CA Paris, 25e ch. B, 5 mars 1999, n° 1997-04647
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Backstage Music (SA), Penet Weiller (ès qual.), Stackler (ès qual.)
Défendeur :
Music d'Enfer (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
(faisant fonctions) : M. Cailliau
Conseillers :
Mmes Radenne, Bernard
Avoués :
SCP Varin-Petit, SCP Bernabe-Ricard, SCP Teytaud
Avocats :
Mes Brunet Stollet, Meslem.
LA COUR statue sur l'appel relevé par la société Backstage Music du jugement contradictoire, assorti de l'exécution provisoire, rendu le 10 janvier 1997, par le tribunal de commerce de Paris qui a :
- dit que la société Backstage Music et la société Music d'Enfer s'étaient rendues coupables l'une envers l'autre d'actes de concurrence déloyale,
- ordonné la cessation immédiate de leurs agissements,
- condamné la société Backstage Music à payer à la société Music d'Enfer la somme de 500 000 F à titre de dommages et intérêts,
- condamné la société Music d'Enfer à payer à la société Backstage Music la somme de 400 000 F, à titre de dommages et intérêts,
- dit que ces sommes se compenseront d'office à concurrence de 400 000 F,
- ordonné la publication du dispositif du jugement dans les magazines " Keybords " et " Play and Records " a l'initiative de la société Music d'Enfer et aux frais de la société Backstage Music, dans la limite HT de 30 000 F par insertion,
- rejeté le surplus des demandes des parties.
Référence faite aux énonciations de cette décision ainsi qu'aux écritures des parties pour l'exposé des faits, des prétentions et moyens soutenus.
Il suffit de rapporter que la société Backstage Music reprochant à la société Music d'Enfer six publicités publiées, entre avril et décembre 1995, dans le magazine " Keybord ", a fait assigner cette dernière aux fins d'obtenir, en réparation des préjudices subis, paiement des sommes de ses prix, 100 000 F pour plagiat d'une de ses publicités, 200 000 F pour publicité comparative, 15 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile, outre la publication de la condamnation à intervenir dans trois magazines de son choix et la cessation immédiate des agissements de la société Music d'Enfer.
La société Music d'Enfer prétendant qu'elle n'aurait fait qu'utiliser son droit de riposte à la suite de publicités dénigrant son image, son matériel et ses prix que la société Backstage Music a fait paraître à compter de 1993, s'est opposée aux demandes de la société Backstage Music et a sollicité la condamnation de cette dernière à lui payer la somme de 4 500 000 F, à titre de dommages et intérêts, celle de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de Procédure Civile, et la publication du dispositif du jugement à intervenir dans le prochain numéro à paraître des revues " Keybords " et " Play and Records ", aux frais de la société Backstage Music et à concurrence de 50 000 F par insertion.
Par le jugement déféré, le Tribunal, pour l'essentiel, a retenu que les parties s'étaient livrées, par des messages présentant les mêmes caractéristiques de contenu, de forme, de tonalité, et d'intensité, à une véritable guerre par voie de messages publicitaires, initiée par la société Backstage Music, que le droit de réponse reconnu à la société Music d'Enfer ne l'autorisait pas à dénigrer son rival, que le dommage résultant de ces agissements devait être évalué à la somme de 500 000 F, que toutefois la faute de la société Music d'Enfer étant moindre, il serait équitable d'en tenir compte par une différence de 100 000 F
Appelante, la société Backstage Music soutient principalement que les messages publicitaires qu'elle a fait publier ne présenteraient pas les mêmes caractéristiques que ceux émanant de la société Music d'Enfer, que seuls deux d'entre eux, parus en mars et juillet 1995, seraient susceptibles de viser la société Music d'Enfer.
Elle prie, en conséquence, la Cour, par voie d'infirmation, à titre principal, de constater l'ampleur des fautes commises par la société Music d'Enfer et de la condamner à lui verser la somme de 100 000 F, à titre subsidiaire, de constater que les préjudices subis par les deux parties est équivalent et en conséquence d'ordonner la compensation intégrale des créances de réparation, en tout état de cause, de condamner la société Music d'Enfer à lui payer la somme de 20 000 F au titre des frais non recouvrables de procédure. La société Music d'Enfer ayant été déclarée en redressement judiciaire par jugement du 9 janvier 1997, procédure convertie en liquidation judiciaire par décision du 3 juin 1997, Me Penet-Weiler, assignée en intervention forcée, est intervenue à la procédure.
Intimée, Me Penet-Weiler, ès qualités de mandataire liquidateur à la liquidation judiciaire de la société Music d'Enfer, poursuit la confirmation du jugement dont appel en ce qu'il a condamné la société Backstage Music à payer une somme de 500 000 F à titre de dommages et intérêts, et à sa réformation en ce qu'il a prononcé des condamnations pécuniaires à l'encontre de la société Music d'Enfer, demandant à la Cour de déclarer la société Backstage Music irrecevable en toutes ses demandes et, pour le cas où elle justifierait d'une déclaration de créance régulière et se bornerait à solliciter la fixation de ses créances au passif de la déclaration judiciaire, de la débouter de ses demandes.
Elle fait valoir, pour l'essentiel, qu'à compter du mois de mai 1993, la société Backstage Music aurait fait publier des publicités agressives à l'égard de ses concurrents et plus particulièrement de la société Music d'Enfer, de sorte que cette dernière qui aurait attendu le mois de mai 1995 pour répondre à ces attaques incessantes, n'aurait fait qu'utiliser un droit de réponse légitime aux attaques dont elle était l'objet.
Sur quoi, la Cour,
Considérant qu'il convient de relever que la société Backstage Music a régulièrement déclaré sa créance, le 1er avril 1997, pour un montant de 400 000 F, de sorte que l'instance qui a été valablement reprise ne peut tendre qu'à voir fixer la créance de la société Backstage Music au passif de la liquidation judiciaire de la société Music d'Enfer ; Considérant qu'il échet de constater que, devant la Cour, les parties ne demandent plus la publication de l'arrêt à intervenir et que la société Backstage Music ne réclame plus que la somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts ; Considérant qu'il est constant que les sociétés Backstage Music et Music d'Enfer étaient spécialisées dans la vente de matériels audionumériques d'enregistrement et de sonorisation, ainsi que d'instruments de musique High Tech, dont le marché se répartissait, à l'époque des faits, entre 9 sociétés ;
Considérant qu'il ressort des productions des parties que dès mais 1993, la société Backstage Music a fait paraître diverses publicités parues, sur une ou plusieurs pleines pages, dans le journal " Keybords " de juillet-août 1993, septembre 1993, janvier 1994, avril 1994, juillet-août 1994, octobre 1994, janvier 1995, mai 1995, juillet-août 1995, septembre 1995, juillet 1996, et dans la revue " Play and Records " de juillet-août 1995, et ainsi libellées :
" Pour apprécier leurs vacances certains de nos concurrents auraient bien aimé qu'on en prenne aussi. Dommage pour eux ! ",
" Après être passés nous voir, il vous reste encore un moyen d'acheter votre matériel cher : les petites annonces ".,
" Merci à nos très chers confrères pour tous les musiciens qu'ils nous ont si gracieusement envoyés en 1993. *Nous espérons qu'ils feront encore mieux en 1994 ",
" Par décision officielle, nous serons désormais dans l'obligation de vendre tout notre matériel aussi cher qu'ailleurs ", et, sur la page suivante, " Poisson d'avril ",
" Pour savoir jusqu'à combien vous risquez de perdre en achetant vos effets n'importe où, il vous suffit d'appeler le numéro vert 05 02 82 98, appel gratuit (ça ne vous coûte vraiment rien de téléphoner !) ",
" La conjoncture économique nous oblige à faire preuve de solidarité avec certains confrères en difficulté. Nous sommes prêts à reprendre leur stock... A condition que le matériel ne soit pas trop endommagé par la poussière. Afin d'éviter toute dépense inutile, ils pourront désormais -comme clients- nous appeler gratuitement au numéro vert 05 02 82 98, appel gratuit ",
" Plutôt que d'aller n'importe où, lire des photocopies de vieilles notices, passez donc rue de Douai essayer toutes les nouveautés ",
" Comme nous sommes fermés la nuit et le dimanche, nos confrères feraient bien d'en profiter pour ouvrir... ", et, sur la page suivant : " ... ça leur donnerait au moins une fois l'occasion d'être les moins chers. Numéro vert : 05 02 82 98, appel gratuit, si vous allez ailleurs ça va vous coûter cher ",
" Il paraît qu'on vous propose du matériel au prix qui tue de toute façon moins cher dans certains endroits ", mention suivie de l'image de deux claviers portant des touches manquantes et des slogans " bien sûr, c'est un peu moins pratique. Numéro vert : 05 02 82 98, appel gratuit, si vous allez ailleurs ça va vous coûter cher ",
" Demande d'information x Oui, je souhaite bénéficier d'une explication détaillée afin de comprendre pourquoi le matériel revient toujours plus cher ailleurs que chez Backstage.
Nom : ... Prénom : ... Adresse : ... Tél : ...
A remettre sur place ou à retourner à Backstage Music "
" Tu as vu... Malgré les prix qu'ils annoncent, les concurrents de Backstage osent encore faire de la publicité ! si vous allez ailleurs ça va vous coûter cher ",
Que si ces publicités qui comportent un dénigrement systématique des concurrents de la société Backstage Music, ne visent pas directement la société Music d'Enfer, il n'en demeure pas moins qu'en raison de l'étroitesse du marché et du petit nombre de professionnels, facilement identifiables par les consommateurs de ce type de produits, elles ont eu pour effet de nuire aux intérêts de la société Music d'Enfer ;
Qu'au surplus, la société Backstage Music a fait paraître deux publicités mettant directement au cause, la société Music d'Enfer :
La première, en mars 1995, dans la revue " Play and Record " portant sur une pleine page : " Méfiez-vous des imitations. Numéro vert : 05 02 82 98, appel gratuit, si vous allez ailleurs ça va vous coûter cher " avec sur la page de regard, le nom de ses huit concurrents associés au sien, dans un logo rappelant son propre logo, Music d'Enfer étant ainsi devenue " Music Bankfer ",
La seconde, en juillet-août 1995, représentant sur une pleine page un fer à repasser avec la mention " De toute façon moins cher !, slogan publicitaire habituel de la société Music d'Enfer , tandis que la page suivante indiquait : " On aurait bien essayé aussi de vous vendre n'importe quoi au meilleur prix, mais d'autres s'en sont déjà chargés avant nous " ;
Considérant que l'appelante soutient vainement que ces deux publicités ne permettaient pas d'identifier la société Music d'Enfer et ne présenteraient aucun caractère virulent ;
Qu'elle n'établit pas davantage que son savoir-faire et ses services auraient été de meilleure qualité que ceux de la société Music d'Enfer, ni que ses prix auraient été plus concurrentiels;
Qu'en tout état de cause, à supposer ces points avérés, il n'en demeure pas moins que les slogans publiés par la société Backstage Music, qui dénigrent indirectement ou directement, tant la société Music d'Enfer, que les prix qu'elle pratique et les services qu'elle offre, sont contraires aux usages loyaux de commerce;
Considérant que cette campagne publicitaire déloyale qui a duré près de deux ans et demi, durant lesquels la société Backstage Music a, chaque mois, fait publier dans un, voire deux magasines différents, des slogans dépréciant ses concurrents, notamment la société Music d'Enfer, a causé un préjudice certain à cette dernière :
Que compte tenu des éléments versés aux débats, ce préjudice sera exactement réparé par l'octroi d'une somme de 200 000 F à titre de dommages et intérêts ;
Considérant que du mois d'avril 1995, mois suivant la première publicité la mettant directement en cause, au mois d'octobre 1995, la société Music d'Enfer a fait paraître dans le magazine " Keybords " sur une page comportant à chaque fois, un bon de commande, la liste des articles qu'elle met en vente, le prix de certains d'entre eux, surmonté de la mention " c'est de toutes façon moins cher " les publicités suivantes :
En avril, " Musique d'Enfer joue sur le devant de la scène pour que vous n'achetiez pas en coulisse ",
En mai, " The best way for fucking backing backstage is... Music d'Enfer ; traduisez : La meilleure solution pour ne pas se faire braquer en coulisse, c'est.. Music d'Enfer ",
En juin, " The war prices will not won in the backstage of sex shops and peep shows but by...Music d'Enfer ; traduisez : La guerre des prix ne se gagnera pas en coulisses des saxo shops et pipo shows mais à...Music d'Enfer ", En juillet-août, " C'est l'été ! Ne laissez pas votre Pouvoir d'Achat fondre dans la moiteur des " coulisses " ! Respirez... ! Les prix aussi sont climatisés à Music d'Enfer ",
En septembre et octobre, " Certains n'ont plus que le dénigrement de leurs concurrents pour seul argument. Ne vous trompez pas ! Ils savent que si vous allez ailleurs, ça va LEUR coûter cher " ;
Considérant que ces publicités, à l'exception de la dernière, qui peut être considérée comme une riposte légitime à la campagne de dénigrement développée depuis deux ans par la société Backstage Music, désignent explicitement la société Backstage Music, dès lors que " coulisse " est la traduction française du mot anglais backstage ;
Que ces publicités qui comparent de manière non objective, les services offerts par la société Music d'Enfer avec ceux de la société Backstage Music sont illicites et portent atteinte à l'image et à la politique de prix, de cette dernière ;
Que les actes de concurrence déloyale commis par la société Backstage Music ne pouvaient en aucun cas autoriser la société Music d'Enfer, qui disposait des voies de droit pour y mettre fin, à se livrer à une campagne de dénigrement violente et illicite à l'encontre de l'appelante ;
Considérant que la société Backstage Music reproche également à la société Music d'Enfer d'avoir fait paraître en décembre 1995, la publicité " Paris = Lyon " ;
Que toutefois, dès lors que ces deux publicités ont été publiées simultanément, l'appelante ne démontre pas que la société Music d'Enfer l'aurait plagiée ;
Considérant que, nonobstant la durée limitée dans le temps de la campagne de dénigrement orchestrée par la société Music d'Enfer à l'encontre de la société Backstage Music, le préjudice subi par cette dernière sera fixé, en raison de la violence des quatre slogans publicitaires employés, à la somme de 100 000 F ;
Considérant que la société Backstage Music qui succombe doit être déboutée de sa demande au titre de l'article 700 NCPC ;
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a dit que la société Backstage Music et la société Music d'Enfer se sont rendues coupables d'actes de concurrence déloyale l'une envers l'autre, ainsi que sur les dépens, L'infirmant pour le surplus, Condamne la société Backstage Music à payer à Maître Penet-Weiler, ès qualités de mandaire liquidateur de la société Music d'Enfer, la somme de 200 000 F à titre de dommages et intérêts, Fixe la créance de la société Backstage Music au passif de la liquidation judiciaire de la société Music d'Enfer à 100 000 F. Dit que ces créances se compenseront à hauteur de 100 000 F, Rejette toute demande autre, plus ample ou contraire des parties, Condamne la société Backstage Music aux dépens d'appel, admet la SCP Varin & Petit, avoué au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de Procédure Civile.