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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 11 septembre 1998, n° 96-11646

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Ferreyra

Défendeur :

European Passenger Services (Sté), Vilmouth, Julienne, Mandon, Veit

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval

Conseillers :

M. Ancel, Mme Regniez

Avoués :

SCP Gaultier-Kistner-Gaultier, SCP Bernabe-Ricard, SCP Barrier-Monin

Avocats :

Mes Diez, Duffour, Coste.

TGI Paris, 4e ch., du 8 nov. 1995

8 novembre 1995

LA COUR statue sur l'appel interjeté par Monsieur Antonio Ferreyra dit Ferre d'un jugement rendu à son encontre le 8 novembre 1995 par le tribunal de grande instance de Paris dans un litige l'opposant à Monsieur Jean Luc Vilmouth, Messieurs Julienne et Mandon et Madame Veit, ainsi qu'à la société EPS, aujourd'hui dénommée Eurostar.

Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures d'appel pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants.

Eurostar, anciennement European Passenger Services, qui exploite le train empruntant le tunnel sous la Manche, avait, en 1993, confié à l'agence anglaise Public Art l'organisation d'un concours pour l'aménagement artistique du nouveau terminal Waterloo de Londres. M. Vilmouth avait présenté sous la dénomination " Channel Fish " un projet, accompagné d'une vidéo, consistant à disposer accrochées sous le plafond du hall de la gare, une dizaine de maquettes mobiles de poissons allongés (des lançons) destinées à être animées d'un mouvement de plus en plus rapide dans les instants précédant le départ de chaque train. Le 9 mai 1993, EPS a conclu avec M. Vilmouth, à qui elle a versé une somme forfaitaire de 1 000 £, un contrat de commande de dessin prévoyant la fourniture d'une maquette du projet, d'un croquis de l'œuvre, d'une description de ses spécificités techniques. Le contrat stipulait qu'au cas où EPS déciderait de la réalisation du projet, un nouveau contrat de commande serait établi.

M. Vilmouth a fait appel au cabinet d'architectes Haro regroupant MM. Julienne et Mandon et Mme Veit afin de disposer d'une proposition de réalisation technique. Les architectes se sont eux-mêmes adressés à M. Ferre à qui ils ont demandé une étude le 24 juin 1993.

M. Ferre a établi le 29 juin 1993 une étude intitulée " devis " dont le coût (2000 F) lui a été réglé le 7 juillet suivant.

Cette étude a été jointe au projet soumis le 20 septembre 1993 au comité de sélection par M. Vilmouth, qui a remporté le concours le 24 septembre 1994.

EPS exigeant qu'un prototype de poissons soit réalisé, M. Vilmouth et les architectes ont repris l'attache de M. Ferre, et ont tenu avec lui le 12 octobre une réunion qui a donné lieu à l'établissement d'un compte rendu écrit. Le 28 octobre M. Ferre a adressé à M. Vilmouth un devis détaillé et modifié. Le 10 novembre, M. Vilmouth a pu, ainsi qu'il l'avait demandé le 12 octobre, visiter le local de M. Ferre.

Les architectes avaient sollicité également des devis de réalisation de prototypes de Jim Hanson Créature Shop et de Nawak & Ventilo.

Le 16 novembre 1993, M. Vilmouth a écrit à M. Ferre qu'au " vu de son devis de ses exigences extrêmement contraignantes ", il se voyait dans l'obligation de mettre à leur collaboration.

Le 19 novembre 1993, M. Vilmouth a confié la réalisation du prototype à Nawak & Ventilo.

Celle-ci ayant présenté un prototype à EPS en janvier 1994, les contrats couvrant la réalisation de l'œuvre ont été signés entre M. Vilmouth, Nawak & Ventilo, et Public Art représentant EPS, en avril et mai 1994.

M. Ferre (qui avait adressé le 18 novembre 1993 à M. Vilmouth et au cabinet Haro une lettre critiquant les conditions de la rupture de leur collaboration, les mettant en garde contre toute contrefaçon ou acte de concurrence déloyale résultant de la reprise de ses devis, et réclamant une indemnité de 200 000 F) a fait assigner en avril et novembre 1994, M. Vilmouth, MM. Julienne et Mandon ainsi que Mme Veit et le Waterloo International Terminal. Celui-ci n'ayant pas d'existence juridique, EPS est intervenue volontairement à la procédure.

M. Ferre qui réclamait des mesures de publication et l'allocation d'une somme de 404 800 F à titre de dommages intérêts, invoquait de multiples fondements à l'appui de sa demande, responsabilité contractuelle à raison de la rupture selon lui abusivement intervenue après que lui ait été passé commande, concurrence déloyale et enrichissement sans cause.

Le tribunal l'a débouté de l'ensemble de ses prétentions, estimant que :

- M. Vilmouth était bien l'unique lauréat du concours,

- le document intitulé " compte-rendu de la réunion du 12 octobre " adressé par M. Vilmouth à M. Ferre ne pouvait s'analyser en une offre ferme et sans réserve de contracter,

- les modifications apportées par M. Ferre au devis initialement transmis à M. Vilmouth ainsi que les constatations effectuées par celui-ci lors de la visite de l'atelier de M. Ferre justifiaient la rupture des pourparlers engagés entre eux,

- M. Ferre ne rapportait pas la preuve d'actes de concurrence déloyale.

Ayant interjeté appel, M. Ferre poursuit la réformation intégrale du jugement. Il ne reprend pas le moyen tiré de l'enrichissement sans cause, mais invoque pour la première fois devant la cour la contrefaçon dont il aurait été victime, tout en réitérant ses griefs de concurrence déloyale et de parasitisme, et en invoquant à nouveau la rupture abusive de contrat, et subsidiairement la rupture abusive de pourparlers pré-contractuels. Il prie la cour :

" - de dire et juger que Antonio Ferre a été co-auteur du projet " Channel Fish ", œuvre de collaboration ;

- de dire et juger que l'utilisation illicite des création de M. Antonio Ferre par M. Jean-Luc Vilmouth et la société Haro constituent des actes de contrefaçon ;

- en conséquence, de condamner M. jean Luc Vilmouth et la société Haro à réparer le préjudice subi par M. Antonio Ferre du fait des actes de contrefaçon, soit 404 800 F HT ;

A titre subsidiaire, dans l'hypothèse où la contrefaçon ne serait pas retenue, constater que le projet finalement réalisé reprend la technologie et le savoir-faire de M. Antonio Ferre, de dire et juger que cette reprise constitue un acte de parasitisme économique ;

- en conséquence, de condamner Jean-Luc Vilmouth et la société haro à payer à M. Antonio Ferre 1 404 800 F HT de dommages-intérêts pour leurs actes de concurrence déloyale ;

indépendamment des actes de contrefaçon et/ou de concurrence déloyale,

- de dire et juger qu'il existait un contrat de commande valide entre M. Antonio Ferre et la société Haro, que ce contrat a été résilié brutalement, unilatéralement et sans motif par M. jean Luc Vilmouth, et/ou la société Haro et/ou EPS ;

- en conséquence, de condamner M. Jean-Luc Vilmouth et/ou la société Haro et/ou EPS à indemniser M. Antonio Ferre du préjudice subi par celui-ci du fait de la résiliation unilatérale de sa commande et donc à lui payer à ce titre 404 800 F HT de dommages-intérêts

A titre subsidiaire, si la Cour ne retenait pas la résiliation unilatérale d'une commande valide, de dire et juger qu'il y a eu rupture abusive de relations pré-contractuelles entre M. Antonio Ferre, d'une part, et M. Jean-Luc Vilmouth et/ou la société Haro et E.P.S. d'autre part, et, en conséquence, de les condamner à payer 404 800 F HT de dommages-intérêts à M. Antonio Ferre ;

De condamner M. Jean-Luc Vilmouth, la société Haro et E.P.S. par application de l'article 700 du NCPC à rembourser à M. Antonio Ferre les frais par celui-ci exposés pour se défendre, soit 40 000 F HT "

EPS, devenue Eurostar, qui souligne qu'elle n'a jamais eu de lien contractuel avec M. Ferre, conclut à la confirmation du jugement, sauf en ce qu'il l'a déboutée de sa demande d'indemnité pour ses frais irrépétibles.

MM. Vilmouth, Julienne et Mandon concluent dans le même sens. Ils contestent la contrefaçon, faisant valoir que M. Ferre n'a pas participé à la réalisation de l'œuvre et que même à admettre qu'il ait collaboré à l'œuvre de M. Vilmouth, il ne pourrait se plaindre de ce que celui-ci ait exploité seul sa contribution personnelle. Ils contestent les griefs de concurrence déloyale et de parasitisme. Ils soutiennent que l'action en responsabilité contractuelle, simultanément exercée par M. Ferre est irrecevable, eu égard au principe du non-cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle, et qu'elle est en toute hypothèse non fondée comme l'a décidée le tribunal.

Mme Veit a constitué avoué, mais n'a pas conclu...

Chacune des autres parties réclame l'application à son profit des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR :

Sur la contrefaçon

Considérant que tout en indiquant ne pas contester que :

" M. Vilmouth (ait été) le soumissionnaire, l'auteur et le concepteur de l'idée originale du projet Channel Fish, lauréat du concours ",

M. Ferre soutient que le projet soumis à la commission anglaise comportait un certain nombre de pages et de créations réalisées et signées par lui qui sont protégeables par le droit d'auteur et lui confèrent la qualité de coauteur du projet ; qu'il prétend que la réalisation de ce projet par Nawak & Ventilo, à partir de ses dessins et croquis, caractérise une contrefaçon commise sous la direction et la responsabilité de M. Vilmouth et des architectes ;

Mais considérant que les premiers juges, qui, bien que M. Ferre ne soit pas prévalu de droits d'auteur devant eux, ont été amenés à examiner les conditions d'élaboration du projet, ont très justement analysé la situation dans les termes suivants que la cour approuve :

" qu'il ressort du dossier que le choix de l'œuvre d'art elle-même était primordial et que les demandes de schémas, de descriptions techniques et d'analyse budgétaire avaient surtout pour but de s'assurer que l'œuvre imaginée par l'artiste était réalisable dans des conditions acceptables ;

Attendu que " la note aux artistes " comme " la convention de commande de dessin " émanant du Public Art précisent clairement que l'artiste sélectionné signera un contrat distinct pour la réalisation de l'œuvre, le premier de ces documents ajoutant que si l'artiste n'est pas le fabricant, un contrat séparé sera passé avec ce dernier ; que le choix de l'œuvre et sa réalisation pratique constituent donc deux phases bien différentes,

Attendu qu'ainsi l'insertion de croquis et devis Antonio Ferre dans le projet n'implique aucun engagement envers ce dernier, M. Vilmouth pouvant être considéré comme l'unique lauréat du concours " ;

Considérant qu'il se déduit de ces éléments que M. Vilmouth est le seul créateur de l'œuvre Channel Fish, même si l'un des stades de la préparation matérielle de celle-ci, il a eu recours au devis élaboré par M. Ferre ; qu'au vu de ce devis, des descriptions techniques et schémas qui l'accompagnaient, pour autant qu'ils puissent constituer une œuvre protégeable ce que conteste M. Vilmouth, qui soutient que son adversaire, n'ayant que le rôle d'un exécutant technique à qui n'était demandé aucune interprétation personnelle, a simplement été candidat à la fabrication de l'œuvre, le grief de contrefaçon développé en appel par M. Ferre apparaît de toute façon ne pouvoir être fondé, dès lors que l'intéressé ne démontre pas que son apport aurait été reproduit, ainsi qu'il le soutient, à l'initiative de M. Vilmouth, par l'entreprise finalement retenue pour la mise en œuvre du projet, Nawak & Ventilo ;

Considérant qu'en effet, au-delà des points communs tenant à l'objet même du projet : la réalisation de maquettes imitant des lançons en mouvement, et reprenant ce qu'on peut observer dans le monde animal, la réalisation de Nawak & Ventilo ne reproduit pas les caractéristiques du travail de M. Ferre ; qu'ici à nouveau, la cour ne peut que reprendre à son compte les conclusions des premiers juges qui avaient retenu :

" que le comparatif technique entre le devis de M. Ferre et la réalisation de la SARL Nawak & Ventilo " produit en défense montre de façon simple, claire et pourtant précise que de nombreuses différences existent entre les travaux d'Antonio Ferre et l'œuvre réalisée, en particulier en matière de structure, de motorisation, d'électricité, de peau ; qu'il n'est donc pas démontré qu'il y ait eu en l'espèce une reproduction fidèle de nature à entraîner la confusion " ;

Considérant que les demandes de M. Ferre doivent donc être rejetées en ce qu'elles sont fondées sur le grief de contrefaçon ;

Sur la concurrence déloyale et le parasitisme

Considérant que réitérant subsidiairement l'argumentation qu'il avait fait valoir en première instance sur la concurrence déloyale, et invoquant le parasitisme, l'appelant soutient que " les poissons réalisés par la société Nawak & Ventilo reprennent la technologie et le savoir-faire donc les investissements économiques d'Antonio Ferre " ;

Mais considérant que le grief de la concurrence déloyale a été justement repoussé par le tribunal ; que la réalisation finalement menée à bien par Nawak & Ventilo se distingue très sensiblement, comme il a été vu, du projet de M. Ferre, dont elle ne reprend pas, en particulier, les principes de fonctionnement compliqués (cartes électroniques, microcontroleurs, 20 actuateurs linéaires asservis par poisson) et les matériaux sophistiqués et coûteux (peau synthétique à base de silicones, élastomères et latex à chaud), puisqu'elle recourt à des " asservissements mécaniques commandés par un moteur unique de 24 V, à vitesse variable et à transmission par courroie fibrée ", et à une " peau synthétique à base de lycra recouvert d'écailles découpées " ; que sont sans portée les allégations de parasitisme de M. Ferre, qui d'ailleurs ne justifie en rien, ni des investissements qu'il invoque, ni leur prétendu détournement ;

Sur les autres moyens

Considérant que M. Ferre expose qu'indépendamment de la contrefaçon et de la concurrence déloyale qu'il impute à M. Vilmouth et aux architectes, il entend leur faire grief, ainsi qu'à la société EPS, d'une rupture abusive de contrat, et subsidiairement d'une rupture abusive de relations précontractuelles ;

Mais considérant que ces griefs, manifestement sans aucun fondement en ce qu'ils visent EPS, aujourd'hui Eurostar, avec laquelle M. Ferre n'a jamais entretenu de relations, ne sont pas non plus justifiés à l'encontre des autres intimés ;

Que le tribunal a justement relevé qu'aucune commande définitive n'avait été passée à M. Ferre alors que le compte rendu de la réunion du 12 octobre 1993 indiquait expressément qu'un " devis " pour un montant total de 825 000 F HT devait être établi par M. Ferre (qui devait donc présenter une nouvelle offre de contracter) et mentionnait " M. Vilmouth demande à ce que Antonio Ferre organise une visite de son atelier pour lui présenter ses références " ;

Considérant que ces mentions du compte rendu de la réunion de 12 octobre 1993 montrent, comme l'a dit le tribunal, que M. Ferre " n'est pas fondé à se plaindre de la résiliation unilatérale d'un marché qui n'était pas encore conclu " ;

Considérant que la cour fait également siens les motifs pertinents par lesquels les premiers juges ont écarté le grief de rupture abusive de pourparlers, en relevant que M. Ferre dans son devis définitif du 25 octobre 1993 modifiait très sensiblement au détriment de ses partenaires les conditions qui avaient été précédemment envisagées, et que MM. Vilmouth et Mandon, avaient pu constater en se rendant le 10 novembre 1993 dans la pièce que se faisait prêter M. Ferre à Torcy que celui-ci ne disposait pas de locaux suffisants pour réaliser la commande entière, ni des fonds lui permettant de faire l'avance des frais ;

Considérant que M. Ferre sera en conséquence débouté de toutes ses demandes et le jugement confirmé ;

Considérant que l'équité commande d'allouer, pour leurs frais irrépétibles d'appel, des indemnités de 4 000 F à MM. Vilmouth, Mandon et Julienne, respectivement, et de 8 000 F à Eurostar ;

Par ces motifs : Confirme le jugement déféré ; Y ajoutant : Condamne M. Antonio Ferreyra dit Ferre à payer pour leurs frais irrépétibles d'appel, des indemnités de 4 000 F à MM. Vilmouth, Mandon et Julienne, respectivement, et de 8 000 F à la société Eurostar ; Rejette toute autre demande ; Condamne M. Antonio Ferreyra dit Ferre aux dépens d'appel ; Admet les SCP d'avoués Gaultier Kistner et Barrier Monin au bénéfice de l'article 699 du NCPC.