allant s'approvisionner au magasin de Nice Lingostière, distant de quelques kilomètres seulement.
La société Carrefour a appelé en intervention forcée son fournisseur, la société Zvitex, qui a elle-même appelé en intervention forcée son propre fournisseur, la société US Products.
C'est dans ces conditions qu'est intervenue la décision déférée, qui a retenu pour l'essentiel que les fautes imputées à la société Carrefour étaient suffisamment établies, s'agissant d'un professionnel de la grande distribution, par les procès-verbaux de constat dressés les 6 et 18 juin 1996 par l'huissier de justice judiciairement commis.
La société Carrefour France, appelante, demande à la Cour, par voie d'infirmation du jugement, de :
- rejeter les demandes de la société Timberland,
subsidiairement, en cas de confirmation du principe de sa responsabilité,
- infirmer le jugement en ce qu'il a prononcé son interdiction générale d'offrir et vendre des chaussures Timberland et limiter cette interdiction à l'offre et à la vente de chaussures Timberland dont les références auraient été grattées,
- infirmer le jugement en ce qu'il a condamné Carrefour à payer 400 000 F à titre de dommages-intérêts et en ce qu'il a ordonné une mesure de publication, compte tenu du caractère limité des faits ainsi que de leur contexte,
- condamner la société Zvitex à garantir Carrefour France à raison de la fourniture et de la livraison de chaussures Timberland dont les références auraient été altérées,
- condamner les sociétés Timberland à payer à Carrefour 30 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
L'appelante soutient pour l'essentiel :
- que si aucune paire de chaussures Timberland n'était exposée à la vente dans le magasin de Nice TNC, l'huissier a cependant constaté que quatre boîtes de cette marque se trouvaient dans le magasin, qu'en outre le magasin Nice Lingostière, très proche, disposait d'un stock suffisant pour satisfaire en quelque minutes la demande éventuelle d'un client,
- que, dans les magasins de libre-service, les rayons sont inévitablement dérangés par les clients mais sont régulièrement remis en ordre,
- que le grief de concurrence déloyale n'est donc pas établi,
- que l'interdiction générale de vente prononcée par le tribunal à la demande des société Timberland est contraire au principe de la liberté du commerce et de l'industrie.
La société Timberland Company, société de droit américain, et la société de droit français Timberland SAS, intimées, concluent à la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné Carrefour pour violation des articles L. 217-2 et L. 217-3 du code de la consommation mais, par voie d'appel incident, demandent à la Cour de dire que la société Carrefour s'est rendue coupable de concurrence déloyale et de porter à 500 000 F le montant des dommages-intérêts alloués à chacune d'elles.
Elles réclament en outre 40 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
La société Zvitex, également intimée, conclut à l'infirmation du jugement en ce qu'il a retenu la responsabilité de Carrefour. Elle prie la Cour de déclarer irrecevable comme nouvelle la demande de celle-ci tendant à être garantie par Zvitex et de confirmer le jugement en ce qu'il lui a donné acte de ce qu'elle se réservait d'appeler en garantie la société US Products.
Elle sollicite enfin la condamnation des sociétés Timberland à lui payer 10 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
La société US Products, autre intimée, n'a pas été régulièrement assignée, l'huissier de justice qui a procédé le 26 novembre 1997 à une tentative de signification ayant appris que ladite société, en liquidation judiciaire, était représentée par son liquidateur judiciaire M. Ayache 1, place de l'Europe à Créteil, auquel aucune assignation n'a été délivrée. La procédure concernant US Products sera en conséquence disjointe.
Cela étant exposé,
Considérant que le tribunal a exactement caractérisé, en des motifs pertinents que la Cour adopte, la violation par la société Carrefour des articles L. 217-2 et L. 217-3 du code de la consommation ; que, compte tenu de ce que les constations relatées par les procès-verbaux d'huissier de justice ont été faites dans des magasins Carrefour différents et à des dates différentes, de ce que le nombre de paires de chaussures et de boîtes concernées par les altérations - grattages ou découpages - n'était pas dérisoire, atteignant plusieurs dizaines, et de ce que la société Carrefour est un professionnel de la distribution averti et organisé, la société Carrefour ne peut sérieusement soutenir qu'elle était de bonne foi, alors que la nature même des constatations faites dans ses magasins et les éléments ci-dessus rappelés démontrent au contraire qu'à tout le moins la société Carrefour a sciemment et volontairement, avec intention frauduleuse, détenu dans ses locaux commerciaux, exposé et mis en vente des chaussures de marque Timberland ayant subi des altérations de la nature de celles visées à l'article L. 217-2 du code de la consommation ;
Considérant que, dans le catalogue publicitaire diffusé par Carrefour pour ses magasins d'Antibes, Nice Lingostière et Nice TNC et concernant la période du 29 mai au 8 juin 1996, figuraient en bonne place, parmi les promotions proposées, des chaussures " bateau " ou " détente homme " de marque Timberland, au prix très avantageux de 429 F alors qu'en réalité le magasin de Nice TNC ne proposait pas ces chaussures à la vente, n'en détenant en réserve que quatre paires ; qu'il apparaît ainsi que Carrefour, qui n'avait aucune intention de vendre effectivement des chaussures Timberland dans le magasin considéré - le système de vente dans les magasins de grande surface reposant notamment sur l'exposition à la vue du consommateur des marchandises disponibles à la vente - n'a fait une proposition promotionnelle par catalogue de chaussures Timberland que pour utiliser la réputation et l'image positive de la marque afin d'attirer la clientèle susceptible d'être intéressée par un prix très inférieur (429 F au lieu de 690 F environ) à celui pratiqué dans les boutiques Timberland et de la conduire, faute de pouvoir acquérir les chaussures de cette marque, introuvables dans les rayons et donc réputés non disponibles aux yeux du consommateur, à se porter sur d'autres produits, tels que les chaussures " homme détente " Tex figurant sur le catalogue à côté des chaussures Timberland et présentant avec celles-ci une ressemblance manifeste ; que la possibilité, alléguée par Carrefour, de satisfaire à la demande d'un client désireux d'acheter des chaussures Timberland en allant s'approvisionner au magasin de Lice Lingotière distant de quelques kilomètres seulement n'est pas de nature à démontrer la bonne foi et la loyauté du comportement commercial de Carrefour alors qu'ainsi qu'il vient d'être dit, le mode d'organisation et de fonctionnement des magasins de grande surface est tel que le client est conduit à penser que ce qui n'est pas exposé n'est pas disponible et qu'il est difficilement envisageable de mobiliser du personnel et prendre le temps nécessaire à un trajet aller-retour de plusieurs kilomètres en zone semi-urbaine pour satisfaire une demande individuelle, et ce éventuellement à plusieurs reprises dans une journée; que la seule évocation d'un processus aussi lourd et aussi exceptionnel dans le commerce de grande distribution fait ressortir à l'évidence qu'il n'était pas réellement prévu de vendre dans le magasin de Nice TNC les chaussures Timberland pourtant proposées sur le catalogue publicitaire ;
Considérant qu'il en résulte que la société Carrefour n'a pas seulement violé les dispositions susvisées du code de la consommation mais a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice des sociétés Timberland ;
Considérant qu'outre la mesure de publication justement ordonnée par le tribunal, ce préjudice - dévalorisation de la marque, captation de clientèle - sera réparé par l'allocation d'une indemnité de 300 000 F à chacune des sociétés Timberland ; que le jugement sera donc confirmé quant à la mesure de publication et réformé quant aux dommages-intérêts ;
Considérant qu'en revanche il ne peut être fait droit à la demande de Timberland tendant à voir interdire à la société Carrefour de manière générale et sans limitation d'aucune sorte, notamment de durée, d'exposer et de vendre des chaussures de la marque Timberland ;
Qu'une telle interdiction apporterait en effet une restriction grave, non prévue par la loi et non nécessaire, à la liberté du commerce et de l'industrie, telle qu'énoncée par l'article 7 de la loi des 2 et 17 mars 1791 ; qu'elle revêtirait le caractère d'une sanction, non d'une mesure de réparation adéquate du dommage seule susceptible d'être requise par les sociétés Timberland ; que, sans réparer aucunement le préjudice résultant des actes illicites et déloyaux effectivement commis par Carrefour, elle tendrait, indépendamment de son caractère punitif, à empêcher, de la manière la plus radicale, le renouvellement d'actes de même nature à l'avenir et à prévenir ainsi le préjudice qui pourrait en résulter ; qu'une telle mesure préventive, destinée à rendre impossible dans l'avenir une faute avérée ayant causé un dommage dont la réparation est poursuivie et à en sanctionner l'auteur, ne peut être regardée comme une modalité adéquate, juste et proportionnée, de réparation de ce dommage ; que seule pourrait être interdite la poursuite des agissements fautifs constatés, mais non l'exercice d'une activité commerciale en tant que telle ;
Qu'il n'y a pas lieu en conséquence de prononcer l'interdiction requise par Timberland ;
Que les intimées ne réclament pas, à titre subsidiaire, que soit prononcée contre Carrefour l'interdiction d'exposer et de vendre des chaussures Timberland dans les conditions prohibées par l'article L. 217-3 du code de la consommation, estimant qu'il s'agirait là d'une simple rappel de la règle de droit, insuffisamment efficace en lui-même ;
Qu'aucune interdiction ne sera donc prononcée par la Cour, celles résultant de la loi se suffisant à elles-mêmes ;
Sur la demande en garantie contre la société Zvitex :
Considérant qu'il n'est pas contesté que les chaussures et boîtes de chaussures, dont il a été constatée qu'elles comportaient des altérations ont été fournies à Carrefour par la société Zvitex ; que la société Carrefour fonde sa demande en garantie contre Zvitex sur cette fourniture et sur le fait que Zvitex n'a pas apporté d'information utiles sur les conditions dans lesquelles les marchandises litigieuses auraient été altérées ;
Mais considérant que c'est à la société Carrefour, qui réclame la garantie de la société Zvitex, qu'il incombe de démontrer que celle-ci est responsable des altérations en cause ;
Que le seul fait d'avoir fourni les chaussures litigieuses ne suffit pas à établir la faute de Zvitex, alors que les altérations ont été constatées dans les locaux de Carrefour, que cette société a accepté sans protestation ni réserve la livraison de Zvitex, ce qui donne à penser au moins que les boîtes à chaussures, dont le contrôle était aisé pour une entreprise organisée comme Carrefour, ne représentaient pas les découpages grossiers et très visibles qu'a constatés l'huissier de justice ;
Qu'en l'absence de tout autre élément de preuve la société Carrefour, n'établit pas la faute qu'elle impute à Zvitex, contre laquelle elle s'est abstenue d'agir, alors que certaines des altérations en cause ne pouvaient raisonnablement échapper à la vigilance du personnel chargé de réceptionner les livraisons, l'hypothèse selon laquelle ces altérations auraient été réalisées dans les locaux de Carrefour n'étant ni matériellement impossible ni invraisemblable au regard des éléments de la cause ;
Que la société Carrefour sera donc déboutée de sa demande en garantie contre Zvitex, recevable dès lors qu'elle était virtuellement comprise dans la demande formée en première instance par Carrefour, qui avait appelé Zvitex en intervention forcée, requérant acte de ce qu'elle se réservait le droit de lui demander garantie ;
Considérant que la société Carrefour, qui succombe pour l'essentiel, supportera les dépens d'appel et sera déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du NCPC ;
Que l'équité ne commande pas de faire application de ce texte, en cause d'appel, en faveur des sociétés Timberland, moins encore à l'encontre de celles-ci en faveur de la société Zvitex ;
Par ces motifs, Disjoint la procédure concernant la société US Products, en liquidation judiciaire, qui pourra être reprise à l'initiative de la partie la plus diligente après assignation régulière de cette partie, Confirme le jugement attaqué en ce qu'il a retenu dans son principe la responsabilité de la société Carrefour France, ordonné la publication de la décision et statué sur les dépens ainsi que sur l'application de l'article 700 du NCPC, Le réformant pour le surplus et y ajoutant, Dit que la société Carrefour France a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice des sociétés Timberland Company et Timberland SAS, Condamne ladite société à payer à chacune des deux sociétés The Timberland Company et Timberland SAS 300 000 F à titre de dommages-intérêts, Ordonne en tant que de besoin la publication du présent arrêt dans les conditions prévues pour la publication du jugement déféré, Déboute les sociétés The Timberland Company et Timberland SAS de leur demande tendant à voir interdire à la société Carrefour France d'exposer et vendre des chaussures de marque Timberland, Déboute la société Carrefour France de sa demande en garantie contre la société Zvitex, Dit n'y avoir lieu de faire application de l'article 700 du NCPC au titre des frais irrépétibles d'appel, Condamne la société Carrefour France aux dépens d'appel, Admet la SCP Bommart Forster et la SCP Teytaud, avoué, au bénéfice de l'article 699 du NCPC.