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Décisions

CA Douai, 1re ch., 17 mai 1999, n° 98-00061

DOUAI

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Centre de Gestion Agrée pour Artisans et Commerçants

Défendeur :

Centre de Gestion Acor (Sté), Daniel, Vandamme, Legrand, Cuisinier, Robiquet, Herman, UGCA

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Le Corroller

Conseillers :

Mme Laplane, M. Méricq

Avoués :

SCP Levasseur-Castille-Lambert, SCP Cocheme-Kraut

Avocats :

Mes Lebas, Debarbieux.

TGI Arras, du 26 nov. 1997

26 novembre 1997

LA COUR,

Faits et procédure :

La cour d'appel de Douai est saisie d'un litige de concurrence déloyale qui oppose :

en demande :

- l'association Centre de Gestion Agréé Pour Artisans et Commerçants (ci-après "CGAPC"),

en défense :

- l'association de Comptabilité et de gestion pour la région Nord Picardie (ci-après "Centre de Gestion Acor"),

- l'association Union pour le développement de la Gestion et du Conseil en Agriculture (ci-après " UGCA "),

- Philippe Legrand, Benoît Robiquet, Serge Herman, Alain Daniel, Patricia Charbonneau épouse Van Damme et Pascaline Verhille épouse Cuisinier, ceux-ci anciens salariés du CGAPC et travaillant actuellement au service du Centre Acor.

Par jugement rendu le 26 novembre 1997, auquel il est entièrement fait référence pour l'exposé des données de base du procès et des prétentions et moyens respectifs des parties, le tribunal de grande instance d'Arras a pour l'essentiel débouté le CGAPC de l'ensemble de ses demandes dirigées contre les défendeurs.

Appel de ce jugement a été relevé le 5 janvier 1998 par le CGAPC.

Prétentions et moyens des parties :

Par conclusions en date des 27 avril - 29 décembre 1998 et tendant à l'infirmation, le CGAPC reprend devant la cour ses prétentions et moyens de première instance aux fins de condamnation solidaire des défendeurs (intimés) à lui payer des dommages-intérêts de 5.000.000,00 F pour indemnisation du préjudice commercial, la somme de 400.828,00 F au titre d'un détournement de facture et celle de 223.588,00 F au titre des frais de justice exposés (outre 20.000,00 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile), l'arrêt à intervenir devant être publié.

Il développe les moyens qui fondent son action en concurrence déloyale essentiellement le démantèlement de son activité sur la région d'Arras par une action concertée, initiée par le Centre Acor (et l'UGCA) qui a embauché six de ses salariés démissionnaires.

Il souligne que les associations qui interviennent dans le domaine économique - ce qui est son cas et celui du Centre Acor - sont soumises aux règles de la concurrence, les éléments d'actif patrimonial pouvant être "pillés" . . . comme cela a été fait en l'espèce par le Centre Acor.

De leur côté, par conclusions signifiées le 10 novembre 1998 et tendant à la confirmation (outre allocation de dommages-intérêts de 50.000,00 F pour procédures abusives et d'une somme de 20.000,00 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile), le Centre Acor, l'UGCA et les démissionnaires Philippe Legrand et autres reprennent et développent leurs moyens de défense aux fins :

- d'irrecevabilité de l'action, aucune clientèle susceptible d'être détournée n'appartenant aux associations en cause et aucun préjudice commercial n'ayant pu être subi,

- (subsidiairement) de rejet, aucun des griefs formulés par le CGAPC n'étant caractérisé spécialement, Philippe Legrand et autres font valoir que les faits qui leur sont reprochés relèveraient de la compétence exclusive du conseil de prud'hommes.

Ils contestent également le préjudice allégué.

L'analyse plus ample des moyens et des prétentions des parties sera effectuée à l'occasion de la réponse qui y sera apportée.

L'instruction de l'affaire a été clôturée par ordonnance du 26 février 1999.

Discussion

1. L'exception de nullité de procédure soulevée en première instance par les défendeurs n'est plus soutenue en appel.

2. Les associations - certes à but non lucratif - qui interviennent dans le domaine économique sont soumises aux règles de la concurrence (ce qu'admettent expressément les intimés).

Elles peuvent être victimes de faits de concurrence déloyale dans le cadre de cette activité et ce par un détournement d'adhérents et/ou de clients ou par tout autre comportement nuisible et préjudiciable.

Le fichier d'adhérents d'une association constitue un élément d'actif de son patrimoine qui peut être détourné.

Il peut être également constaté des pertes de clientèle notamment en suite d'une concurrence déloyale, réalisée au mépris des règles en vigueur (application de Cass. soc. 20 octobre 1998).

On ajoutera que même les écritures des intimés font mention de "clients" (suivis par les comptables).

L'action est dès lors recevable.

3. A propos des salariés démissionnaires, l'essentiel des actes qui leur sont reprochés (démission brutale et concertée - embauche par le Centre Acor - détournement de clientèle) ont eu lieu avant la fin de leur contrat de travail au service du CGAPC.

Il n'est pas clairement prouvé - en tout cas dans le cadre du présent dossier - qu'ils auraient accompli des actes déloyaux ou parasitaires à partir de 1996, c'est à dire après leur embauche effective par le Centre Acor (spécialement, il n'est pas démontré qu'ils auraient été spécialement affectés, au sein du Centre Acor, à la gestion des adhérents en provenance du CGAPC).

En pareille situation, c'est à raison qu'ils font valoir que le CGAPC ne peut engager contre eux son action que devant le conseil de prud'hommes.

Cette action a d'ailleurs été engagée (la procédure est actuellement radiée).

4. L'UGCA est une personne morale indépendante du Centre Acor (encore que ces deux associations fassent partie de structures communes).

S'il est exact que cette association a négocié la location de bureaux à Saint Laurent Blangy pour le Centre Acor, cet acte unique - qui est le seul vraiment prouvé à sa charge - ne suffit pas à ce qu'elle puisse être poursuivie dans le cadre du présent procès.

5. Au soutien de son action, le CGAPC démontre les faits suivants :

- le CGAPC, centre agréé de gestion habilité à tenir des comptabilités, exploite quatorze agences ;

- par lettres concomitantes des 23/24 novembre 1995, les quatre salariés du bureau de Saint Laurent Blangy aInsi que deux salariés (sur cinq) du bureau d'Arras ont démissionné - de façon à l'évidence concertée ; contrairement à ce qu'affirment les intimés, ces démissions n'ont été précédées d'aucune information verbale à destination de l'employeur ;

- ils sont tous six, sur la base d'une promesse d'embauche du 9 novembre 1995, entrés au service du Centre Acor, lequel a ouvert en fin 1995 un bureau à Saint Laurent Blangy - au surplus immédiatement voisin de celui du CGAPC.

- dès le 25 novembre 1995, le CGAPC a constaté la disparition matérielle d'un grand nombre de dossiers d'adhérents suivis par les démissionnaires (sauf ceux de Philippe Legrand) et de supports de travaux en cours sur ce point, les explications des démissionnaires - relatives aux prérogatives des comptables salariés quant à la remise aux clients des documents et archives les concernant contre décharge - sont insuffisantes, en ce qu'aucun motif ne justifie cette remise massive et concomitante (dans le courant du mois de novembre 1995 - voir constat du 27 novembre 1995) de documents à des adhérents ... dont certains n'avaient pas même réglé la totalité des honoraires dus au CGAPC... et qui ont par ailleurs quitté le CGAPC pour adhérer au Centre Acor ;

- cette situation a généré une évidente désorganisation des services du CGAPC (voir d'ailleurs les attestations, communiquées par les intimés, de commerçants adhérents du CGAPC qui l'ont quitté parce qu'en novembre 1995 leurs prestations de comptabilité - par exemple établissement de fiches de paie - ont été soit mal faites soit faites avec retard) ;

- de nombreux (122) adhérents du CGAPC suivis sur la région d'Arras (Saint Laurent Blangy et Arras) ont dès la fin de l'année 1995 dénoncé leur contrat avec le CGAPC et sont "passés" au Centre Acor - ce qui a généré pour le CGAPC une perte importante de chiffre d'affaires.

Ces éléments réunis, outre les éléments de faits articulés plus en détail par le CGAPC dans ses écritures (location par le Centre Acer d'un local proche du bureau CGAPC de Saint Laurent Blangy, acquisition d'un logiciel informatique compatible avec celui du CGAPC permettant d'en exploiter les données...) - et même à ne pas tenir compte de l'accord d'entreprise invoqué par le CGAPC à l'encontre de ses salariés mais dont la portée n'est pas suffisamment démontrée - caractérisent le comportement du Centre Acor qui, par débauchage de salariés et détournement d'adhérents/clients, constitue une concurrence déloyale.

Autrement dit, le CGAPC a été victime, en son activité exploitée sur la région d'Arras, de ce comportement imputable (au premier chef) au Centre Acor.

L' action engagée par le CGAPC est donc fondée en son principe, en application de l'article 1382 du Code civil.

6. Quant au préjudice, plusieurs observations doivent être faites :

a) détournement de facturation : le CGAPC communique un état, dressé par Serge Herman lui-même, de la facturation des actes et diligences effectués par le CGAPC pour ses adhérents en 1995 (1.757.848,00 F HT) ... alors que le CGAPC n'a pu encaisser que le chiffre global de 1.351.022,00 F HT et que les prestations manquantes correspondantes - bien qu'effectuées par le CGAPC - auraient en définitive été facturées au profit du Centre Acor : cette situation est susceptible de caractériser un détournement pur et simple de facturation, à hauteur du chiffre revendiqué de 400.828,00 F (lequel chiffre concerne spécifiquement l'année 1995 et ne se confond pas avec le préjudice commercial subi à partir de 1996) ;

b) préjudice commercial le CGAPC produit des justificatifs de la perte de chiffre d'affaires qu'il a subie sur ses activités de la région d'Arras et la désorganisation de son activité - spécialement, une étude par expert-comptable (29 juillet 1997 - M. Brochart de la SA Arex), dont les données de base ne sont pas contestées et qui se fonde sur des relevés et pièces comptables versés au dossier, révèle que le chiffre d'affaires des honoraires afférents aux adhérents détournés à compter de 996 représentait le chiffre de 1.547.788,12 F en 1994 et 1.638.724,27 F en 1995 ;

c) frais de procédure : il est exact que le CGAPC a engagé des frais de procédure importants (dont pour de nombreux constats d'huissier) pour faire valoir ses droits.

Ces divers éléments sont en l'état insuffisants pour déterminer de façon suffisamment précise le préjudice subi par le CGAPC.

Il y a lieu en conséquence d'ordonner expertise.

Il peut cependant être d'ores et déjà considéré que la défense du Centre Acor - qui vise le " bénéfice " prétendu réalisé par le CGAPC - est sans portée en matière d'associations (qui sont censées ne pas faire de bénéfice).

En tenant compte de la facturation détournée et des adhérents perdus, il peut être d'ores et déjà alloué au CGAPC une provision de 1.000.000,00 F, outre somme provisionnelle de 15.000,00 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

7. Il reste utile, pour les suites éventuelles du litige, que les parties UGCA, Philippe Legrand, Benoît Robiquet, Serge Herman, Alain Daniel, Patricia Charbonneau épouse Van Damme et Pascaline Verhille épouse Cuisinier restent en cause, afin que l'expertise ordonnée leur soit opposable.

Par ces motifs :

- infirme, sauf en ses dispositions de procédure et en ses dispositions relatives aux salariés démissionnaires et à l'UGCA, le jugement rendu le 26 novembre 1997 par le tribunal de grande instance d'Arras ;

Et, statuant a nouveau dans la mesure utile :

- dit que le Centre Acor a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice du CGAPC ;

Et, avant dire au droit au fond pour le surplus :

- ordonne une expertise et commet pour y procéder M. Jean Clara, 679 avenue de la République à 59800 Lille, expert judiciaire inscrit sur la liste des experts de la cour d'appel de Douai, avec pour mission de :

- après avoir convoqué les parties et leurs conseils, examiner les pièces comptables relatives au CGAPC, (essentiellement le bureau d'Arras et le bureau de Saint Laurent Blangy) et celles relatives au Centre Acor aux fins de déterminer :

- la facturation détournée telle qu'alléguée par le CGAPC,

- le chiffre d'affaires afférent aux adhérents qui ont quitté le CGAPC en fin 1995 / début 1996,

- la perte de chiffre d'affaires subie par le CGAPC,

- les conséquences de la désorganisation,

- préciser (si nécessaire) le trouble d'exploitation qui en est résulté, notamment vis à vis de la clientèle,

- donner à la cour tous éléments utiles propres à déterminer le préjudice subi par le CGAPC quant aux pertes subies,

- évaluer également les économies d'investissement réalisées par le Centre Acor du fait de la concurrence déloyale, et les gains de productivité qui en sont résultés,

- recueillir et consulter tous documents utiles, entendre tous sachant, répondre à tous dires et réquisitions des parties, faire toutes observations utiles à la solution du litige ;

- dit qu'en cas d'empêchement de l'expert désigné, il sera pourvu à son remplacement par simple ordonnance prise d'office ou sur requête par le conseiller de la mise en état ;

- dit que l'expert accomplira ses opérations sous la surveillance du conseiller de la mise en état ; qu'il devra faire connaître dès la première réunion d'expertise le coût prévisible de ses débours et honoraires ; qu'il déposera au greffe de la cour un rapport dans les huit mois de l'avis de versement de la consignation ;

- dit que le CGAPC devra faire l'avance des frais de l'expertise, à charge par lui de consigner à la régie du greffe de la cour une provision de 15.000,00 F avant le 31 juillet 1999 ; dit qu'en cas de défaut de versement dans le délai ci-dessus spécifié, l'expertise ordonnée sera déclarée caduque ;

- condamne le Centre Acor à payer au CGAPC, à titre provisionnel, les sommes de :

- 1.000.000,00 F (un million de F) à valoir sur l'indemnisation du préjudice (facturation détournée - préjudice commercial) ;

- 15.000,00 F (quinze mille F) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

- dit que le dossier sera appelé à la mise en état (conférence du 19 octobre 1999) pour vérification de la consignation ;

- réserve les dépens.