CA Toulouse, 2e ch. sect. 1, 3 mai 1999, n° 97-01731
TOULOUSE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Regulski, Auto École Jean (Sté)
Défendeur :
Adam
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Foulon
Conseillers :
MM. Coleno, Charras
Avoués :
SCP Boyer Lescat Merle, Me De Lamy
Avocats :
Me Bedoc, SCP Delrieu Bareges.
Jean Regulski, qui exerçait une activité d'auto-école sous l'enseigne " Auto-école Jean " employait, en qualité de moniteurs, Alain Adam et Sophie Adam. Il les a licenciés respectivement les 22 janvier et 15 février 1994, la Cour d'Appel de Toulouse retenant, aux termes de deux arrêts du 21 février 1997, que le licenciement était fondé sur des fautes graves.
Les 26 janvier 1994, Alain Adam a loué un local pour y exercer l'activité d'auto-école, à 30 m environ du fonds " Auto-école Jean " ; il a ensuite fait une demande administrative d'agrément, puis ouvert le fonds le 1er mars 1994 sous l'enseigne Auto-école Adam ".
Il est constant que l'Auto-école Jean a accusé, pendant l'année 1994, une baisse sensible de son chiffre d'affaires.
C'est dans ces circonstances que, par acte du 2 mai 1996, Jean Regulski et la SARL Auto-école Jean (qui avait pris son fonds en location gérance à partir du 1er septembre 1994) ont fait assigner Alain Adam et Sophie Adam en réparation d'actes de concurrence déloyale.
Par un jugement du 14 janvier 1997, le Tribunal de grande instance de Montauban, relevant que les dénigrements de Sophie Adam, en décembre 1993 - période où elle était salariée - ne pouvaient constituer des actes de concurrence déloyale, que la location d'un local à proximité n'était pas fautive en l'absence de contrat de travail prévoyant une clause de non-concurrence, que deux attestations relatant le démarchage à domicile ds élèves de Jean Regulski, ne permettaient pas de retenir l'existence d'actes de concurrence déloyale, les a déboutés.
Jean Regulski et la SARL Auto École Jean demandent à la Cour de constater que M. et Mme Adam ont commis à leur encontre des actes de concurrence déloyale et de les condamner, en réparation, au paiement de la somme de 328 373 F et de frais irrépétibles.
Ils précisent qu'ils se fondent, même en l'absence de clause de non-concurrence, sur les obligations générales en la matière.
Ils soutiennent que les époux Adam ont nourri le projet de s'installer à leur compte et qu'à partir de décembre 1993, ils ont entamé une opération de dénigrement auprès des élèves.
Ils soutiennent que le choix du local révèle le défaut de délicatesse et de prudence dont est redevable le salarié à l'égard de son ancien employeur.
Ils affirment que, dès l'ouverture de leur établissement, les intimés ont directement démarché la clientèle de l'auto-école Jean et l'ont détournée.
Ils indiquent que, pour les mois d'octobre, novembre et décembre 1993 précédant les licenciements, le chiffre d'affaires moyen était de 85 425 F, tandis que les mois de janvier, février, mars et avril 1994, postérieurs, la moyenne mensuelle a été de 54 311 F ; ils précisent que la baisse s'est maintenue jusqu'à la fin de l'année 1994, l'entreprise ne se redressant qu'en 1995. Ils sollicitent à titre de réparation, la différence entre les chiffres d'affaires 1995 et 1994 (HT).
Alain et Sophie Adam demandent la confirmation du jugement et l'allocation de frais irrépétibles.
Ils soutiennent qu'en l'absence de contrat de travail écrit, la clause de non-concurrence de la convention collective leur est inopposable et que donc le litige ne peut s'apprécier qu'à compter du licenciement et dans le cadre du droit commun.
Sur les faits qui leur sont reprochés, ils font valoir qu'à aucun moment dans les lettres de licenciement, il n'a été fait allusion à des faits constitutifs de concurrence déloyale et ils considèrent que les pièces versées au débat relatives à des faits antérieurs au licenciement ne sont d'aucune utilité.
Ils font diverses observations sur les attestations produites.
Ils précisent que M. Jean Regulski a abandonné son activité d'auto-école pour réintégrer son métier d'origine et que l'agrément lui a été retiré en novembre 1994.
Ils produisent des attestations sur le comportement inadmissible de l'auto-école Jean.
Ils remarquent que les appelants ne fournissent pas tout le chiffre d'affaires 1993, ni même le chiffre d'affaires 1994.
Sur ce, La Cour :
Effectivement, le débat qui s'est instauré entre les parties n'est pas en relation avec l'éventuelle violation d'une clause de non-concurrence et il résulte clairement de l'assignation introductive et, notamment, des conclusions échangées devant la Cour, qu'il se situe sur le terrain de la concurrence déloyale par référence aux articles 1382 et 1383 du code civil. Il appartient en conséquence aux appelants de faire la preuve d'une faute, d'un préjudice et d'une relation causale.
- Sur la faute
Les intimés demandent à la Cour d'écarter tous les éléments de fait antérieurs à leurs licenciements, et, notamment, les attestations relatives aux dénigrements qui sont reprochés à Sophie Adam.
La chronologie et, tout particulièrement, la prise à bail d'un local le 26 janvier 1994, expressément destiné à l'exercice professionnel, alors qu'Alain Adam a été licencié le 22 janvier 1994 et que Sophie Adam le sera le 15 février 1994, puis la mise en œuvre en suivant des formalités administratives et l'ouverture de l'établissement le 1er mars 1994, révèle que, nécessairement, dans le courant du mois de décembre 1993, les époux Adam avaient mûri leur projet personnel et décidé de s'installer, la création d'une entreprise ne pouvant s'improviser en quatre jours. Cette analyse est d'ailleurs confirmée par les faits constitutifs des fautes graves retenues par la chambre sociale de la Cour le 21 février 1997, la perspective proche d'un autre avenir professionnel permettant de comprendre l'abandon de son poste le 21 janvier 1994 par Alain Adam et les interruptions de cours, dans le courant du mois de décembre par Sophie Adam " ... pour une durée de 10 à 15 minutes afin de se rendre dans une agence de location, de discuter avec son mari... ".
Dans ces conditions, les faits antérieurs aux licenciements, en relation avec leur activité future mais certaine dès décembre 1993, pourront être pris en considération.
Ainsi que le font valoir les intimés, leur installation à proximité immédiate de leur ancien employeur n'est pas, en elle-même, fautive en l'absence de clause de non-concurrence, mais elle ne caractérise pas une grande délicatesse de leur part et elle dénote une volonté affirmée de concurrencer l'auto-école Jean.
Il est reproché à Sophie Adam d'avoir dénigré l'auto-école Jean.
Il résulte des pièces régulièrement produites que :
- Sylvie Troquet atteste qu'il lui a été conseillé, pour son frère, de s'adresser à une autre auto-école " surtout pas chez Jean "... ;
- Emmanuelle Cohet (deux attestations produites) atteste que Mme Adam lui a fait observer que l'auto-école lui avait donné beaucoup trop d'heures de conduite entre le 10 décembre 1993 et le jour de son permis.
Ces affirmations malveillantes, qui jettent le discrédit sur l'entreprise de Jean Regulski, constituent bien des dénigrements.
Il est reproché à Sophie Adam d'avoir détourné les clients de l'auto-école Jean.
Il résulte d'une lettre et d'un tableau émanant de la préfecture de Tarn-et-Garonne que, huit candidats au permis de conduire ayant déposé leur demande initiale sous le cachet de l'école de conduite Jean, ont, en réalité, passé l'examen avec l'auto-école Adam, tandis que deux témoins, Messieurs Frédéric Groppi et Franck Boso attestent qu'ils ont été contactés, courant mars 1994, par téléphone, par Mme Adam qui leur a proposé - s'ils quittaient l'auto-école Jean pour aller dans l'établissement de son mari - de leur faire des prix très intéressants, " en-dessous de ceux affichés ", précise M. Buso.
La corrélation entre ces démarchages téléphoniques, faisant jouer des prix attractifs, et les transferts administratifs des demandes de permis de conduire, permet de considérer que Sophie Adam a détourné, fautivement, des clients des appelants.
Ainsi la Cour retient des faits de concurrence déloyale imputables à Sophie Adam, susceptibles d'engager sa responsabilité personnelle, mais non celle d'Alain Adam à l'encontre de qui n'est établi ni dénigrement, ni détournement de clientèle.
- Sur le préjudice
L'action en concurrence déloyale suppose l'existence d'un dommage.
Contrairement à l'indication des intimés, il n'apparaît pas que l'exploitation de l'auto-école Jean ait cessé, le fonds ayant été mis en location-gérance par Jean Regulski avec l'autorisation du président du tribunal de grande instance de Montauban en date du 4 août 1994 (cf. motivation du tribunal sur la recevabilité de l'action de Jean Regulski).
Les appelants ont régulièrement communiqué (par bordereau du 7 juin 1996) des attestations de leur expert comptable en date des 24 novembre 1995 et 5 avril 1996.
Elles permettent de constater :
- que le chiffre d'affaires mensuel moyen des mois d'octobre, novembre et décembre 1993, antérieurs aux actes de concurrence déloyale, s'élève à la somme de 85 425 F.
- que le chiffre d'affaires mensuel moyen de l'année 1994, pendant les actes de concurrence déloyale s'élève à la somme de 61 660 F (630 367 F du 1er janvier 1994 au 30 septembre 1994 + 109 563 F du 1er octobre 1994 au 31 décembre 1994).
- que le chiffre d'affaires mensuel moyen de l'année 1995, s'élève à la somme de 89 025 F (582 418 F du 1er janvier 1995 au 30 juin 1995 + 485 885 F du 1er juillet 1995 au 31 décembre 1995).
Il s'en déduit une perte du chiffre d'affaires pendant l'année 1994, préjudiciable à l'auto-école Jean.
- Sur le lien de causalité
La corrélation entre l'installation concurrente de l'auto-école Adam et la diminution du chiffre d'affaires de l'auto-école Jean permet d'établir l'existence d'un lien de causalité entre les fautes et le préjudice dès lors qu'aucune autre cause de la baisse du chiffre d'affaires n'est établie.
Il convient donc de retenir la responsabilité de Sophie Adam, intimée, et, eu égard aux éléments d'appréciation dont dispose la Cour, de la condamner à payer aux appelants la somme de 150 000 F à titre de dommages-intérêts.
Le jugement déféré est ainsi infirmé.
Les intimés qui succombent sont tenus des dépens de première instance et d'appel.
L'équité conduit à faire droit à la demande de frais irrépétibles présentée par les appelants.
Par ces motifs, LA COUR : Déclare l'appel recevable et fondé, Infirme le jugement du tribunal de grande instance de Montauban en date du 14 janvier 1997, Déclare Sophie Adam responsable d'actes de concurrence déloyale préjudiciables à Jean Regulski et à la société Auto-école Jean, Condamne en conséquence Sophie Adam à payer à Jean Regulski et à la société Auto école Jean, ensemble, la somme de 150 000 F (cent cinquante mille francs) à titre de dommages-intérêts ; Condamne Sophie Adam aux dépens de première instance et d'appel avec, pour ces derniers, distraction en faveur de la SCP d'avoués Boyer-Lescat-Merle, ainsi qu'à payer à Jean Regulski et à la société Auto-école Jean, ensemble, la somme de 10 000 F (dix mille francs) au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.