CA Rouen, 2e ch. civ., 20 janvier 1999, n° 3993-97
ROUEN
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Cantais, Trans Air Freight (Sté)
Défendeur :
GSI Plus (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Credeville
Conseillers :
M. Dragne, M. Perignon
Avoués :
SCP Colin Voinchet Radiguet, SCP Gallière Lejeune
Avocats :
Me Ben Bouali, Jougla, Lhomme.
Faits et procédure :
Le 28 juillet 1992 la société GSI (Générale de Services Internationaux et Industriels), entreprise de transit depuis lors devenue GSI Plus, a engagé M. Thierry Cantais en qualité de " cadre commercial responsable d'un département EMT ".
A cette occasion, elle lui a précisé qu'il serait chargé de la prospection régionale et nationale sur les bases suivantes : " salaire annuel d'embauche : 151 200 francs -intéressement complémentaire : 7% sur la marge brute jusqu'à 35 000 francs par mois de marge brute et 10,5% de la marge brute au-delà de 35 000 francs par mois ".
A la fin de l'année 1993, des entretiens ont été organisés à l'initiative de la direction de la société GSI Plus, afin de faire " le bilan " de la présence de M. Cantais en son sein, ainsi que des affaires en cours. La poursuite de ces entretiens e été prévue pour le 10 janvier 1994.
Toutefois, par lettre du 4 du même mois, la société GSI Plus prenait acte en ces termes de la décision prise par M. Cantais de mettre fin à son contrat de travail pour entrer au service de la société Trans Air Freight (TAF) : vous nous avez exposé que notre client TAF avait l'intention d'ouvrir prochainement une agence au Havre et de vous en confier la responsabilité.
II nous aurait été certes plus agréable d'apprendre cette nouvelle directement par notre client mais quoi qu'il en soit nous sommes d'accord pour vous libérer de toute obligation à notre égard dès que vous nous aurez indiqué à quelle date vous souhaitez quitter l'entreprise.
II ne nous est pas possible par contre d'héberger la future agence TAF au sein de nos locaux, mais nous ne sommes pas opposés à étudier un contrat permettant à TAF d'utiliser notre propre système informatique douanier sous couvert bien entendu de son propre agrément...
Les parties sont postérieurement convenues de fixer à la fin du mois de janvier le terme du contrat de travail. Toutefois, une difficulté a surgi au sujet de la clientèle :
- la société GSI précisant à M. Cantais le 13 janvier 1994 : ... nous vous... demandons expressément de prendre toutes les dispositions nécessaires pour transmettre à notre directeur général, M. Bernard ANGER, ou à toute autre personne qu'il désignera, les dossiers commerciaux que nous continuerons bien sûr de traiter après votre départ (à l'exception de TAF bien entendu)
- M. Cantais répondant le 25 du même mois :
... il a été convenu fors de notre entretien que je quittais la société de façon identique à ma prise de fonction en reprenant mes clients et agents étrangers ainsi que mes outils de travail (tarif, documentation, et diverses fournitures que j'ai d 'ailleurs moi-même apportés)...
C'est dans ces conditions que, saisi à l'initiative de la société GSI Plus - qui avait formellement contesté l'accord allégué - le Tribunal de Commerce du Havre a, par jugement du 1er août 1997 :
- notamment retenu :
De la propriété de la clientèle... le 28 juillet 1992, Thierry Cantais a été embauché comme cadre commercial avec " un contrat de travail classique à durée indéterminée "... Ce contrat ne comporte pas de clause stipulant qu'il détenait une partie de la clientèle...
GSI Plus verse aux débats une analyse détaillée des clients suivis par Thierry Cantais... il apparaît que GSI Plus e perdu un nombre important de clients traités par Thierry Cantais après le départ de celui-ci (255 dossiers avant, puis 10 après)...
II y a bien eu détournement de clientèle... la demande de GSI Plus est donc fondée en son principe...
Du préjudice subi par GSI Plus... GSI Plus demande une somme de 570 000 francs à titre de dommages-intérêts...
GSI Plus verse aux débats des éléments chiffrés concernant ce détournement de clientèle : perte de chiffre d'affaires : 5860 984 francs ; perte de marge brute : 569 536,62 francs...
les frais direct correspondant à cette perte de clientèle sont à déduire de cette somme...
- pour se prononcer en conséquence comme suit :
Condamne solidairement Thierry Cantais et Trans Air Freight à verser à GSI Plus la somme de 193 000 francs à titre de dommages-intérêts...
Condamne Thierry Cantais et Trans Air Freight... à la somme de 5000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Appelant de cette décision, M. Cantais fait valoir qu'il a été d'une parfaite loyauté envers son employeur, en l'informant aussitôt de ses projets, et qu'il n'a commis aucune faute, alors que :
- il n'a commencé ses activités concurrentes qu'après préavis régulièrement donné et que la rupture du contrat de travail soit devenue effective ;
- ce contrat ne prévoyait aucune clause de non concurrence, de sorte qu'il se serait borné à faire usage de la liberté du travail.
Contrairement à l'affirmation de la société G.S.L, il n'aurait emporté aucun dossier commercial de client, se bornant à conserver par devers lui sa documentation personnelle constituée durant 15 années d'activité professionnelle, portant notamment sur les correspondants avec lesquels il travaillait.
Les pertes de clientèle, invoquée par son ancien employeur, tiendraient largement à la disparition de certaines sociétés ou au contentieux les opposant à la société GSI Plus qui n'aurait poursuivi d'autre but que d'atteindre un ancien salarié et déstabiliser un concurrent.
L'ancien employeur ne pourrait prétendre le rechercher si certains clients l'ont suivi du fait de l'intuitu personae particulièrement fort dans le domaine de l'import export.
La Cour devrait donc réformer la décision entreprise et :
Débouter la société Laser Plus Logistique Management, anciennement dénommée GSI Plus, de toutes ses demandes, fins et conclusions,
La condamner au paiement d'une somme de 25000 francs à titre de dommages-intérêts,
La condamner au paiement d'une somme de 15000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC,
La condamner à rembourser toute somme perçue dans le cadre de l'exécution provisoire avec intérêts de droit du jour du règlement.
Pour la société Trans Air Freight, aucun abus dans l'exercice de la liberté du commerce et de l'industrie, ne saurait être retenu à son encontre.
II ne saurait notamment lui être reproché, ni d'avoir embauché un ancien salarié de sa concurrente, l'ayant quittée libre de tout engagement, ni la moindre utilisation d'un quelconque document commercial appartenant à l'intéressée.
Elle se serait bornée à tirer normalement parti de la compétence acquise par l'ancien salarié au cours de quinze années d'activité, dont 18 mois seulement au service de son adversaire. Ce dernier n'aurait eu d'autre but que de tenter de déstabiliser un concurrent, en engageant son action, puis poursuivant l'exécution provisoire du jugement entrepris.
Il appartiendrait en conséquence à la Cour de :
Déclarer le Sté Laser Plus Logistiques Management anciennement dénommée GSI Plus, mal fondée en son action et la débouter de toutes ses demandes, fins et conclusions,
La condamner à rembourser avec intérêts de droit du jour du règlement toute somme perçue dans le cadre de l'exécution provisoire du jugement,
La condamner au paiement d'une somme de 85 000 francs à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par une action manifestement abusive ainsi qu'en 15000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Pour la société GSI Plus, il serait constant que la société Trans Air Freight a incité M. Cantais à démissionner de son emploi pour prendre la tête de l'agence qu'elle se proposait d'ouvrir au Havre et qu'elle a ouverte dès le 1er février 1994.
Tous deux auraient entrepris d'organiser de concert cette ouverture, bien antérieurement à la date à laquelle M. Cantais a manifesté sa décision de quitter son employeur. Cette circonstance expliquerait les motifs pour lesquels, dans les derniers temps, l'ancien employeur s'interrogeait sur l'efficacité et la rentabilité de son salarié.
L'unique objectif de la société Trans Air Freight aurait été d'obtenir le transfert de la clientèle que suivait personnellement M. Cantais. Elle y aurait réussi, comme établi par les dernières factures émises, par l'ancien employeur, pour cette même clientèle.
Les procédés déloyaux imputables à M. Cantais lui-même, tant au cours qu'après la fin du contrat de travail, seraient largement établis : production d'un courrier interne à la société, manifestement obtenu de manière frauduleuse ; refus de remettre les dossiers commerciaux des clients ; organisation du détournement massif de clientèle.
C'est par une exacte appréciation des faits de la cause que les premiers juges auraient fixé le préjudice au montant qu'ils ont retenu alors que, depuis le départ de M. Cantais, la société GSI Plus aurait subi une perte de facturation annuelle de 5 860 995 francs, entraînant une perte de marge brute de 569 536,62 francs, déduction faite de la marge brute correspondant aux affaires traitées avec la société Trans Air Freight.
De la sorte, la Cour ne pourrait que :
Recevant M. Cantais et la société Trans Air Freight en leur appel, les en dire entièrement mai fondés,
Les débouter de toutes leurs demandes, fins et conclusions,
Confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce du Havre le 1er août 1997,
Additionnellement, Condamner solidairement M. Cantais et fa société Trans Air Freight au paiement d'une indemnité de 15000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Sur ce, La Cour
Sur les contrats de travail successifs
Attendu qu'il ressort des explications des parties ainsi que des pièces du dossier (cf. notamment : attestations non contestées, régulièrement versées aux débats) que :
- M. Cantais disposait d'une expérience d'une quinzaine d'années dans le domaine de l'import-export et du transit maritime, ainsi que d'une clientèle habituée à traiter avec lui - voire qui lui était personnellement attachée - lorsqu'il e quitté le Groupe Sogena pour entrer au service de la société GSI Plus au mois de juillet 1992 ;
- la société GSI Plus a manifestement vu dans l'embauche de ce nouveau collaborateur, après assurance reçue qu'il était libre de tout engagement à l'égard du Groupe Sogena, le moyen de tirer parti de son expérience et de son affirmation auprès de la clientèle, dont la pré-existence explique d'évidence que, nonobstant la nature des fonctions dévolues à l'intéressé (" cadre commercial responsable d'un département EMT et chargé de la prospection régionale et nationale "), elle n'ait pu lui imposer une clause de non concurrence, applicable lors de la cessation de leurs relations ;
- la société Trans Air Freight a procédé dans le même esprit lorsqu'elle a embauché à son tour M. Cantais, régulièrement démissionnaire de son emploi occupé au sein de la société GSI Plus, avec effet au 1er février 1994, pour aussitôt lui confier la direction de sa nouvelle agence, simultanément ouverte au Havre dans le cadre de l'extension, au transport maritime, de son activité de transitaire jusqu'alors essentiellement exercée dans le domaine du transport aérien ;
Sur le dernier changement d'employeur
Attendu sans doute qu'en elles-mêmes, ces circonstances pourraient ne traduire que le libre jeu de la liberté qui reste le principe, tout particulièrement dans le domaine de la vie économique :
- liberté du travail qui, sous réserve du préavis dont il e obtenu d'être dispensé, permettait à M. Cantais de mettre fin au contrat le liant à la société GSI Plus pour aller exercer ailleurs ses talents, y compris au service d'un concurrent de cette dernière ;
- liberté du commerce et de l'industrie qui permettait à la société Trans Air Freight de s'engager dans une activité concurrente de celle de la société GSI Plus, y inclus avec le concours d'un ancien salarié de l'intéressée ;
Qu'il apparaît cependant que tous deux sont allés beaucoup plus loin ; qu'ils se sont livrés à des agissements constitutifs d'un abus caractérisé à l'égard de la société GSI Plus ;
Attendu en effet que doivent être retenues, à la charge de M. Cantais :
- son implication personnelle dans la mise en place de l'agence du futur employeur, alors que son contrat de travail n'avait pas encore pris fin et qu'il demeurait tenu d'une obligation de loyauté envers l'ancien (cf. : lettre non contestée de ce dernier, en date du 13 janvier, prenant acte que M. Cantais avait trouvé des locaux proches de la Douane, pour le compte de son futur employeur) ;
- l'invitation systématiquement faite à ce qu'il estimait être " sa " clientèle (cf. : sa lettre du 25 janvier 1994) à le suivre chez son nouvel employeur, alors qu'il était encore au service de l'ancien, comme le confirme l'arrêt immédiat des relations commerciales de celle-ci avec la société GSI Plus, aussitôt après son départ ;
- l'enlèvement et le transfert chez le nouvel employeur de ce qu'il estimait être "son" fonds documentaire afférent notamment aux correspondants étrangers et tarifs (cf. : sa lettre précitée du 25 janvier 1994 ; ses écritures d'appel, pourtant indispensables à la poursuite normale, par la société GSI Plus, des activités qu'il avait exercées pour son compte ;
Que pour ne pouvoir exiger de M. Cantais une totale amnésie après son départ, la société GSI n'était pas moins en droit d'attendre de lui plus de loyauté et de mesure ; qu'il en va d'autant plus ainsi que ses fonctions de responsabilité, exercées au sein de la société GSI Plus, impliquaient la constitution de la clientèle et du fonds documentaire litigieux, pour le compte de cette dernière ;
Que la société Trans Air Freight, à laquelle n'a pu échapper le pillage et la déstabilisation dont sa concurrente a été victime, s'est rendue complice de ces agissements dans lesquels elle n'a vu que le moyen de lancer rapidement, plus sûrement et à moindre frais, sa nouvelle agence ;
Sur les demandes des parties
Attendu que c'est vainement que M. Cantais et la société Trans Air Freight tentent de se retrancher derrière la parfaite connaissance que la société GSI Plus aurait eue de leur opération, avant la fin du contrat de travail, voire ce qui aurait été son acceptation ;
Qu'en effet, les accords qu'elle a pu donner ne se sont jamais étendus aux agissements ci-dessus relevés que les premiers juges ont à bon droit retenus comme constitutifs, pour M. Cantais, d'un manquement à ses obligations contractuelles, pour la société Trans Air Freight, de concurrence déloyale ;
Que sans doute l'appréciation du préjudice impose-t-il de tenir compte du fait que la perte de certains clients a tenu à d'autres motifs que ceux ci-dessus évoqués : disparition de l'entreprise, contentieux avec la société Trans Air Freight, notamment ; qu'en outre - même sans les agissements critiqués - le départ de M. Cantais aurait inévitablement entraîné la désaffection de certains autres ;
Que le montant retenu par les premiers juges n'apparaît pas moins constituer une juste réparation, alors qu'au-delà des pertes afférentes à l'exercice qui e immédiatement suivi le départ de M. Cantais, les agissements litigieux ont continué un temps encore à produire effet ;
Attendu que M. Cantais et la société Trans Air Freight seront donc déboutés de leur appel et le jugement entrepris entièrement confirmé ; que la partie qui succombe doit supporter les dépens ;
Que ni l'équité, ni la situation financière des appelants ne justifient qu'il soit fait exception à l'application des dispositions de l'article 700 du NCPC afférentes à la charge des frais non compris dans les dépens ;
Par ces motifs, la Cour : Reçoit M. Cantais et la société Trans Air Freight en leur appel, Les en déboute, Confirme le jugement du Tribunal de Commerce du Havre du 1er août 1997 ; Fixe à 8 000 francs l'indemnité supplémentaire que M. Cantais et la société Trans Air Freight doivent payer à la société GSI Plus au titre de l'article 700 du NCPC ; Laisse à leur charge les dépens d'appel qui pourront être recouvrés par la SCP GALLIERE LEJEUNE, avoués associés, dans les conditions prévues à l'article 699 du NCPC.