CA Paris, 4e ch. B, 3 avril 1998, n° 95-23846
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Jeanne Piaubert (SA)
Défendeur :
Beauté Créateurs (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boval
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Lecharny-Cheviller, Me Bolling
Avocats :
Mes Hollier Larousse, Rivoire.
Appel a été interjeté par la société Jeanne Piaubert d'un jugement rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 27 juin 1995 dans un litige l'opposant à la société Beauté Créateurs.
Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures échangées en cause d'appel pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, il suffit de rappeler les éléments qui suivent.
La société Jeanne Piaubert est spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de produits cosmétiques, vendus dans des centres de soins agréés. La société L'Oréal qui en était propriétaire, a cédé le 2 septembre 1993, l'intégralité des actions à la société Jacques Bogart, pour le prix de 40 millions de francs.
La société Beauté Créateurs, filiale de la société L'Oréal est spécialisée dans la vente de produits de beauté et de soins par correspondance diffusés notamment sous les marques Agnès b., Maniatis et Cosmence.
Prétendant qu'après la cession, au cours de l'année 1994, Beauté Créateurs aurait proposé dans des catalogues de vente par correspondance les produits Cosmence en utilisant plusieurs éléments caractéristiques de ses modes de communication publicitaire et promotionnelle (notamment par les couleurs, la présentation par le même mannequin dans un même style...), la société Jeanne Piaubert a fait assigner devant le Tribunal de commerce de Paris, par acte du 21 novembre 1994, Beauté Créateurs sur le fondement des agissements déloyaux et parasitaires pour obtenir, outre le prononcé de mesures d'interdiction et de publication, paiement de dommages intérêts.
Beauté Créateurs qui avait conclu au débouté, avait reconventionnellement sollicité du tribunal paiement de dommages intérêts pour procédure abusive.
Par jugement déféré, la société Jeanne Piaubert a été déboutée de sa demande en concurrence déloyale et condamnée à payer la somme de 10.000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Beauté Créateurs a été déboutée de sa demande de dommages intérêts.
Jeanne Piaubert poursuit la réformation du jugement en toutes ses dispositions, en faisant valoir essentiellement que le tribunal n'a pas examiné l'ensemble des griefs invoqués et que, pour ceux analysés, il n'en a pas fait une appréciation exacte. Elle prie la Cour de condamner Beauté Créateurs à lui payer la somme de 500.000 F à titre de dommages intérêts, de lui interdire la poursuite des agissements déloyaux et parasitaires sous astreinte définitive de 10.000 F par jour de retard et par infraction constatée à compter de la signification de l'arrêt, d'ordonner la publication de l'arrêt dans cinq journaux ou revues dans la limite de 100.000 F.
Beauté Créateurs conclut à la confirmation du jugement, sauf sur la demande en dommages intérêts dont elle a été déboutée. Formant appel incident de ce chef, elle sollicite de la Cour la condamnation de l'appelante à lui payer la somme de 100.000 F à titre de dommages intérêts pour procédure abusive.
Chacune des parties revendique l'application à son profit des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR
Considérant que la société Jeanne Piaubert expose que depuis qu'elle n'appartient plus au groupe L'Oréal, son adversaire a repris dans des documents publicitaires divers éléments caractéristiques de ses méthodes et présentations promotionnelles rattachées aux produits Jeanne Piaubert, et a proposé en vente un produit prêtant confusion avec son produit Toniclaire ; que réitérant l'ensemble de l'argumentation soutenue en première instance, elle fait grief à Beauté Créateurs :
- d'avoir, s'adressant au même mannequin Sonja, présenté dans son catalogue des photographies de ce mannequin, de manière identique, par des gros plans sur son visage, sans artifice, inclus dans des vignettes accompagnées d'un descriptif les conditions d'utilisation des produits cosmétiques, selon une méthode en " quatre temps " qui correspondait à sa propre méthode,
- d'utiliser pour la présentation des produits et les documents publicitaires qui s'y attachent, la couleur bleue turquoise de ses produits,
- d'avoir fait usage d'une publicité trompeuse par l'expression " Retrouvez chez vous tous les bienfaits de l'institut " ainsi que l'argument promotionnel de vente " Méthode Institut " qui renvoie au concept bien connu de Jeanne Piaubert,
- de proposer un produit sous le descriptif " gelée démaquillante et tonifiante " se présentant dans un flacon transparent laissant voir le contenu incolore comportant des bulles d'air en suspension, similaire au produit Toniclaire qu'elle avait commercialisé en 1993,
- de reprendre par l'expression " démaquiller et tonifier en un seul geste ", son slogan " démaquillant et tonique en un seul geste " en l'accompagnant de la mention mensongère " pour la première fois un soin complet vous permet de nettoyer et tonifier votre peau en un seul geste ",
- de reprendre le nom de la gelée démaquillante " doux soin cristal " qui se réfère à la " gelée cristalline démaquillante " qu'elle avait commercialisée en 1993,
- de présenter certains produits en montrant le contenu dans une coupelle en verre et dans une " position couchée " ;
Que l'appelante fait en outre grief aux premiers juges d'avoir estimé que " l'environnement existant entre une brochure haut de gamme distribuée dans les points de vente spécifiques serait différent de celui d'un catalogue par correspondance ", alors qu'en réalité, selon elle, les clientèles sont communes ;
Considérant que l'intimée réplique, reprenant en cela la motivation des premiers juges, qu'il n'existe aucun acte de concurrence déloyale ou parasitaire caractérisé, relevant en outre que son adversaire ne ferait pas la preuve d'une commercialisation de ses documents publicitaires et de ses produits antérieure à la sienne ; qu'elle expose enfin qu'il n'existe aucun risque de confusion, les réseaux de distribution étant totalement différents ;
Considérant cela exposé que le tribunal a débouté Jeanne Piaubert en estimant :
- que le mannequin Sonja (dont la personnalité était estompée de telle sorte qu'elle devenait moins facilement identifiable) était présenté dans le catalogue de Beauté Créateurs de telle manière (parmi d'autres photographies de mannequins, sur un papier de moins bonne qualité et avec des différences dans sa physionomie) que les lecteurs de ces deux documents, à les supposer identiques, ne pouvaient reconnaître le même mannequin dans ces deux publicités,
- que " l'on ne pouvait dire que Cosmence était associée à la couleur bleue et encore moins turquoise ",
- que les tons bleus étaient en cosmétique utilisés dans de nombreuses marques,
- que l'usage des coupelles de verre était fréquent,
- que les autres arguments invoqués par Jeanne Piaubert tels que : la présentation des conditionnements couchés, le concept " méthode Jeanne Piaubert ", sur l'utilisation du mot " institut ", sur certaines expressions, slogans ou mentions avaient tous été étudiés mais n'avaient pu être retenus, aucun d'entre eux ne représentant des caractéristiques uniques ou distinctives de Jeanne Piaubert,
- que l'utilisation concomitante d'éléments non caractéristiques ne produisait pas une publicité suffisamment caractéristique pour être identifiée à Jeanne Piaubert " ;
Considérant que comme l'ont relevé exactement les premiers juges l'appelante ne saurait être suivie en ce qu'elle fait reproche à Beauté Créateurs de reproduire des photos en gros plan et dans une présentation en vignettes du visage du même mannequin dans un style identique ; qu'en effet, d'une part, ce visage n'est pas particulièrement rattaché aux produits de l'appelante ; que d'autre part, la présentation d'un gros plan pour les soins du visage est banal en matière de cosmétologie ; qu'au surplus la mise en page de ces visages dans les publicités litigieuses est différente ;
Considérant que les critiques formées à l'encontre du jugement qui n'a pas retenu le grief fondé sur l'usage du bleu turquoise, ne sont pas d'avantage pertinentes ; qu'en effet, cette couleur n'est pas utilisée seule par Beauté Créateurs mais en combinaison avec d'autres couleurs, sans prééminence sur elles et dans des logos différents de ceux utilisés par Jeanne Piaubert ; qu'au surplus, il résulte des catalogues antérieurs à la cession versés aux débats par l'intimée qu'elle faisait déjà usage de la couleur bleue dans la tonalité de turquoise reprochée, associée à d'autres couleurs (rouge, bleu plus soutenu et vert) ;
Considérant que c'est encore de manière non pertinente qu'il est fait grief à Beauté Créateurs de présenter plusieurs de ses produits dans des conditionnements couchés et d'utiliser une coupelle en verre pour mettre en valeur le contenu, dès lors qu'une telle présentation est banale en matière de produits de beauté ; qu'au surplus, les coupelles ne sont pas associées aux produits dans une image identique, (coupelle contenant la crème à côté du conditionnement dans la publicité Jeanne Piaubert, conditionnement superposant partiellement à la coupelle dans Cosmence) ;
Considérant que la " méthode Jeanne Piaubert " pour le visage qui aurait été reprise par l'intimée est ainsi exposée dans une page publicitaire :
1- le nettoyage, démaquillage,
2- la stimulation,
3- les soins,
4- les renforts d'efficacité ;
Que dans un prospectus de Beauté Créateurs, intitulé La méthode institut, qui comporte la mention " Retrouvez chez vous tous les bienfaits de l'institut ", sont décrits en page 4 les " quatre temps forts du soin institut " de cette sorte :
- Premier temps : nettoyer en profondeur : délicieux rituel de pureté, le démaquillage est votre premier geste de soin,
- Deuxième temps : exfolier en douceur : pour traquer les cellules mortes et redonner vie à votre teint,
- Troisième temps : protéger et restructurer : Structurante OCN système anti-âge absolu,
- Quatrième temps : raffermir et lisser votre cou et votre décolleté ;
Que ces intitulés, différents de ceux de la publicité Piaubert, empêchent le consommateur de se référer aux produits Piaubert ou à la méthode Piaubert ;
Considérant que le grief de publicité mensongère par la mention " Retrouvez chez vous tous les bienfaits de l'institut " n'est pas d'avantage fondé dès lors qu'il apparaît clairement qu'il s'agit de soins effectués personnellement par le consommateur, sans les prestations des instituts de beauté ;
Considérant que sur le grief de commercialisation d'un produit similaire, Jeanne Piaubert justifie avoir offert en vente le produit Toniclaire en 1993 (par la production de factures de l'imprimeur en date de 1993 relatives à la publicité comportant la photographie de ce produit), soit antérieurement à la prestation du produit Cosmence " Doux soin cristal " de l'intimée ;
Considérant que ce produit consiste dans une " gelée démaquillante et tonifiante " incolore qui a une apparence particulière puisqu'elle laisse apparaître des bulles d'air en suspension dans le produit ; que le conditionnement de ce produit est lui-même transparent, ce qui permet au consommateur de voir les bulles en suspension ;
Considérant que l'intimée a, sous la marque Cosmence, offert, dans le catalogue de 1994, un gel de même nature qui a une finalité identique (démaquiller et tonifier) dans un même conditionnement (flacon transparent) permettant de voir le gel incolore comportant des bulles en suspension ; qu'il n'est pas allégué qu'une présentation de cette nature avait déjà été utilisée ; que par cette reprise qui n'était nullement justifiée par des nécessités techniques, l'intimée a à tout le moins commis une faute de négligence en imitant plusieurs caractéristiques d'un produit qui venait d'être lancé par une autre société, faute qui a été aggravée par l'indication sur la publicité de la mention : " Pour la première fois, un soin complet vous permet de nettoyer et de tonifier votre peau en un seul geste ", ce qui permettait d'accentuer la confusion entre les produits en laissant croire à la clientèle que ceux-ci avaient la même origine; que le comportement déloyal est ainsi caractérisé ;
Considérant que, contrairement à ce que soutient l'intimée, les circuits de distribution différents de ces produits (vente par correspondance d'une part, et vente dans des centres agréés d'autre part) n'excluent pas l'existence d'une clientèle commune ; qu'en effet, les consommateurs de produits de beauté allant dans des centres de soins ou acquérant des produits auprès de magasins dans ces centres, ne se détournent pas des ventes par correspondance; que le jugement sera donc réformé en ce qu'il avait débouté Jeanne Piaubert de ses demandes en concurrence déloyale ;
Considérant que le préjudice résultant des agissements déloyaux ne sauraient avoir l'importance invoquée par l'appelante, qui ne verse aux débats aucun document de nature à établir qu'elle aurait subi une baisse de son chiffre d'affaires en raison de ces actes fautifs ; que compte tenu de ces circonstances, la Cour a les éléments suffisants d'appréciation pour fixer à la somme de 100.000 francs le montant des dommages intérêts ;
Considérant qu'il convient de faire droit à la demande d'interdiction sollicitée, ce dans les termes du dispositif ci-dessous énoncé ;
Considérant qu'il n'est pas nécessaire d'ordonner la publication de l'arrêt, le préjudice étant suffisamment réparé par l'allocation des dommages intérêts ci-dessus accordée ;
Considérant qu'il ne saurait être fait droit à la demande en dommages intérêts pour procédure abusive formée par la société Beauté Créateurs, le jugement étant réformé au profit de la société Jeanne Piaubert ;
Considérant que l'équité commande d'allouer à l'appelante la somme de 20.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ;
Par ces motifs: Réforme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau et ajoutant : Condamne la société Beauté Créateurs à payer à la société Jeanne Piaubert la somme de 100.000 F à titre de dommages intérêts pour les actes de concurrence déloyale ; Lui fait interdiction de poursuivre les agissements délictueux (présentation et vente du produit " doux soin cristal " sous les conditionnements et avec les mentions reprochées), sous astreinte de 1.000 F par jour de retard et par infraction constatée à compter du délai d'un mois de la signification du présent arrêt ; Condamne la société Beauté Créateurs à payer à la société Jeanne Piaubert la somme de 20.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la société Beauté Créateurs aux entiers dépens ; Autorise la SCP Lecharny, avoué, à recouvrer les dépens d'appel, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.