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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 13 mai 1998, n° 98-04575

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Christian Dior Couture (SA)

Défendeur :

Boisset (ès qual.), Orléan et Fils (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Duvernier

Conseillers :

Mme Mandel, M. Lachacinski

Avoués :

SCP Hardouin Le Bousse Herscovici, Me Hanine

Avocat :

Me Escande.

T. com. Paris, 15e ch., du 21 nov. 1997

21 novembre 1997

En 1994, la SA Christian Dior a créé un modèle de sac à main caractérisé par la combinaison :

- d'une forme rectangulaire

- de deux anses arrondies et bombées, reliées au corps du sac par deux gros anneaux dorés passant dans des oeillets également dorés

- d'une fermeture aménagée et cousue dans une gorge.

Ce sac, à l'un des gros anneaux duquel est attaché un autre anneau supportant des breloques dorées, constituées des lettres D, I, O, et R découpées dans un graphisme particulier, et de mêmes dimensions à l'exception de la lettre O, plus importante, a été commercialisé, dans sa première version en 1994, revêtu d'un motif associant des surpiqûres doubles, horizontales et verticales à des surpiqûres simples et diagonales lui conférant un aspect dit " cannelé " puis, sans ces surpiqûres, en 1996, dans des matériaux et coloris divers, sous les appellations " Lady Dior Croco ", "Lady Dior Prince des Galles ", " Lady Dior Astrakan " et " Lady Dior Satin ".

La société Christian Dior ayant, par acte authentique du 18 octobre 1995, enregistré le 19 octobre suivant et devenu définitif le 29 décembre 1995 fait apport de sa branche d'activité couture et des droits de propriété industrielle afférents à ses dessins et modèles à la SA Pascal, celle-ci, après avoir adopté la dénomination sociale de " Christian Dior Couture " a, le 17 janvier 1996 déposé le modèle " Lady Dior " à l'Institut National de la Propriété Industrielle sous le numéro 96-3556.

Alléguant que des sacs revêtus des caractéristiques de son modèle étaient fabriqués et/ou mis en vente par la SA Orléan et Fils spécialisée dans la fabrication de maroquinerie, sellerie et articles de textiles, la société Christian Dior Couture, autorisée par ordonnance sur requête du Président Tribunal de Grande Instance de Paris du 7 octobre 1996, a, le 9 octobre suivant, fait procéder à une saisie-contrefaçon au siège de la société susvisée.

Le 7 novembre 1996, elle a assigné celle-ci devant le tribunal de commerce de Paris à l'effet de voir juger que :

- la fabrication, l'offre de vente et la vente par la défenderesse de sacs à main, de forme générale rectangulaire et de proportions similaires au sac " Lady Dior ", constituaient la contrefaçon du modèle déposé sous le n° 96-3556 et sur lequel elle disposait des droits incorporels de l'auteur, au sens des articles L. 111-1, L. 335-2 et L. 521-4 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle

- en attachant aux sacs litigieux un anneau et des lettres " délibérément évocatrices des lettres D.I.O.R. suspendues au modèle de sac Lady Dior ", la société Orléan et Fils avait commis à son encontre des actes distincts de concurrence déloyale et parasitaire, sur le fondement des articles 1382 et suivants du Code Civil.

Elle a sollicité, en conséquence :

- les habituelles mesures d'interdiction, de destruction sous astreinte et de publication

- la condamnation de la défenderesse au paiement d'une somme de 400 000 F en réparation de l'atteinte portée à son modèle (augmentée ultérieurement de 200 000 F) d'une indemnité de même montant pour le préjudice commercial résultant des agissements déloyaux reprochés et d'une somme de 30 000 F pour ses frais hors dépens.

- l'exécution provisoire de la décision à intervenir.

Les 31 janvier et 23 mai 1997, la société Orléan et Fils a conclu au rejet de la demande ou, subsidiairement, à la fixation des dommages et intérêts dus par elle à la somme symbolique d'un franc.

Par jugement du 21 novembre 1997, le tribunal a :

- dit valable le modèle revendiqué par la société Christian Dior Couture

- dit que la société Orléan et Fils s'était rendue coupable de concurrence déloyale à l'égard de la demanderesse

- fait interdiction à la défenderesse de poursuivre la commercialisation des produits litigieux, sous une astreinte de 10 000 F par infraction constatée à compter du 10e jour suivant la notification du jugement, qu'il se réserverait de liquider

- condamné la société Orléan et Fils à verser à la société Christian Dior Couture une somme de 30 000 F à titre de dommages et intérêts et une somme de même montant en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

- autorisé la publication de tout ou partie de sa décision aux frais de la société Christian Dior Couture, dans tous périodiques de son choix.

- rejeté toutes autres demandes

- ordonné l'exécution provisoire du jugement, sauf du chef de la mesure de publication.

Autorisée par ordonnance du 3 février 1998, la société Christian Dior Couture a interjeté appel le 16 février 1998 et assigné à jour fixe le 13 février suivant la société Orléan et Fils à comparaître à l'audience du 25 mars 1998.

Il convient de préciser que le tribunal de commerce de Paris ayant par jugement du 3 novembre 1997 ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l'égard de la société Orléan et Fils désigné en qualité de représentant des créanciers et de liquidateur de Me Monique Boisset, la société Christian Dior Couture a déclaré entre les mains de celle-ci une créance de 1 010 000 F, le 3 février 1998.

La société Christian Dior Couture qui fait grief à la décision déférée d'avoir qualifié de concurrence déloyale des actes de contrefaçon de droit d'auteur et de modèle et d'avoir omis de statuer sur les actes distincts de concurrence déloyale incriminés par elle, demande à la Cour de dire sa demande recevable et bien fondée tant en vertu des articles L. 111-1, L. 335-2 et L. 521-4 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle que des articles 1382 et suivants du Code Civil.

Elle sollicite :

- l'interdiction pour la société Orléan et Fils de fabriquer, offrir en vente et/ou vendre directement ou indirectement, sous astreinte définitive de 10 000 F par infraction constatée à compter du présent arrêt tout sac à main comportant les caractéristiques ci-dessus décrites

- la destruction de la totalité du stock en possession de l'intimée sous le contrôle d'un huissier de justice, aux frais de la société Orléan et Fils et sous astreinte définitive de 10 000 F par jour de retard à compter de la signification de l'arrêt

- s'il y a lieu, la liquidation des astreintes par la Cour, en application des dispositions de l'article 35 de la loi du 9 juillet 1991

- la fixation de sa créance au passif de la société Orléan et Fils à la somme de 400 000 F en réparation de l'atteinte portée à ses droits de propriété artistique et de modèle, à une somme de même montant, en indemnisation des agissements déloyaux invoqués et à la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile

- la publication du présent arrêt dans six journaux ou revues de son choix et la fixation de sa créance de ce chef au passif de l'intimée à la somme de 30 000 F par insertion.

Me Monique Boisset es-qualités de mandataire liquidateur demande acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice sur le bien fondé de l'appel.

Sur ce,

I - Sur la contrefaçon de modèle

Considérant que Me Boisset ne contestant ni l'originalité au sens de la protection qu'attribue à un modèle l'article L. 111-1 du Code de la Propriété Intellectuelle ni la nouveauté, condition d'application des dispositions du livre V dudit code, il suffit de rappeler outre qu'aucune antériorité de toutes pièces n'avait été produite en première instance que le sac Lady Dior se caractérise par la combinaison des éléments déjà énumérés qui lui confère une esthétique particulière révélant l'empreinte de la personnalité de son créateur et une configuration distincte et reconnaissable.

Que, la titularité des droits sur ce modèle n'est pas davantage remise en cause à l'encontre d'une société qui établit au demeurant d'une part, venir aux droits de la personne morale qui, la première, l'a commercialisé sans que lui soit opposée une quelconque revendication de la ou des personne(s) physique(s) qui l'ont réalisé et, d'autre part, bénéficier de la présomption de titularité des droits sur le modèle conféré au déposant de celui-ci.

Considérant, ceci exposé, que la saisie-contrefaçon opérée le 9 octobre 1996, au siège de la société Orléan et Fils a révélé :

" ... la présence d'un sac rectangulaire 21,5 x 26 x 11 environ, en cuir impression croco avec poignées de formes arrondies attachées au sac par un anneau doré fixé au sac par des oeillets et gorge avec fermeture à glissière...

... dans un carton, un sac identique au précédent mais de taille légèrement plus importante 30 x 24,5 x 11 ... "

Considérant que sont annexées au procès-verbal la saisie réelle de trois sacs et huit photographies révélant, dans différentes dimensions :

- une forme rectangulaire

- deux anses arrondies et bombées, reliées à la forme précédente par deux anneaux dorés introduits dans des oeillets également dorés

- une fermeture aménagée et cousue dans une gorge.

Considérant qu'en cours de procédure, la société Christian Dior Couture a établi que deux autres versions des sacs susvisés (en cuir vernis noir et quadrillé noir et blanc) avaient été exportées par la société Orléan et Fils au Japon pour être offertes en vente par le grand magasin Odakyu.

Considérant qu'il résulte de ces constatations que l'intimée, en reproduisant les caractéristiques essentielles du modèle protégé, dans ses versions en crocodile et en veau glacé, a porté atteinte aux droits privatifs de la société Christian Dior Couture sur celui-ci.

II - Sur la concurrence déloyale

Considérant que l'appelante expose que tant les sacs saisis dans les locaux de l'intimée que découverts par la suite au Japon comportent un gros anneau doré auquel sont suspendues les lettres dorées O, R, L, E, A et N.

Qu'elle soutient que " ces lettres sont à l'évidence délibérément évocatrices des lettres suspendues au sac Lady Dior, que leur typographique est en tout point identique à celle utilisée par les lettres D.I.O.R. de (ce) sac, (alors) qu'en outre et surtout, la lettre O du mot Orléan est de taille plus importante que les autres lettres comme l'est la lettre O du mot DIOR ".

Qu'elle en déduit que l'utilisation de ces breloques traduit la volonté délibérée de l'intimée de se placer dans son sillage afin de bénéficier de la notoriété acquise par un modèle qui connaît un succès considérable en France et à l'étranger et suffit à caractériser une faute au sens des articles 1382 et suivants du Code civil.

Considérant que l'adjonction nécessairement arbitraire à un sac à main d'un ornement qui ne se distingue des breloques Dior que par la substitution du nom de son fabricant à celui du modèle précédent, lesquels noms comptent au demeurant deux lettres identiques reproduites de même manière suffit à caractériser la volonté délibérée de la société Orléan et Fils de créer une confusion entre les produits en présence et de s'insinuer dans le sillage de la société Christian Dior Couture pour profiter indûment de la réputation de celle-ci et du succès remporté par l'un de ses modèles.

Que le grief invoqué est, de ce fait, établi.

III - Sur le préjudice

Considérant que la société Christian Dior Couture fait grief à la décision déférée de lui avoir alloué une indemnité qui serait " très loin de réparer le préjudice réellement subi par (elle) du fait des agissements litigieux de la société Orléan et Fils ".

- Sur le préjudice résultant de la contrefaçon de modèle

Considérant que l'appelante allègue que le sac Lady Dior " a fait et fait encore l'objet d'investissements importants tant au niveau de sa création que de sa promotion, soutenue par d'importantes campagnes de publicité " et revêt une valeur patrimoniale considérable.

Qu'elle soutient que les faits de contrefaçon dénoncés sont de nature à entraîner d'une part, une désaffection de sa clientèle " qui aura tendance à se détourner d'un produit vulgarisé ", d'autre part, un manque à gagner dû aux ventes perdues auprès de consommateurs " qui (auraient) fait l'effort de s'offrir un produit de qualité supérieure, faute de trouver un produit d'apparence similaire à un meilleur prix ".

Qu'elle évalue l'indemnisation de ce chef de préjudice à la somme de 400 000 F.

Considérant ceci exposé que la société Orléan et Fils a contrefait un modèle dont le succès, concrétisé par l'accroissement des ventes de 8198 exemplaires en 1995, à 75.271 en 1996 pour atteindre 126.918 entre le 1er janvier et 15 juillet 1997, tient à des efforts de recherche et de création évalués à cinq millions de francs et à des investissements publicitaires dont le coût a varié de 3 200 000 F en 1995 à 6 800 000 F pour le premier semestre de 1997.

Que les documents commerciaux annexés au procès-verbal de saisie-contrefaçon du 9 octobre 1996 révèlent la vente des modèles litigieux tant en France qu'à l'étranger, à des prix variant entre 650 F et 720 F HT, l'huissier commis ayant découvert :

- quatre bons de commande aux noms de " Leonor et Conceirao - Lisbonne " (4 pièces), de " Mario Carbone - Genève " (1 pièce ?), de " Nobupel-Aveiro (1 pièce) et d'Eiffel Shopping 9 avenue de Suffren 75007 Paris " (1 pièce)

- des factures adressées :

le 1er mars 1996, à la société Velve Group, de Kobe (2 pièces)

le 26 juin 1996, à la société Taiyo, de Tokyo (9 pièces)

le 27 juin 1996, à la société Printemps Ginza, de Tokyo (6 pièces)

le 9 juillet 1996, à la société Odakyu France pour le compte de la société Odakyu, de Tokyo (6 pièces)

le 9 octobre 1996, à M. Legrand 51 rue Rennequin 75017 Paris (3 pièces).

Considérant qu'en vertu du principe selon lequel les dommages et intérêts dus sont, en général, de la perte faite et du gain manqué et doivent, en outre, tenir compte du fait que la contrefaçon a dispensé son auteur de frais d'études et de mises au point et lui a procuré ainsi un bénéfice supplémentaire qui lui a permis de commercialiser ses modèles à un prix inférieur, l'indemnité de la société Christian Dior Couture sera fixée à la somme de 300 000 F.

- Sur le préjudice résultant de la concurrence déloyale

Considérant que la société Christian Dior Couture fait valoir que l'utilisation de breloques par une société qui n'avait jamais auparavant employé les lettres de son nom pour décorer ses propres sacs, a eu pour effet de détourner sa propre clientèle.

Qu'il convient en effet d'observer que le fait pour la clientèle attirée de l'appelante, que le rappel du nom de celle-ci au moyen de breloques peut légitimement séduire eu égard à la réputation de ladite société, de retrouver cet ornement original sur d'autres sacs et sous un autre nom, est de nature à la dissuader d'acquérir le modèle Lady Dior.

Que la réparation du préjudice résultant des actes fautifs retenus sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil sera évaluée à la somme de 200 000 F.

Sur les autres mesures de réparation

Considérant qu'il sera fait droit aux demandes en interdiction, destruction et publication ainsi que précisé au dispositif du présent arrêt.

IV - Sur les frais hors dépens

Considérant que, conformément à la demande de la société Christian Dior Couture il est équitable de fixer à 30 000 F la somme à elle due au titre de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile.

Par ces motifs : Confirme le jugement entrepris du chef de la concurrence déloyale, Le réforme pour le surplus et statuant à nouveau, Dit la demande en contrefaçon de modèle recevable et bien fondée, Fait interdiction à la société Orléan et Fils, prise en la personne de Me Monique Boisset, de fabriquer, d'offrir en vente et/ou vendre directement ou indirectement, des sacs à main reproduisant les caractéristiques du modèle " Lady Dior " sous astreinte provisoire de dix mille francs (10 000 F) par infraction constatée à compter de la signification du présent arrêt et pendant une durée de trois mois passé laquelle la Cour qui se réserve expressément ce pouvoir fera à nouveau droit, Ordonne sous le contrôle de Me Jérôme Legrain, membre de la société civile professionnelle Yves-Henri Puaux Nelly Benichou Jérôme Legrain, huissiers de justice associés, et sous même astreinte que précédemment, la destruction de la totalité du stock litigieux en possession de la société Orléan et Fils, Autorise la publication du présent arrêt dans cinq périodiques au choix de la société Christian Dior Couture dans la limite d'un coût de vingt cinq mille francs (25 000 F) HT par insertion, Fixe la créance de la société Christian Dior Couture au passif de la société Orléan et Fils aux sommes de : - trois cents mille francs (300 000 F) en réparation de l'atteinte portée à ses droits de propriété artistique et de modèle déposé, - Deux cents mille francs (200 000 F) en réparation des actes de concurrence déloyale subis par elle, - Trente mille francs (30 000 F) en application des dispositions de l'article 700 du Nouveau code de procédure civile, Dit que ladite créance portera en outre sur les frais de destruction et de publication susvisées, Rejette toutes autres demandes, Condamne Me Monique Boisset ès-qualités aux dépens de première instance et d'appel, Admet la SCP Hardouin Le Bousse Herscovici titulaire d'un office d'avoué, au bénéfice de l'article 699 du Nouveau code de procédure civile.