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Décisions

CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 5 novembre 1998, n° 97-00706

DIJON

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

La Grande Cave (SARL)

Défendeur :

Louis Max (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Littner (Conseiller faisant fonction)

Conseillers :

M. Jacquin, Mme Arnaud

Avoués :

SCP Bourgeon Kawala, SCP Avril Hanssen

Avocats :

SCP Clatz-Paty, Me Goldsmith.

T. com. Nuits-saint-Georges, du 5 mars 1…

5 mars 1997

Exposé de l'affaire:

Par jugement du 24 juin 1994, le tribunal de commerce de Beaune a ordonné :

- la cession totale de la Société des Grands Vins à Vougeot (SGVV) au Groupe Pierre Laforest, dont la SARL La Grande Cave est une filiale,

- la cession du fonds de commerce et des actifs immobiliers de la Société Commerciale des Bourgognes de Marque (SCBM) partie à la SARL Mabillon Bourgogne, avec possibilité de se substituer sa filiale, la société Louis Max, partie à la SARL Pierre Laforest.

Pendant quelques mois, les anciens salariés de la société SGVV repris par la société La Grande Cave et ceux de la société SCBM repris par la société Louis Max ont partagé des bureaux situés 6, rue de Chaux à Nuits-Saint-Georges.

Entre le mois de mars et le mois d'octobre 1995, 17 agents commerciaux de la société La Grande Cave ont donné leur démission en se dispensant d'effectuer leur préavis et ont intégré directement la société Louis Max.

Soutenant que cette société s'était livrée à des actes de concurrence déloyale par débauchage massif de sa force de vente, embauche de salariés liés par une clause de non-concurrence, tentative de débauche d'autres salariés à leur domicile personnel, volonté de créer la confusion auprès de la clientèle, la SARL La Grande Cave a assigné la SA Louis Max en paiement d'une somme de 875 000 F et, subsidiairement, en instauration d'une mesure d'expertise pour chiffrer son préjudice.

Par jugement du 5 mars 1997, le tribunal de commerce de Nuits-Saint-Georges a considéré que le départ des salariés résultait des nouvelles méthodes mises en place par la société demanderesse et il l'a déboutée de sa réclamation, accordant à la société Louis Max 2 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La SARL La Grande Cave a fait appel. Elle maintient que la société Louis Max a commis des actes de concurrence déloyale et fait valoir :

- que deux VRP, Monsieur Le Crom et Monsieur Bajade, étaient liés par une clause de non-concurrence, ce que devait vérifier le nouvel employeur,

- que Monsieur Bajade avait emmené avec lui les meilleurs vendeurs et contacté à leurs domiciles deux autres VRP, ce qui constitue un débauchage massif désorganisant ses réseaux commerciaux,

- que la société Louis Max s'est livrée en outre auprès de la clientèle à du dénigrement et parasitisme,

- que, sur un échantillon de 200 clients, l'huissier commis par le président du tribunal de grande instance de Dijon en a retrouvé près d'un quart dans le fichier de la société intimée,

- que son préjudice est constitué par la perte de son chiffre d'affaires et par l'altération de son image auprès de la clientèle.

Elle demande 875 000 F à titre provisionnel, subsidiairement l'instauration d'une mesure d'expertise, la publication de l'arrêt et 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société Louis Max conteste les griefs qui lui sont adressés et soutient que les VRP qui l'ont rejointe l'ont fait en raison d'un conflit généralisé entre le personnel commercial de la Grande Cave et sa nouvelle direction, ce qui a d'ailleurs été admis par le Conseil des Prud'hommes de Douai dans un litige concernant un autre VRP, Monsieur Lor. Elle ajoute que cette catégorie de personnel est très volatile et précise que seuls quatre des VRP en cause sont encore à son service. Elle fait valoir :

- que le départ de 14 VRP (et non 17) sur 150 ne peut constituer un débauchage massif,

- que le grief d'inexécution de préavis ne tient pas puisque 4 salariés l'ont respecté, 3 en ont été dispensés et 7 étaient à temps partiel ou multicartes,

- que leur départ a pour seule cause le différend les opposant à leur employeur (désorganisation, démarchage direct par téléphone, non-respect de promesse, suppression "cave-épargne", etc...),

- que le départ de Monsieur Bajade n'a pas été fautif et qu'aucun des autres salariés n'était lié par une clause de non-concurrence sauf Messieurs Le Crom et Plet, qui en ont été libérés,

- que les accusations de détournement de fichier, dénigrement et confusion ne sont pas fondées,

- que les pertes alléguées résultent de la seule faute de la société La Grande Cave.

Elle sollicite en conséquence la confirmation du jugement, souhaite obtenir 1 F à titre de dommages-intérêts et 75 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et demande la publication de l'arrêt.

La société appelante rétorque :

- qu'à l'époque de la cohabitation, la société Louis Max n'avait jamais pratiqué la vente aux particuliers et que la société La Grande Cave avait confié à cette société, par l'intermédiaire de sa filiale Sitec la gestion de ses commandes et livraisons, ce qui avait d'ailleurs été mal fait et a entraîné les griefs des VRP,

- que le jugement rendu par le Conseil de Prud'hommes, non significatif, a été rendu dans un contexte différent,

- que les actes de concurrence déloyale s'apprécient au moment où ils sont commis de sorte qu'il importe peu que les VRP ne soient pas restés chez Louis Max,

- que les 9 salariés repris représentaient, du 27 juin au 31 décembre 1994, 24,58 % des commissions versées par la société La Grande Cave,

- qu'un seul des 17 salariés a proposé de se conformer à son préavis et que le taux de commissionnement proposé était de 5 % supérieur au taux habituel,

- que la modification du système " cave-épargne " n'était pas défavorable aux VRP et que la pratique du "phoning" était prévue dans les contrats.

Elle maintient le surplus de son argumentation, soutient que les actes de concurrence déloyale sont prouvés et que son préjudice est justifié.

La société intimée développe à nouveau son argumentation, invoque le jugement rendu dans l'affaire Lor, conteste les allégations relatives à l'exécution de la convention Sitec, affirme qu'elle pratiquait la vente aux particuliers, notamment par la maison Poulet et fait valoir que les anciens salariés de la Grande Cave étaient libres de prospecter leurs anciens clients, en l'absence de clause de non-concurrence.

La société La Grande Cave fait encore observer que le jugement du Conseil de Prud'hommes de Douai est frappé d'appel et maintient pour le surplus sa position.

Motifs de la décision :

Attendu que la société appelante reproche principalement à la société Louis Max d'avoir désorganisé son réseau commercial en procédant au débauchage massif de ses agents commerciaux dont les noms suivent, sur une courte période allant du mois de mars au mois d'octobre 1995 :

- Alain Camara : démission le 21 mars 1995,

- Jean-NoëI Maschio : démission le 18 avril 1995,

- Michel Hasler : démission le 5 mai 1995,

- Christian Brunel : démission le 9 mai 1995,

- Denise Meynard : démission le 28 mai 1995,

- Jean-Michel Plet : démission le 31 mai 1995,

- Antoine Perkovic : démission le 2 juin 1995,

- Rémy Le Crom : licencié pour abandon de poste le 10 juin 95,

- Claude Bajade : démission le 15 juin 1995,

- Bernard Bouzigues : démission le 30 juin 1995,

- Annie Mairy : démission le 17 juillet 1995,

- Robert Ceron : démission le 27 juillet 1995,

- Jean-Pierre Maurette : démission le 22 août 1995,

- Yves Robigou : démission le 23 août 1995,

- Patrice Van Assche : démission le 28 août 1995,

- Jean-Marc Alcaras : démission le 17 octobre 1995,

- Serge Lavoignat : démission le 17 octobre1995 ;

Attendu qu'il est en premier lieu démontré que la société Louis Max a embauché plusieurs de ces salariés alors qu'ils étaient liés à leur ancien employeur par une clause de non-concurrence : Claude Bajade, Rémy Le Crom ;

Attendu que ce comportement constitue un acte de concurrence déloyale ; qu'il importe peu que par la suite, dans le cadre d'un protocole d'accord signé le 15 avril 1996 avec Monsieur Le Crom, la société La Grande Cave ait renoncé au bénéfice de la clause de non-concurrence, étant observé que dans cet acte le salarié moyennant règlement d'une somme de 60 000 F a déclaré se désister de ses demandes en paiement de la somme de 857 697,20 F ;

Attendu que Monsieur Plet avait également une clause de non-concurrence dans son contrat mais son employeur l'en avait dégagé le 15 juin 1995 ; qu'il peut cependant être constaté que la société Louis Max l'avait engagé le 2 juin sans se préoccuper de cette clause de non-concurrence ;

Attendu qu'en ce qui concerne Monsieur Bajade, qui avait la responsabilité des régions Midi, Drôme-Ardèche et Lyon, depuis 1987, la société Louis Max l'a embauché malgré la clause de non-concurrence prévue pour une durée de deux ans ;

Qu'il y a lieu de relever que la plupart des salariés démissionnaires relevaient de sa région et que deux autres VRP de la Grande Cave, J. Laurent Luet et Michèle Legendre, ont déclaré avoir été sollicités par lui au mois de novembre pour le rejoindre, cette proposition étant assortie d'une offre de commission de 25 % (+ 7 %) ;

Attendu que l'ensemble de ces éléments démontre la volonté de la société Louis Max de débaucher le personnel de la société concurrente, y compris par des moyens déloyaux ;

Attendu qu'il est également établi que la société Louis Max a voulu créer une confusion, par l'intermédiaire des VRP en provenance de la Grande Cave, entre les deux sociétés ;

Attendu que l'activité de vente aux particuliers était exercée par la société intimée sous la marque Noirot-Carrière ;

Qu'un client, Pierre Delatouche, a déclaré que Monsieur Le Crom, qui lui avait vendu quelques bouteilles, avait prétendu que la maison Noirot-Carrière avait succédé à la Grande Cave ;

Qu'un autre client, Monsieur de Lajudie a affirmé que Monsieur Maschio lui avait déclaré que la Grande Cave avait fusionné avec la maison Noirot-Carrière;

Attendu qu'un autre VRP démissionnaire, Yves Robigou, a annulé une commande passée par Monsieur Arneodo à La Grande Cave pour être "hors délais" (?) et l'a remplacée par une autre commande au profit de la maison Noirot-Carrière ;

Que Monsieur Boivinet, qui a signé un bon de commande le 12 mars 1995 auprès de Monsieur Plet, démissionnaire le 31 mai (!), a protesté contre une " commande extorquée par de fausses affirmations " ;

Attendu que Madame Leplant a envoyé, en règlement d'une commande, le 15 février 1996, un chèque bancaire libellé à l'ordre de "La Grande Cave - A. Noirot-Carrière" ;

Que le client Lasalle, qui a signé un bon de commande A. Noirot-Carrière, a adressé son courrier à La Grande Cave à Vougeot ;

Attendu que ces agissements constituent également des faits de concurrence déloyale ;

Attendu que, même si l'embauche de salariés d'une entreprise concurrente n'est pas fautive s'ils ne sont pas soumis à une clause de non-concurrence et même si ces salariés ont invoqué divers motifs pour justifier leur départ, il est en l'espèce démontré que seize agents commerciaux de la Grande Cave ont, dans une période de temps courte, quitté leur employeur en demandant à être dispensés de préavis, ont prospecté immédiatement, voire même avant leur démission, les clients de leur ancien employeur, ont bénéficié de conditions de rémunération très avantageuses et ont, pour certains, tenté de créer la confusion entre le nouvel employeur et celui qu'ils venaient de quitter ;

Que ce comportement ne peut résulter que de la volonté délibérée du nouvel employeur, la société Louis Max, volonté révélée par l'embauche de salariés titulaires d'une clause de non-concurrence ;

Attendu qu'il n'est en revanche pas suffisamment établi que la société intimée ait procédé à un détournement du fichier de la société La Grande Cave, la présence de 37 clients dans le fichier de la société Louis Max sur une liste de 200 donnée par la société appelante n'étant pas un élément suffisant et la prospection de la clientèle de l'ancien employeur n'étant pas illicite si elle est loyale ;

Attendu qu'il y a donc lieu de réformer le jugement entrepris et de déclarer la société Louis Max coupable d'actes de concurrence déloyale ;

Attendu, en ce qui concerne le préjudice, que la société appelante ne démontre pas que les départs des VRP vers la société Louis Max a entraîné une baisse significative de son chiffre d'affaires ;

Qu'il est seulement démontré que ces salariés, qui ont pu être remplacés plus ou moins rapidement, aucune information n'étant donnée sur ce point, avaient réalisé du mois d'octobre 1994 à la date de leur départ un chiffre d'affaires de 3 505 810 F ;

Attendu que selon l'appelante la part de l'activité des VRP multicartes embauchés par Louis Max était proche de 25 % pour la période allant du 27 juin au 31 décembre 1994 ;

Attendu que la société La Grande Cave a subi en outre un préjudice moral auprès de sa clientèle, les clients qui se sont manifestés ayant été désorientés par le changement d'employeur des représentants habituellement au contact avec eux, et par la présentation qui leur en a été faite ;

Attendu qu'au vu de l'ensemble de ces observations, la Cour possède les éléments lui permettant de chiffrer à 300 000 F le préjudice subi par la société appelante ; que la présente décision doit être publiée ainsi qu'elle le réclame ;

Attendu que la société La Grande Cave doit enfin recevoir une somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; que la société intimée, qui succombe, ne peut bénéficier de cette disposition ni prétendre à des dommages-intérêts ;

Par ces motifs, LA COUR, Réforme le jugement entrepris et, statuant à nouveau, Dit que la société Louis Max s'est rendue coupable d'actes de concurrence déloyale au préjudice de la société La Grande Cave, Condamne en conséquence la société Louis Max à payer à la société La Grande Cave la somme de 300 000 F en réparation du préjudice qui en est résulté, Ordonne la publication du dispositif du présent arrêt dans deux journaux choisis par la société La Grande Cave (un journal professionnel et un journal de grande diffusion) aux frais de la société Louis Max dans la limite de 20 000 F par insertion, Condamne la société Louis Max à payer à la société La Grande Cave 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, La condamne aux dépens d'instance et d'appel et autorise la SCP Bourgeon-Kawala, avoués, à recouvrer ces derniers conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile.