CA Aix-en-Provence, 2e ch., 24 juin 1999, n° 95-10475
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SN Diamond's Création Coiffure (SARL)
Défendeur :
Primadonna (SARL), Garrigos, Galaurchi, Hemici, Gillio.
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dragon
Conseillers :
MM. Blin, Semeriva
Avoués :
SCP De Saint Ferreol Touboul, SCP Jourdan-Wattecamps-Jourdan.
Expose du litige :
La SARL " Diamond's Création Coiffure " a assigné la société Primadonna, Monsieur Gillio, Madame Garrigos, Mademoiselle Galaurchi et Mademoiselle Remici en indemnisation de préjudices résultant de concurrence déloyale.
Par jugement rendu le 6 avril 1995, le tribunal de commerce de Cannes l'a déboutée de cette action aux motifs :
- que les défendeurs avaient été engagés par la société "Diamond's Création Coiffure" avec un contrat à durée indéterminée, et sans aucune clause d'exclusivité,
- que Madame Garrigos a été embauchée avec un salaire de 12 000 francs, en raison de l'apport de clientèle qu'elle apportait à la demanderesse,
- que ce salaire est particulier,
- qu'au vu du chiffre d'affaires, ce contrat a porté ses fruits, puisque l'augmentation a été immédiatement constatée,
- que Madame Garrigos était libre de tout engagement exclusif envers la société "Diamond's Création Coiffure",
- que son salaire avait été, en décembre 1992, réduit de moitié,
- qu'il a été jugé que la création par un dirigeant de société d'une entreprise concurrente de celle dans laquelle il était auparavant employé n'est pas constitutive d'actes de concurrence déloyale, dès lors que la création n'était pas interdite par une clause,
- que tel est le cas en l'espèce,
- qu'il n'y a pas eu non plus de détournement de clientèle, puisque c'est la clientèle de Madame Garrigos qui l'a suivie dans le salon où elle prenait la gérance,
- que les travaux réalisés par la demanderesse, ainsi que l'acquisition de peignoirs, semblaient indispensables dans un salon de coiffure et qu'ils profitent toujours à la clientèle,
- que la demanderesse n'a nullement rapporté la preuve des préjudices dont elle demande réparation.
Ce jugement a également condamné la société "Diamond's Création Coiffure", par application de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile, à payer une somme de 10 000 francs à Madame Garrigos et à la société Primadonna, celle de 3 000 francs à Mademoiselle Galaurchi, et celle de 3 000 francs à Mademoiselle Hemeci.
La société "Diamond's Création Coiffure" a relevé appel le 28 avril 1995.
Elle soutient que les agissements de Madame Garrigos, au temps où elle était encore sa salariée, sont constitutifs de démarchage de clientèle, de débauchage massif de personnel, et par conséquent de concurrence déloyale.
Elle estime que les autres anciens salariés intimés ont, par leur action concertée avec Madame Garrigos, utilisé à leur profit les renseignements acquis sur les fournisseurs et la clientèle pendant l'exécution de leur contrat de travail, et qu'ils se sont ingéniés à créer une confusion dans l'esprit de ses clients et fournisseurs.
La société "Diamond's Création Coiffure" détaille enfin les postes de préjudice dont elle demande réparation.
Elle demande de réformer le jugement entrepris, de dire que les intimés se sont livrés, par une action concertée, à des actes de concurrence déloyale, et de les condamner in solidum à lui payer la somme de 60 000 francs en remboursement des investissements effectués dans le salon, celle de 210 000 francs en réparation du préjudice financier, celle de 200 000 francs en réparation du préjudice commercial, et une indemnité de 15 000 francs par application de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
La société "Diamond's Création Coiffure" a fait l'objet d'un plan de cession dans le cours de la procédure d'appel.
Le repreneur, la SN "Diamond's Création Coiffure" est intervenue aux débats pour se voir allouer les conclusions prises avant cette cession.
La société Primadonna, Monsieur Gillio, Madame Garrigos, Mademoiselle Galaurchi et Mademoiselle Hemici concluent, sans présenter de nouveaux moyens, à la confirmation du jugement entrepris.
Motifs de la décision :
La SARL Primadonna, dont la gérante est Madame Garrigos, a été créée en novembre 1993, son début d'exploitation étant fixé au 15 décembre 1993.
Madame Garrigos avait été embauchée par la société "Diamond's Création Coiffure" le 2 mai 1992, de même que Madame Hemici et Mademoiselle Galaurchi.
Monsieur Gillio avait, lui, été recruté par cette société le 1er avril 1992.
Madame Garrigos a démissionné par lettre datée du 28 octobre 1993, en précisant que "mon préavis se terminant normalement le 1er décembre 1993, et compte tenu de votre agressivité, de vos menaces, insultes et élans de violence à mon égard, je suis dans l'obligation de considérer que vous me dispensez de terminer ce préavis ... s'il en était autrement, vous voudrez bien m'en informer et m'indiquer les jours et heures de reprise de mon travail, car je tiens à assumer mes obligations".
Par courrier du 15 novembre 1993, la société "Diamond's Création Coiffure" l'a dispensée d'effectuer son préavis, en ces termes : "nous accusons réception de votre lettre de démission... malgré nos avertissements, nous constatons que vous persistez dans les faits suivants ... vous utilisez constamment le téléphone de notre salon en émission comme en réception d'appels pour contacter les entrepreneurs chargés de la réalisation des travaux, et également à des fins commerciales. En outre, vous effectuez ouvertement, dans notre salon, un démarchage actif de notre clientèle. Enfin, vous avez entamé une tentative de détournement de personnel. Ainsi, notre salon voit partir 4 personnes sur un effectif total de 6 (hors direction), ce qui met en péril grave la pérennité de l'entreprise".
Madame Hemici et Madame Galaurchi ont démissionné le 30 novembre 1993, sans donner aucun motif à leur décision.
On ignore la date de départ de Monsieur Gillio, mais il n'est pas contesté que celle-ci coïncide avec les démissions des autres personnes citées, et qu'aucun motif n'a été indiqué.
Par ailleurs, diverses attestations de clients sont versées aux débats :
- Monsieur Lefrançois : " j'ai été sollicité à plusieurs reprises, courant octobre 1993, par Sylvia Garrigos, employée du salon, pour la suivre en tant que client dans un nouveau salon de coiffure dont elle prenait la direction ",
- Madame Ambrosi : " je vous confirme que votre employée Sylvia m'a informée, courant octobre 1993, qu'elle prenait la direction d'un salon de coiffure ... et qu'elle désirait me conserver comme cliente à compter du 15 décembre 1993, date d'ouverture de ce nouveau salon ",
- Madame Clément : " cliente du salon Diamond's Coiffure ", déclare " avoir reçu discrètement des propositions afin de devenir cliente du futur salon de coiffure qui allait s'ouvrir sous l'égide de Mademoiselle Sylvia, laquelle allait quitter Diamond's Coiffure ",
- Monsieur Tartary : " je vous confirme volontiers que, courant octobre 1994, certains de vos employés de l'époque m'ont conseillé d'aller me faire coiffer à partir du mois de décembre 1993 dans un nouveau salon, rue du Commandant André ",
- le même Monsieur Tartary : "courant octobre 1993, alors que je me trouvais dans le salon de coiffure Diamond's, une des employées du salon m'a conseillé de me faire coiffer à partir de la mi-décembre dans un nouveau salon, rue du Commandant André".
Il n'a enfin jamais été contesté que les personnes physiques intimées soient toutes allées travailler pour la société Primadonna après leur démission, ni que ce départ ait concerné en tout quatre des six coiffeurs ou techniciens travaillant dans le salon, ni que le salon exploité par ce nouvel employeur soit situé à une centaine de mètres de celui de la société "Diamond's Création Coiffure".
De tous ces faits et témoignages, il résulte :
- que ces salariés ont concerté leur départ, en ayant conscience de l'extrême difficulté que rencontrerait leur employeur pour les remplacer avant que la clientèle ne s'avise qu'un service similaire leur serait immédiatement offert dans un salon très proche de celui qu'elle fréquentait,
- que Madame Garrigos a démarché la clientèle, alors qu'elle se trouvait encore dans les liens de son contrat de travail auprès de la société "Diamond's Création Coiffure",
- que, selon le témoignage de Monsieur Tartary, ce démarchage a également été effectué par d'autres employés de cette société.
Les motifs retenus par les premiers juges pour dénier le caractère fautif de ce comportement ne peuvent être adoptés.
S'il est en effet de principe qu'un salarié est libre, sauf clause particulière de son contrat de travail, de faire concurrence à son ancien employeur, il n'en résulte pas qu'il puisse sans faute démarcher la clientèle alors même que son contrat est toujours en cours.
II est, de même, possible que Madame Garrigos ait subi une conséquente diminution de salaire, dans les termes d'un courrier adressé par la société "Diamond's Création Coiffure" le 25 décembre 1992, lui indiquant que "notre société traverse actuellement une période très difficile.., c'est la raison pour laquelle il ne nous est plus possible de vous maintenir le niveau de salaire que vous perceviez jusqu'à maintenant.., ainsi nous vous proposons, en accord avec vous, de revoir votre rémunération à compter du 1er janvier 1993 ... salaire brut de base = 6 200 francs + reversement de service 15% ... le total de ces deux éléments devant vous assurer le minimum tel qu'il est prévu dans la convention collective des salons de coiffure".
Mais la légitimité de sa démission, dix mois après d'ailleurs, n'est pas l'objet du débat.
Dans le cadre de l'action en concurrence déloyale dont il est ici question, cette réduction de salaire, dont la réalité est au demeurant contestée au regard de la compensation avec le reversement de services, n'exonérait pas Madame Garrigos de ses obligations de loyauté auprès de son employeur, de sorte que l'argument est inopérant.
Il est vrai, encore, qu'une partie de la clientèle peut spontanément suivre un coiffeur salarié lors de son départ, la situation étant d'ailleurs attestée en l'espèce par un témoignage de Madame Babikian.
Mais les usages de la profession n'autorisent pas ce salarié à faire publicité de sa nouvelle installation auprès des clients de son employeur et au temps de son travail, peu important qu'il puisse avoir été engagé en considération d'un "apport personnel" de clientèle, d'autant que, selon les motifs des premiers juges, cet "apport" avait déjà pour contrepartie un salaire "spécial".
Les motifs du jugement entrepris ne permettent pas d'exonérer les intimés des fautes commises, qui sont :
- de la part de l'ensemble des salariés de s'être rendus complices des faits de concurrence déloyale perpétrés par la société Primadonna, en se mettant au service de cette société après avoir mené une manœuvre de départ concerté destinée à désorganiser un concurrent, par hémorragie massive consécutive à la démission simultanée des deux tiers de son personnel technique,
- de la part de Madame Garrigos, d'avoir démarché la clientèle de son employeur, avant d'apporter cette dernière à la société créée par ses soins,
- de la part de la société Primadonna d'avoir capté tout ou partie de cette clientèle géographiquement proche, et fautivement démarchée.
De tels faits sont constitutifs de concurrence déloyale, et il convient de réformer le jugement de débouté.
La société "Diamond's Création Coiffure" détaille trois postes de préjudice.
Elle fait tout d'abord valoir qu'en parallèle à l'embauche des salariés intimés, elle a engagé des frais d'embellissement.
Aucun document ne vient cependant certifier le montant ou l'affectation de telles dépenses, dont le principe même est nié par une attestation de Madame Babikian, qui " affirme de façon certaine que le salon n'a été l'objet d'aucuns travaux d'embellissement depuis [qu'elle] le connaît ".
Dans ces conditions, ce poste ne donne pas lieu à production de justificatifs suffisants.
La société "Diamond's Création Coiffure" prétend également avoir subi un préjudice financier qu'elle chiffre à la somme de 210 000 francs.
Il résulte en effet des pièces comptables qu'elle produit que son chiffre d'affaires a chuté à la suite des faits en litige.
Il n'en découle pas que cette entière baisse soit la conséquence des faits de concurrence déloyale, une partie étant nécessairement la suite de la seule ouverture, licite, d'un autre salon très proche.
Il ressort d'ailleurs du courrier du 25 décembre 1992 précité que cette société a connu de graves difficultés financières plus de dix mois avant les démissions en chaîne.
Dans ces conditions, la société "Diamond's Création Coiffure" n'est fondée en sa demande qu'à concurrence de la perte ressortant, non de ces seules pièces comptables, mais des corrections résultant de l'entier dossier de la procédure.
Cette société estime enfin avoir subi un préjudice commercial s'élevant à 200 000 francs, représentant le manque à gagner résultant de ces démissions en chaîne, et de la fuite d'une partie de ses clients, alors que "la clientèle génère la clientèle".
Le principe même de cette perte doit être retenu, mais son montant, qui ne donne pas lieu à justification précise, doit être apprécié au regard de l'ensemble des faits.
Au vu des éléments ainsi exposés, des données comptables, et de la convergence de facteurs qui ne révèlent pas tous l'incidence d'une concurrence déloyale, l'ensemble du dossier amène à fixer le préjudice subi par la S.N "Diamond's Création Coiffure", succédant à la SARL "Diamond's Création Coiffure", à la somme de 100 000 francs.
L'entier préjudice étant la suite de la faute indissociable des intimés, une condamnation in solidum est justifiée.
Aucune circonstance ne justifie que les dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile soient écartées.
Par ces motifs : Statuant publiquement et par arrêt contradictoire ; Réforme le jugement entrepris, et statuant à nouveau ; Condamne in solidum la société "Primadonna", Monsieur Gillio, Madame Garrigos, Mademoiselle Galaurchi et Mademoiselle Hemici à payer à la SN "Diamond's Création Coiffure" une somme de 100 000 francs [15 224,90 euros] à titre de dommages-intérêts pour faits de concurrence déloyale ; Les condamne in solidum aux entiers dépens de première instance et d'appel, et au paiement à la SN "Diamond's Création Coiffure" d'une indemnité de 10 000 francs [1 524,49 euros] par application de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile ; Autorise la SCP De Saint-Ferréol - Touboul à recouvrer directement ceux des dépens d'appel dont elle a fait l'avance sans recevoir provision.