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Décisions

CA Bordeaux, 2e ch., 14 octobre 1997, n° 97-004936

BORDEAUX

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

A2M Assistance Maintenance Métallurgie (SA)

Défendeur :

Aquitaine Levage Maintenance (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Frizon De Lamotte

Conseillers :

Mlle Courbin, M. Ors

Avoués :

SCP Labory-Moussie-Andouard, Me Fournier

Avocats :

Mes Olhagaray, Dejean.

T. com. Baye, du 11 juill. 1997

11 juillet 1997

Faits procédure et moyens des parties :

La SA Sogecofa (Société Générale de Construction de Fauillet) qui avait pour objet la " location de grues - manutention - entretien d'usines " et pour siège Tonneins (Lot-et-Garonne) a été créée en 1965 par I. et J. Lucchese.

La SA Alma (Aquitaine Levage Maintenance) a été créée en 1986 par M. J. Lucchese, elle a pour objet " le levage, la maintenance d'ensembles industriels et commerciaux location de tous matériels de travaux public... vente de maisons et hangars démontables " et pour siège Beaulieu-Fauillet (Lot-et-Garonne) ;

Fin 1992 la société Alma s'est recentrée dans le cadre d'une restructuration entreprise en juillet 1992 sur la maintenance industrielle, serrurerie, charpente métallique, chaudronnerie, délaissant l'activité de location et de manutention.

En juillet 1992 a été créée la société Holding du Groupe Sogecofa comprenant :

- Sogecofa SA à Tonneins (47),

- Localev SA à Pompignan (82),

- Agen Manutention SA Bon Encontre (47),

- Alma SA à Etoliers (33),

- Levage Manutention Basque SARL Bon Encontre (47).

Le 30 décembre 1992 a été immatriculée au registre du commerce la SA A2M (Assistance Maintenance Métallurgie)

qui a pour objet : " la maintenance industrielle dans les domaines de la serrurerie, mécanique, chaudronnerie, la construction métallique... ",

pour siège social Saint-Aubin de Blaye (33),

pour PDG M. Geneau De La Marlière.

M. Geneau De La Marlière avait par contrat écrit du 13 mai 1991 été engagé par la SA Sogecofa en qualité de directeur,

avec pour attributions :

- la participation à l'élaboration de la politique générale du groupe Sogecofa,

- la mise en œuvre de cette politique auprès notamment des sociétés Alma, Agen-Manutention, Sogecofa région Aquitaine ;

ce contrat comportait une clause de non-concurrence limitée à deux ans, et à un rayon de 200 Kms.

M. Geneau De La Marlière a par la suite été salarié par les sociétés Sogecofa et principalement Alma.

Par lettre du 29 septembre 1992 la société Alma a notifié à M. Geneau De La Marlière son licenciement " en raison de profonds désaccords sur la gestion de l'entreprise ".

Le 30 octobre 1992 un " protocole d'accord " a été signé entre d'une part les sociétés Sogecofa et Alma et d'autre part M. Geneau De La Marlière ;

ce protocole fait état du désaccord profond de M. Geneau De La Marlière sur les orientations de la société, et notamment sur la politique définie pour l'établissement Alma d'Etaulières qui faisait l'objet d'une restructuration,

et précise que le motif du licenciement, le " désaccord profond sur les orientations et actions à mener compromettant ainsi la bonne marche de l'entreprise " est réel et sérieux ;

l'article 4 ajoute que M. Geneau De La Marlière s'engage à conserver toute discrétion sur les faits et informations qu'il a pu apprendre concernant la société Sogecofa et les sociétés du groupe Sogecofa, et à ne pas " discriminer " ces mêmes sociétés.

En 1993 la société Alma a saisi le Conseil des Prud'hommes de Marmande, en réparation du préjudice causé par la concurrence illicite et déloyale exercée par M. Geneau De La Marlière.

Par jugement du 1er juillet 1993 le Conseil a ordonné une expertise ;

l'expert M. de Warren a déposé son rapport le 29 juin 1995.

Par jugement du 1er juillet 1996 aujourd'hui définitif, le Conseil a débouté la société Alma en précisant en outre dans le dispositif :

" dit et juge qu'il n'existe pas de clause de non-concurrence liant M. Geneau De La Marlière à la société Alma, ...

que M. Geneau De La Marlière n'a pas usé de manœuvres dolosives pour obtenir un accord transactionnel et qu'il n'y a pas lieu de requalifier son licenciement ".

Par acte du 17 février 1993 la société Alma a fait assigner la société A2M devant le Tribunal de commerce de Blaye en réparation du préjudice causé par la concurrence illicite et déloyale exercée par la société A2M.

Par jugement du 11 avril 1994 le Tribunal de commerce a ordonné une expertise,

donnant notamment à l'expert pour mission de dire s'il y a eu concurrence déloyale eu égard à une convention de non-concurrence.

L'expert M. Bardavid a déposé son rapport le 8 mars 1996 ;

il a conclu :

" Les manœuvres déloyales sont caractérisées par le démarchage, par la société A2M, des clients faisant partie du fonds de commerce de la société Alma.

M. De La Marlière, licencié de la société Alma, qu'une clause de non-concurrence liait à son employeur, lui interdisant toute intervention commerciale dans le périmètre de la société Alma pendant 2 ans, connaissait bien ses particularités.

Les conséquences dommageables pour la société Alma apparaissent nettement :

- par une diminution significative des chiffres d'affaires réalisés et des marges corrélatives ;

- par une part, dans le compte de résultat de la société A2M, du chiffre d'affaires réalisé, qui représente 74,4 % du chiffre d'affaires total en 1993/94 et à 47,5 % en 1994-95, des clients Alma démarchés ;

avec un résultat qui se dégrade chez Alma dont on peut imputer la responsabilité, pour une grande part, au transfert de clientèle et à la concurrence déloyale de la société A2M. Ce résultat qui était bénéficiaire devient fortement déficitaire ;

- et par une réalisation semblable de chiffre d'affaires chez A2M.

Il apparaît par ailleurs utile de préciser que le préjudice subi par la société Alma ne se limite pas à un chiffre d'affaires et à une marge brute non réalisés sur deux ans, mais aussi par la perte d'une clientèle, difficile à refidéliser dans la mesure où celle-ci ne constate pas de rupture dans le service rendu et a les mêmes interlocuteurs transférés dans la société nouvelle.

J'estime ce préjudice pour les deux ans d'exploitation à la marge brute au taux de 30 % non réalisée par Alma, soit : 2 416 520 F ;

et le préjudice de la clientèle détournée autour de : 4 800 000 F ".

Par jugement du 11 juillet 1997 le Tribunal de commerce au fond a statué ainsi :

" Condamne la société A2M Assistance Maintenance Métallurgie à verser à la société Alma, la somme de 4 815 520 F à titre de dommages-intérêts.

Condamne la société A2M Assistance Maintenance Métallurgie à verser à la société Alma la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Condamne la société A2M Assistance Maintenance Métallurgie aux entiers dépens de l'instance dont coût d'expertise et dont frais de greffe liquidés à la somme de 865,74 F TTC.

Ordonne l'exécution provisoire du présent jugement nonobstant toute voie de recours et à l'exception des condamnations au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile et des dépens.

Le tribunal a retenu, entre autres que " la concurrence déloyale est clairement démontrée eu égard à la clause de non-concurrence du contrat de travail du ... 13 mai 1991 ",

que " M. Geneau De La Marlière a quitté Sogecofa le 31 octobre 1992 ... l'interdiction est donc valable ",

" que trois mois seulement se sont écoulés entre le départ de M. De La Marlière et la création de la nouvelle société ce qui est en contradiction avec l'article 7 et la clause de non-concurrence... ",

" que de plus le lieu d'implantation de la société A2M se trouve ... à moins de 10 Kms seulement du lieu d'implantation de la société Alma ce qui est également à opposer à la limite de 200 Kms précisé dans le même article " ...

" que dans ces conditions toutes les causes de concurrence déloyale sont réunies et ne peuvent être remises en question ".

La société A2M a interjeté appel à jour fixe de ce jugement ;

elle a demandé à la Cour :

- de réformer dans son intégralité le jugement,

- de condamner la société Alma à lui payer la somme de 50 000 F par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La société Alma de son côté a formé les demandes suivantes :

" - Déclare recevable mais mal fondé l'appel interjeté par la société Assistance Maintenance Métallurgie à l'encontre du Tribunal de commerce de Blaye du 11 juillet 1997 ;

En conséquence,

- Condamner la société Assistance Maintenance Métallurgie à verser à la société Aquitaine Levage Maintenance une somme d'un montant de 7 216 520 F ;

- Condamner la même à verser à la société Aquitaine Levage Maintenance une somme d'un montant de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

- Condamner la société Assistance Maintenance Métallurgie aux entiers dépens, dont distraction au profit de Me Fournier, Avoué à la Cour, conformément à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile ".

Discussion :

La société Alma fait valoir :

" S'il reste courant qu'un salarié quitte une entreprise pour fonder la sienne, il n'en demeure pas moins que l'établissement de l'ancien salarié qui s'effectue dans la même branche à proximité du lieu d'exercice de son ancien emploi peut contrevenir aux obligations de non-concurrence, et constituer un acte de concurrence déloyale de façon cumulative.

Le délit civil concurrentiel est d'autant plus avéré que l'employé déloyal entraîne avec lui une partie de ses collègues, qu'il détourne la clientèle de son ex-employeur, ou qu'il utilise à son profit le savoir-faire et les secrets de l'entreprise qu'il a quittée.

Tel est manifestement le cas en l'espèce.

En définitive, s'il peut être considéré que, pris individuellement, chacun des faits reprochés est dans l'exact territoire de ce qui est répréhensible en tant que pratique déloyale, la nature des fautes qu'ils représentent, pris ensemble, ne laisse pas de doute quant au caractère dommageable d'une telle pratique.

C'est pourquoi la participation à la création de la société transfuge A2M et, a fortiori, la qualité de fondateur de M. Geneau De La Marlière méritent d'être considéré comme des faits entrant dans le " faisceau " de ce qui permet de qualifier d'illicite l'embauche des salariés de la société Alma par la société A2M à son profit.

La jurisprudence se montre particulièrement sévère lorsque, à l'auto-débauchage illicite que constitue le " rétablissement " du salarié, vient s'ajouter un débauchage des salariés de l'entreprise qu'il a quittée : la concurrence déloyale est particulièrement flagrante lorsque la création de la société concurrente et le débauchage des salariés ont été effectués par un cadre en fonction dans l'entreprise victime au moment des faits ". ;

Elle ajoute que les fait de concurrence déloyale sont caractérisés ainsi qu'il résulte du rapport de M. Bardavid par :

- le débauchage illicite de salariés,

- le détournement de clientèle,

- l'imitation de la marque ou du sigle,

tous éléments ayant entraîné un préjudice très important.

La société A2M fait d'abord justement valoir et il convient de retenir :

- que la société Alma ne peut pas se prévaloir, ainsi que l'ont retenu le rapport de M. Bardavid pour étayer ses conclusions et les premiers juges pour la condamner, de la clause de non-concurrence contenue dans le contrat du 13 mai 1991 par l'effet du jugement du Conseil des Prud'hommes de Marmande du 1er juillet 1996 aujourd'hui définitif et donc d'une concurrence interdite par le contrat,

- que l'action en concurrence déloyale est fondée sur les dispositions des articles 1382 et 1383 du Code civil,

- qu'il incombe donc à la société Alma de rapporter la preuve de fautes alléguées, d'un préjudice, d'un lien de causalité entre ces deux éléments, la preuve d'un " faisceau de présomptions " étant insuffisante.

Reste donc à examiner les différents éléments de concurrence déloyale qu'impute la société Alma à la société A2M.

a) débauchage illicite de salariés :

La société Alma, reprenant les conclusions des rapports de M. Bardavid et de M. De Warren fait valoir :

- que la société A2M a abusivement débauché quatre salariés de la société Alma constituant une équipe autonome et complète,

- que ces salariés occupaient des postes clés.

Cependant la société A2M fait justement valoir :

- que par application des principes fondamentaux de la liberté du travail et d'entreprendre ne commet pas de faute en principe l'employeur qui offre de meilleurs conditions de travail ou de rémunérations,

- qu'en l'espèce les salariés qui n'étaient pas liés par une clause de non-concurrence, ont été recrutés alors qu'ils avaient rempli leurs obligations envers leur ancien employeur, et dans des conditions de salaire dont rien ne démontre qu'elles soient anormales,

- que ce recrutement par la société A2M est concomitant avec une restructuration de la société Alma par l'intermédiaire du cabinet Lambert en suite de sa filialisation, la société Alma ayant abandonné une grande partie de son activité dont celle de location d'engins au profit d'autres sociétés du groupe, et ayant vu son organisation considérablement allégée, puis que ce ne sont pas seulement quatre mais onze salariés sur 27 qui ont quitté l'entreprise ainsi qu'il résulte des organigrammes datés des 30 octobre 1992 et 31 mars 1993 versés au dossier, qui ne sont pas discutés, les experts n'ayant pas examiné sérieusement cet aspect de l'évolution de la société Alma,

- que c'est cette restructuration qui a engendré le licenciement de M. Geneau De La Marlière selon la lettre de licenciement, et le départ des salariés, selon les attestations produites, la société Alma étant taisante sur les conséquences de cette restructuration,

- que dans ces conditions aucune désorganisation de l'entreprise n'est établie,

- que certes M. Dupouy connaissait les clients de la société Alma, mais M. Geneau De La Marlière aussi au premier chef de par ses fonctions et le premier n'exerçait qu'une action subalterne n'était lié par aucune clause de non-concurrence,

- que les autres salariés n'exerçaient que des fonctions d'exécution (mécanicien grutier, mécanicien chaudronnier, monteur serrurier),

- qu'il n'est pas établi que la société A2M ait par ce biais usé de procédés déloyaux.

b) imitation de la marque ou du sigle :

La société Alma fait valoir qu'A2M a entretenu une confusion à cet égard.

Cependant, la société A2M fait justement valoir et il convient de retenir :

- que les sigles Alma et A2M ne se prononcent pas de la même façon,

- qu'Alma signifie Aquitaine Levage Maintenance, A2M, Assistance Maintenance Métallurgie,

- qu'il n'existe pas de confusion à cet égard,

- qu'aucun élément du dossier (lettre ou attestation de client...) n'établit ainsi que l'ont pourtant retenu les premiers juges " que le détournement de clientèle.. n'a pu qu'être favorisé par la confusion engendrée et entretenue par la similitude de la marque et de l'enseigne de telle façon que les clients de la société Alma en s'adressant à A2M pensaient en réalité s'adresser à Alma... ",

- que n'est pas établie à cet égard une quelconque déloyauté.

c) détournement de clientèle :

La société Alma fait valoir :

- que la société A2M a détourné la liste de ses clients ce qui a désorganisé ses relations commerciales,

- que le rapport de M. Bardavid démontre le caractère massif de ces détournements, celui-ci ayant établi qu'en 1993 74 % du chiffre d'affaires réalisé par A2M provenait de clients d'Alma, en 1994 48 % tandis que le chiffre d'affaires réalisé par Alma auprès des mêmes clients baissait de 60 %.

Cependant la société A2M fait justement valoir :

- qu'en vertu du principe fondamental de la liberté du commerce, le démarchage de la clientèle d'un concurrent, même de la part d'anciens salariés, ne constitue pas en principe un acte de concurrence déloyale,

- qu'il n'est pas démontré qu'elle ait usé de moyens anormaux, qu'elle ait en particulier laissé entretenir une confusion avec la société Alma, ou démarché des clients en proposant systématiquement des conditions plus avantageuses,

- qu'en particulier la société Alma a réalisé en 1992 9 506 093 F de chiffre d'affaires avec 239 clients, 3 816 542 F avec 37 clients, ce qui démontre que 202 clients ont quitté cette société,

- qu'ainsi Alma a volontairement dans le cadre des objectifs de la restructuration selon son courrier du 20 novembre 1992, annoncé " la volonté de ses dirigeants de donner à Alma les moyens de se redévelopper en recentrant son métier de base qui est la maintenance industrielle, en particulier en Centrale EDF ", aspect qui n'a pas été examiné et approfondi par l'expert M. Bardavid, concurremment avec l'abandon de l'activité location de matériel de levage,

- qu'en outre certains clients Alma ont été repris par Sogecofa (Cf. Mazelli) et que le groupe Sogecofa a vu son chiffre d'affaires augmenter globalement de façon très importante,

- qu'un des clients les plus importants, EDF, a réalisé avec la société Alma en 1993 2 210 829 F, en 1994 3 344 496 F, tandis qu'auprès d'A2M ce chiffre d'affaires s'est élevé en 1993 à 2 658 544 F, en 1994 3 062 647 F,

- qu'avec DUB Alma a réalisé un chiffre d'affaires de 1 980 F, A2M, 192 287 F,

- qu'ainsi n'est pas démontré un détournement de clientèle fautif.

Le jugement doit donc être réformé.

Enfin il est équitable de laisser à la charge de la société A2M les frais irrépétibles engagés par elle.

Décision :

Par ces motifs : La Cour, statuant publiquement et contradictoirement, Infirme le jugement, Déboute la société Alma de toutes ses demandes, Déboute la société A2M de sa demande en paiement de frais irrépétibles, Condamne la société Alma aux entiers dépens, application étant faite des dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.