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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 22 mai 1998, n° 95-25834

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Hakon

Défendeur :

Levi

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Leclercq

Conseillers :

M. Bouche, Mme Cabat

Avoués :

SCP Bourdais-Virenque, SCP Bommart-Forster

Avocats :

Mes Garaud, Chocque, Deby.

TGI Paris, 5e ch., 1re sect., du 21 juin…

21 juin 1995

Par acte sous-seing privé du 26 juillet 1990 Teddy Levi a cédé à Pierre-Guy Hakon son cabinet dentaire situé Rue Émile Zola à Suresnes au prix de 950.000 F se décomposant comme suit :

- 130.000 F pour les éléments corporels,

- 820.000 F pour les éléments incorporels calculés selon l'usage sur la base d'un pourcentage du chiffre d'affaires d'une année mentionné dans l'acte, soit 1.297.269 F en 1987, 1.275.937 F en 1988 et 1.275.203 F en 1989.

Teddy Levi s'est interdit d'exploiter pendant 5 ans un cabinet dentaire dans la ville de Suresnes et dans les communes limitrophes de Saint-Cloud, Rueil-Malmaison, Nanterre et Puteaux.

Pierre-Guy Hakon a constaté dès son installation une désaffection de la clientèle et n'a réalisé pendant les derniers mois de l'année 1990 qu'un chiffre d'affaires de 54.772 F à comparer aux 400.000 F environ perçus par Teddy Levi durant la même période de 1989. Il a revendu le cabinet le 18 janvier 1991 à Marc Olivier au prix de 450.000 F dont 330.000 F pour les éléments incorporels.

Il avait appris entre-temps que Teddy Levi ne s'était nullement installé outre-mer comme le lui avait dit l'intermédiaire de la cession du 26 juillet 1990, mais qu' il continuait à exercer son activité de chirurgien-dentiste au sein du cabinet Godin situé place de Mexico à Paris 16e arrondissement et qu'il avait de surcroît participé à la création à Issy-les-Moulineaux d'un Centre médical Sainte-Lucie.

Pierre-Guy Hakon a saisi le Président du Conseil de l'ordre des Chirurgiens-Dentistes auquel n'avait été soumise aucune demande d'autorisation préalable de la cession du 26 juillet 1990, afin de tenter une conciliation qui a échoué;

Il a fait assigner en garantie Teddy Levi le 16 avril 1991 devant le Tribunal de grande instance de Paris qui, par jugement du 17 décembre 1991,

- a constaté que Teddy Levi ne s'était pas engagé à s'installer outre-mer et dit au surplus que l'installation hors métropole n'était pas une condition déterminante de la cession,

- a jugé que Teddy Levi n'avait pas enfreint son engagement de non-concurrence en s'installant dans le 16e arrondissement de Paris,

- a constaté que Guy Hakon avait expressément renoncé dans l'acte de cession à l'assistance de son cédant pour la présentation de la clientèle,

- a dit cependant que, si la clientèle n'est pas attachée au praticien qui la soigne, Pierre Huy Hakon pouvait néanmoins suspecter, à travers la chute spectaculaire de la fréquentation de son cabinet, un détournement de clientèle.

Le Tribunal a donc ordonné une mesure de constatation qu'il a confiée à Maître Lachkar Huissier de Justice auquel il a demandé de comparer les carnets de rendez-vous avec les fichiers clients. Des difficultés d'exécution ont conduit le Juge de la mise en état à compléter la mission par ordonnance du 15 décembre 1992, le constatant étant autorisé à se faire accompagner d'un représentant du Conseil de l'Ordre des Chirurgiens-Dentistes pour consulter les fichiers "clientèle";

Maître Lachkar n'a trouvé sur le fichier de Teddy Levi que neuf noms de clients de Marc Olivier, successeur de Pierre-Guy Hakon,et a constaté que six au moins de ces patients avaient pris rendez-vous auprès de Teddy Levi entre juillet 1990 et décembre 1991, si l'on en croit son carnet surchargé ou raturé ; Teddy Levi a reconnu lors de la seconde rencontre avec le constatant qu'il avait effacé volontairement son fichier informatique ;

Teddy Levi a versé aux débats la photocopie d'une lettre du 17 avril 1991 censée émaner du Docteur Blertot, chirurgien-dentiste conseil de la CPAM des Hauts de Seine et de Monsieur Plazzotta directeur général, selon laquelle les dentistes du département auraient subi au cours des troisième et quatrième trimestres de 1990 une baisse du chiffre d'affaires de l'ordre de 60%, et en déduit que l'activité infime du Docteur Hakon n'est pas spécifique et que son insignifiance ne lui est pas imputable ;

Sur plainte de la CPAM, le Tribunal Correctionnel de Paris, par jugement du 23 Mars 1994 confirmé par la Cour d'appel le 13 septembre suivant, a toutefois constaté que ce document était un faux, a déclaré Teddy Levi coupable des délits de faux et d'usage de faux et l'a condamné à des dommages-intérêts envers la CPAM et envers Pierre-Guy Hakon. La formation disciplinaire du Conseil National de l'Ordre des Chirurgiens-Dentistes l'a également condamné le 6 avril 1995 à une interdiction d'exercice pendant un mois.

Par jugement du 21 juin 1995 le Tribunal de Grande instance de Paris, statuant au vu du procès-verbal de constat de Maître Lachkar, a jugé qu'il n'était pas établi que la baisse brutale de chiffre d'affaires subie par Pierre-Guy Hakon était due à une action de concurrence déloyale du cédant et a débouté Pierre-Guy Hakon de ses demandes de dommages-intérêts mais, faisant masse des dépens, en a partagé la charge par moitié entre les parties.

Pierre-Guy Hakon a relevé appel de ce jugement du 21 juin 1995 dont il demande l'infirmation en toutes ses dispositions.

Il conclut à la condamnation de Teddy Levi à lui payer 500.000 F de dommages-intérêts représentant la différence entre les prix d'achat et de revente cinq mois et demi plus tard du cabinet, 101.684 F représentant les frais d'enregistrement de l'acte de cession, 11.860 F à titre de remboursement des honoraires de conseil versés à l'occasion de la vente, 800.000 F pour la perte des bénéfices escomptés et 30.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Pierre-Guy Hakon fonde son appel essentiellement sur la fabrication et l'usage du faux document censé émaner de la Caisse de Sécurité Sociale, sur l'absence de tout fondement de la plainte adressée aux instances disciplinaires par Teddy Levi l'accusant de dénigrement et sur le comportement déloyal que Teddy Levi a adopté au cours des investigations de Maître Lachkar, afin d'éviter tout établissement de la liste des patients composant la clientèle du cabinet cédé. Il précise qu'il a renoncé à la présentation de la clientèle en août 1990 parce que le départ de Teddy Levi en Outre mer lui avait été annoncé, accuse Teddy Levi d'avoir perçu des honoraires sur des devis importants avant la cession du cabinet et tire un aveu de culpabilité d'une offre d'indemnité en cours de tentative de conciliation qu'il a rejetée en raison de son montant dérisoire ;

Teddy Levi conclut à la confirmation du jugement entrepris et à la condamnation de l'appelant à lui payer 50.000 F de dommages-intérêts et 50.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Il expose :

- qu'ayant appris à New York l'implantologie et la parodontologie, il a souhaité changer d'orientation professionnelle en développant cette spécialisation qu'il pratiquait déjà depuis février 1990 dans le cabinet du Docteur Godin place de Mexico dans le 16e arrondissement de Paris;

- que dès le 2 octobre 1990, un mois après son retour de vacances, son successeur Pierre-Guy Hakon lui a demandé une réduction du prix de vente de 300.000 F et, devant son refus, a saisi le Président du Conseil Départemental de l'Ordre des Hauts de Seine aux fins de conciliation, mais a mis fin à cette procédure en février 1991 après avoir cédé son cabinet à leur confrère Marc Olivier;

- que l'instance disciplinaire du Conseil Régional de l'Ordre saisi d'une procédure à son encontre sur plainte de Pierre-Guy Hakon l'a relaxé ;

Teddy Levi prétend:

- que le document du 17 avril 1992, fût-il un faux, n'a qu'un rapport lointain avec la procédure actuelle fondée sur un éventuel détournement de clientèle et pas davantage avec les constatations de Maître Lachkar,

- que la condamnation pénale qui lui a été infligée, repose non pas sur la preuve qu'il aurait commis un faux, mais sur le fait qu'il en a été le seul bénéficiaire

- qu'il a respecté la seule obligation contractuelle mise à sa charge, celle de ne pas exploiter un cabinet dentaire à Suresnes et dans certaines communes limitrophes,

- que la présentation très personnelle que Pierre-Guy Hakon a faite des conditions dans lesquelles Maître Lachkar a opéré ses constatations, n' est pas conforme à la réalité,

- que l'insignifiance des honoraires perçus par Pierre-Guy Hakon s'explique par ses négligences et que l'éloignement de métropole du cédant qui expliquerait la renonciation du cessionnaire à une présentation effective de la clientèle ne repose que sur les seules affirmations de Pierre-Guy Hakon

-. enfin que l'incapacité dans laquelle Pierre-Guy Hakon se serait trouvé d'établir le moindre contact avec l'assistante du cabinet s'explique par son départ en vacances et par l'intérêt prioritaire que Pierre-Guy Hakon a porté à un second cabinet dentaire situé à Saint Maur, loin de Suresnes, que l'appelant avait acquis à la même époque.

MOTIFS DE LA COUR :

Considérant que Teddy Levi soutient que le détournement de clientèle que Pierre-Guy Hakon lui reproche n'est pas démontré et qu'au contraire la forte baisse constatée de la fréquentation du cabinet s'explique par des négligences de son successeur ;

Qu'il relève ainsi :

- que Pierre-Guy Hakon ne conteste pas avoir interrompu ses activités professionnelles en août 1990, juste après le transfert de cabinet, et qu'à la même époque Pierre-Guy Hakon a acquis le cabinet d'un confrère décédé situé à Saint-Maur, commune suffisamment éloignée de Suresnes pour que la gestion des deux cabinets s'en trouve perturbée ;

- que Pierre-Guy Hakon a renoncé à l'offre que Teddy Levi lui a faite, de lui présenter les clients conformément aux usages et qu'aucune preuve n'existe de ce que cette renonciation ait eu pour cause l'annonce d'un départ immédiat du cédant outre-mer puisque celle-ci, attestée par le cabinet de courtage Medeph, n'apparaît même pas dans l'acte de cession ;

- que Teddy Levi a scrupuleusement respecté l'interdiction contractuelle de réinstallation dans les communes énumérées dans l'acte et qu'il a réorienté au surplus son activité et a abandonné la clientèle traditionnelle de chirurgien-dentiste, sauf quelques rares patients en nombre négligeable par rapport à l'ensemble des clients de son ancien cabinet de Suresnes, dont Maître Lachkar aurait pu relever les noms ;

Considérant qu'il n'est fait reproche à Pierre-Guy Hakon d'aucune inexpérience, incompétence ou réputation fâcheuse qui auraient pu expliquer la chute vertigineuse de la fréquentation du cabinet dentaire de Suresnes dans les cinq mois qui ont suivi sa cession; qu'il n' est pas davantage justifié d'une notoriété de Teddy Levi telle qu'elle ait pu inciter autant de clients à ne pas s'adresser à son successeur; que les quelques reproches que Teddy Levi fait à Pierre-Guy Hakon, s'ils étaient totalement fondés, ne fourniraient pas l'explication attendue ;

Considérant en revanche que Maître Lachkar a rencontré de la part de Teddy Levi une obstruction à l'exécution de sa mission même si la Cour, contrairement au Tribunal, ne peut imputer à la volonté délibérée du défendeur de cacher la vérité des ratures et surcharges des pages postérieures à la cession d'un carnet de rendez-vous qui n'est qu'un document à usage personnel susceptible de subir quotidiennement des corrections en fonction des modifications d'emploi du temps du praticien et des changements de rendez-vous réclamés par les patients ;

Que Teddy Levi n'a pu expliquer ni pourquoi il a attendu une seconde rencontre avec Maître Lachkar qui l'avait prévenu dès sa première visite de son intention de consulter le fichier informatique dont l'huissier avait constaté la présence, pour l'informer de la disparition de son contenu, ni en quoi l'insuffisance alléguée de sa maîtrise de cette nouvelle technique de gestion pourrait justifier qu'il prenne le risque d'une destruction qu'il savait nécessairement accusatrice ; que deux de ses patients, Madame Raveneau et Monsieur Gehin, attestent au contraire que Teddy Levi avait l'habitude d'enregistrer les soins prodigués sur un ordinateur sans pour autant d'ailleurs en faire la déclaration à la Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés qui l'atteste le 9 juin 1992 ; qu'il résulte d'un procès-verbal de constat du 14 janvier 1992 que Teddy Levi utilisait toujours un ordinateur équipé d'un logiciel au Centre Médical Sainte-Lucie ;

Considérant que Pierre-Guy Hakon reconnaît avoir dirigé vers Teddy Levi son prédécesseur quelques clients qui se sont présentés à son cabinet ;

Qu'il explique toutefois ces renvois, attestations à l'appui, par l'absence des archives de santé de ces patients que Teddy Levi avait emportées, et par le refus légitime de certains d'entre eux de payer au successeur l'intégralité du coût de soins pour lesquels ils avaient versé, à l'occasion de l'établissement des devis, des acomptes que Teddy Levi avait conservés ;

Considérant enfin que, contrairement à ce qu'il allègue, Teddy Levi n'a pas été condamné seulement pour usage de faux mais pour fabrication de fausse attestation qu'il a utilisée et dont il s'est refusé à préciser l'origine ;

Que la production de ce faux n'était nullement étrangère au litige qui l'oppose à Pierre-Guy Hakon, puisque c'est bien pour contrer les accusations de détournement de clientèle dont il était l'objet, que Teddy Levi a complété frauduleusement ses moyens de défense en alléguant une baisse de fréquentation des cabinets dentaires d'une importance considérable, pas moins de 60%, en étayant cette affirmation par la production d'une fausse lettre censée émaner des autorités de la CPAM des Hauts de Seine compétentes pour en témoigner ;

Que le comportement déloyal adopté au cours de la première instance et des opérations de Maître Lachkar, l'usage d'un faux, la destruction d'un fichier et les obstacles mis à l'accomplissement de sa mission par l'huissier, ne peuvent s'expliquer que par la volonté d'empêcher la constatation d'actes de concurrence déloyale; qu'ils constituent avec l'offre d'un versement transactionnel jugé insuffisant par Pierre-Guy Hakon un véritable aveu ;

Que le jugement entrepris qui a rejeté toute demande d'indemnisation de Pierre-Guy Hakon doit être infirmé ;

Considérant que selon les usages Pierre-Guy Hakon avait acheté à Teddy Levi le droit de présentation de la clientèle au prix de 820.000 F correspondant à environ 70% du chiffre d'affaires annuel en légère régression du cabinet; qu'en le revendant à Marc Olivier cinq mois et demi plus tard au prix de 330.000 F, il aurait subi une perte de 490.000 F ;

Qu'il convient cependant de tenir compte d'une baisse moyenne de 20 % et non de 60 % de l'activité des chirurgiens-dentistes des Hauts de Seine au cours du second semestre de 1990 attestée par les autorités compétentes que Pierre-Guy Hakon aurait dû pouvoir revendre la clientèle à un prix de 20% inférieur aux 820.000 F qu'il a payés, soit 656.000 F; que le préjudice financier tel qu'il est établi lors de la cession du cabinet du 18 janvier 1991 a donc été de 656.000-330.000 = 326.000 F ;

Considérant que le détournement de clientèle que Pierre-Guy Hakon a subi l'a contraint, du fait de ses engagements financiers, à céder le cabinet cinq mois après l'avoir acquis de telle sorte qu'il est en droit de réclamer le remboursement des frais qu'il a exposés pour réaliser une acquisition qui n'aurait pas eu lieu si le cessionnaire avait connu les intentions malhonnêtes du cédant, soit 113.544 F ;

Considérant que la perte d'honoraires et des bénéfices susceptibles d'en résulter est déjà pour l'essentiel réparée par les 326.000 F de dommages-intérêts susvisés ; que le cabinet a été très rapidement revendu ; que le prix d'achat se trouve couvert par le prix de revente et les 326.000 F accordés ;

Qu'il n' en demeure pas moins que Pierre-Guy Hakon a subi inutilement durant cinq mois la perte de valeur du cabinet et consacré non moins inutilement du temps à attendre la visite de clients détournés ; qu'il convient, tenant compte de la volatibilité relative de la clientèle considérée, de réduire à 180.000 F le montant des dommages-intérêts complémentaires réclamés ;

Considérant que l'équité commande que Teddy Levi indemnise l'appelant des frais irrépétibles qu'il a exposés tant en première instance que devant la Cour pour faire reconnaître ses droits ;

Par ces motifs, Infirme le jugement du 21 juin 1995 en toutes ses dispositions, Faisant partiellement droit à l'appel de Pierre-Guy Hakon, Condamne Teddy Levi à lui payer à titre de dommages-intérêts 326.000 F correspondant à la perte subie à la revente, 113.544 F de frais divers, 180.000 francs de pertes de recettes et de temps ainsi que 30.000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile; Condamne Teddy Levi aux dépens des deux jugements de première instance, aux frais de constatation de Maître Lachkar, et aux dépens d'appel; Admet la société civile professionnelle Bourdais Virenque, avoué, au bénéfice de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.