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Décisions

CA Rouen, 2e ch. civ., 4 septembre 1997, n° 4948-94

ROUEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Auto 76 (SARL)

Défendeur :

Auto 80 (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Credeville

Conseillers :

MM. Perignon, Dragne

Avoués :

SCP Daniel Reybel, Mathilde Theubet, Greff, Curat

Avocats :

Mes Patrimonio, Sagon.

T. com. Le Havre, du 14 oct. 1994

14 octobre 1994

Faits et procédure :

Les sociétés Auto 76 et Auto 80 exercent toutes deux dans la ville du Havre, depuis 1975 pour la première, 1980 pour la seconde, l'activité d'achat, vente et réparation de véhicules automobiles neufs et d'occasion.

Leur situation de concurrence est accentuée par le fait que la société Auto 76 est concessionnaire exclusif des véhicules de marque BMW pour cette même ville, tandis que la société Auto 80 s'en présente comme spécialiste.

Arguant d'agissements de concurrence déloyale, à commencer par l'imitation de son nom commercial, la société Auto 76 a fait assigner la société Auto 80 par acte d'huissier du 28 octobre 1992.

C'est dans ces conditions que, par jugement du 14 octobre 1994, le Tribunal de Commerce du Havre a :

- notamment retenu :

Imitation du Sigle Auto 76 : ... Le mot Auto est dépourvu d'originalité et l'on peut le considérer comme générique.

L'emploi d'un nombre suivant le mot Auto peut paraître créer une certaine similitude. On doit toutefois tenir compte du pouvoir très différenciateur des nombres. Ici, le nombre semble être celui de l'année de création du commerce. Ainsi perçu, il marque une nette différence entre les deux enseignes.

De plus, les automobilistes, seuls clients des parties, ont l'habitude d'attribuer aux nombres des significations très spécifiques : numéros de départements, panneaux de vitesse, numéros des routes etc...

Utilisation du graphisme d'une même voiture BMW avec le logo établi par la SARL Auto 76 : ... Cette société peut parfaitement représenter l'image des voitures qu'elle est en mesure de proposer à la vente ou réparer. Il est courant que des marchands de voitures d'occasion fassent de même. L'image de la voiture appartient au constructeur qui n'engage aucune action en justice.

Le raisonnement ci-dessus s'applique également à l'emploi du " logo " BMW.

Apposition sur les carnets d'entretien des véhicules du cachet SARL Auto 80 ; Le cachet Auto 80 se superpose à une impression prévue d'avance pour Auto 76. Il ne saurait en être fait grief à Auto 80, cette superposition ne créant aucune confusion. C'est au contraire l'absence d'apposition du cachet qui pourrait laisser supposer que l'entretien avait été fait par le concessionnaire.

Mailing diffusé aux propriétaires de voitures BMW les informant que la Sté Auto 80 assure l'entretien des véhicules de cette marque - Indication " vente de pièces détachées BMW " - Publicité mentionnant " spécialiste BMW " - Facturation des prestations intitulées " inspection BMW "

La SARL Auto 76 ne prétend pas que ces indications soient mensongères. Elles ne sont pas de nature à entraîner une confusion entre les parties. Il est vrai que la SARL Auto 76 bénéficie d'un contrat d'exclusivité territoriale. Cependant, depuis 1983, un revirement s'est opéré dans la jurisprudence sous l'influence communautaire. L'exclusivité est opérante seulement si elle est sélective, ce qui n'est pas soutenu...

Refus par BMW France d'ouverture d'une nouvelle concession à la Sté Auto 80 : L'argument n'est pas sérieux. Le refus de BMW ne saurait être générateur de concurrence déloyale de la Sté Auto 80 envers la SARL Auto 76.

Présentation à de nombreux clients de la Sté Auto 80 comme étant un membre du réseau BMW : Il ne sera pas procédé à l'analyse systématique des témoignages écrits. On peut écarter ceux qui ont trait a la confusion et admettre, compte tenu de ce qui précède, que les auteurs n'étaient pas moyennement intuitifs...

Un des témoins, M. Mouhache écrit que la Sté Auto 80 s'est toujours déclarée comme garage BMW et agent de cette marque. Ce témoin ne relate pas de faits assez précis. Il déclare avoir cessé de fréquenter la Sté Auto 80 à la suite d'un litige. Il semble très invraisemblable que ce témoin, qui se déclare " administrateur de biens " ait pu être victime d'une confusion. Son témoignage ne sera pas retenu.

M. Vanier atteste que la SARL Auto 80 se fait passer comme faisant partie du réseau BMW. Son attestation ne comporte que trois lignes sans aucune précision. Elle sera également écartée.

Mme Potel écrit que la Sté Auto 80 lui aurait affirmé qu'elle " était bien chez BMW ". Son propos manque de précision. Ce témoin n'apporte pas d'éléments suffisants.

Il convient en général de relativiser la valeur de ces témoignages, certains peut-être influencés par le regret d'avoir manqué d'intuition ou par le ressentiment né d'un litige ou encore par le désir d'entretenir de bonnes relations avec son garagiste...

- statué en conséquence comme suit :

Le Tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi :

Reçoit la SARL Auto 76 en sa demande, la déclare mal fondée et l'en déboute...

Condamne la SARL Auto 76 à payer à la SARL Auto 80 la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Appelante de cette décision, la société Auto 75 fait grief aux premiers juges d'avoir inexactement apprécié les circonstances particulières à l'espèce, traduisant pourtant la volonté de la société Auto 80 de créer et entretenir une confusion entre les deux entreprises.

Cette volonté serait d'autant plus condamnable que :

- il serait désormais acquis que " les clauses concernant la distribution exclusive ou sélective peuvent être tenues rationnelles ou indispensables dans le secteur des véhicules automobiles, et que se trouve ainsi justifié le refus d'un constructeur de satisfaire aux demandes de fourniture émanant de distributeurs étrangers au réseau " ;

- la qualité de concessionnaire BMW serait " un élément caractérisant l'activité de la société Auto 76 et la différenciant d'autres garagistes, marchands de véhicules et distributeurs de pièces détachées, non concessionnaire " ;

- la société Auto 80 n'aurait de cesse, par ses agissements déloyaux, de tenter de se faire passer aux yeux de la clientèle BMW, pour un autre concessionnaire au Havre de cette marque.

La Cour devrait donc réformer la décision entreprise et :

Condamner la Société Auto 80 :

- à changer son nom commercial " Auto 80 " de manière à éviter toute confusion possible avec la dénomination " Auto 76 ",

- à s'abstenir de tous actes de confusion avec le sigle " Auto 76 " et de tout autre moyen de concurrence déloyale, sous astreinte définitive de 5.000 F par infraction constatée à compter de la signification de l'arrêt à intervenir,

- à ne plus superposer son cachet d'entreprise sur celui de la société Auto 76,

- à ne plus affirmer dans ses documents commerciaux et autres, être agent BMW,

- à payer à la société Auto 76 la somme de 100.000 F à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi du fait de la perte de clientèle et de l'atteinte portée à limage de marque et à la réputation de la Société Auto 76,

Ordonner la publication de l'arrêt à intervenir aux frais de la Société Auto 80, dans le journal Le Havre-Paris-Normandie, toutes éditions confondues,

Condamner la Société Auto 80 à payer à la Société Auto 76, une somme de 12.000 F sur le fondement de l'article 700 NCPC pour frais irrépétibles, tant en première instance qu'en appel.

Pour la société Auto 80, l'action engagée à son encontre - après plus de dix ans de bonnes relations commerciales - procéderait de la mauvaise querelle. Elle s'expliquerait par l'ombrage qu'a pris son adversaire, de son installation en centre ville.

La concession exclusive, dont est titulaire la société Auto 76, ne ferait pas obstacle à ce qu'elle puisse vendre, réparer et entretenir des véhicules de la même marque, alors que :

- la concurrence commerciale n'a en elle même rien d'anormal et ne dégénère en concurrence déloyale qu'en cas d'agissements fautifs dûment établis ;

- le contrat de concession ne vaudrait que dans les rapports entre le concédant et le concessionnaire, et il ne serait pas contesté qu'elle s'approvisionne régulièrement sur le marché ;

- c'est par une exacte appréciation des faits de la cause que les premiers juges auraient écarté les griefs tirés de prétendus agissements destinés à créer une confusion entre les deux entreprises.

Au demeurant, la société Auto 76 ne justifierait d'aucun préjudice, pas plus que ne serait établi un quelconque lien de causalité entre le préjudice et les fautes qu'elle allègue.

Il appartiendrait en conséquence à la Cour de :

Confirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions,

Débouter la SARL Auto 76 de toutes ses demandes, fins et conclusion,

Condamner la société Auto 76 au paiement d'une somme supplémentaire de 6 000 francs sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Postérieurement à cet échange, les parties ont à nouveau conclu pour notamment :

- la société Auto 76, insister sur le fait que les agissements de son adversaire convergeraient pour imposer dans l'esprit du public l'image d'un concessionnaire BMW - ce qu'elle n'est pas - et compléter comme suit ses précédentes demandes :

Précisant la demande de la Société Auto 76, en condamnation de la Société Auto 80 à changer son nom commercial Auto 80, de manière à éviter toute confusion possible avec la dénomination Auto 76,

Dire et juger que la Société Auto 80 devra faire disparaître de tous ses documents commerciaux et publicitaires, le nom de BMW, la reproduction d'une automobile BMW et le mot " spécialiste ", le tout sous astreinte de 10.000 F par infraction constatée,

- la société Auto 80, maintenir que ne serait établi aucune élément objectif accréditant l'allégation selon laquelle elle a cherché à se faire passer pour un agent ou un concessionnaire BMW.

Sur ce, LA COUR

Sur l'atteinte au nom commercial

Attendu que les parties (Société Auto 76, d'une part, Société Auto 80, d'autre part) sont en situation de concurrence comme exerçant toutes deux, dans la ville du Havre, l'activité d'achat, vente et réparation d'automobiles neufs et d'occasion, plus particulièrement de la marque " BMW " ;

Que la Société Auto 76, première établie, utilise sa dénomination sociale à titre de nom commercial depuis 1975 ; qu'elle peut prétendre à la protection de celui-ci, nonobstant le caractère générique de l'élément " Auto ", dès lors que l'adjonction du chiffre " 76 " confère à l'ensemble un caractère distinctif ;

Attendu qu'il n'est sans doute pas à exclure qu'à ce titre, la société Auto 76 se soit initialement trouvée en droit de s'opposer à l'utilisation par la société Auto 80 - constituée en 1980 - de sa propre dénomination sociale comme nom commercial, alors que :

- il n'a jamais été usuel de distinguer par des numéros ou des chiffres les entreprises d'achat, de vente et réparation de véhicules automobiles, de sorte qu'est ici inadapté le raisonnement des premiers juges, par analogie avec le cas des départements, routes, voire panneaux de limitation de vitesse ;

- il pouvait être légitimement craint que la clientèle moyennement attentive, n'ayant pas simultanément les deux noms commerciaux sous les yeux, en retienne essentiellement le terme générique " Auto " suivi d'un nombre à deux chiffres, sans mémorisation obligatoirement précise de ces derniers ;

Attendu qu'il n'en reste pas moins que la société Auto 76 a attendu 1992 pour se plaindre de l'utilisation du nom commercial de sa concurrente ;

Que la coexistence des deux noms n'a pas été le résultat d'une simple tolérance de sa part; qu'elle s'est accompagnée d'actes positifs, marquant implicitement mais nécessairement son accord; qu'en effet, les deux sociétés ont entretenu des relations commerciales suivies de nombreuses années, la société Auto 76 facturant sa concurrente, sous le nom qu'elle lui reproche aujourd'hui d'utiliser, sans formuler aucune réserve et en parfaite connaissance de ce qui était par ailleurs l'identité de leur clientèle ;

Qu'en outre et surtout, il apparaît qu'eu égard à la spécialisation des deux entreprises, à la distinctivité quand même toute relative du nom " Auto 76 " et à la durée d'utilisation de celui de " Auto 80 ", cette clientèle - au demeurant très circonscrite - s'est aujourd'hui habituée à leur coexistence ; qu'elle porte une attention plus marquée à la différence entre les deux noms qui, aussi limitée qu'elle soit, suffit désormais à écarter tout risque de confusion;

Attendu que la décision entreprise sera donc confirmée en ce qu'elle a débouté la société Auto 76 du chef de la prétendue atteinte à son nom commercial, atteinte qu'elle n'a d'ailleurs invoquée que pour bien inutilement ajouter au contentieux entre les parties, ayant en réalité un tout autre objet ;

Sur la fausse qualité de concessionnaire

Attendu que la société Auto 76 est concessionnaire exclusif de la marque BMW ; en vertu d'un contrat que lui a consenti le constructeur et dont elle s'emploie, sans être contredite, à souligner la validité au regard du droit tant national que communautaire ;

Qu'elle ne saurait sans doute exciper de sa qualité pour prétendre interdire à sa concurrente, tiers audit contrat, de :

- s'intéresser également aux véhicules de la même marque, alors que n'est pas contestée la licéité de ses approvisionnements,

- faire connaître à la clientèle, y compris par l'envoi de lettres circulaires, qu'elle en a fait sa spécialité ;

Qu'elle peut en revanche s'opposer à ce que la société Auto 80 excédant le libre jeu de la concurrence, se prévale d'un agrément qu'à aucun moment le constructeur ne lui a donné, mais a tout au contraire limité à sa concurrente;

Attendu qu'il ressort des pièces du dossier qu'indépendamment de la représentation d'un véhicule BMW dont elle accompagne de façon quasi systématique l'énoncé de son nom commercial, la société Auto 80 n'hésite pas :

- à l'occasion, à expressément se présenter comme concessionnaire ou agent dudit constructeur (cf.: attestations de M. Mouhache, M. Vanier, Mme Potel - cf. également : apposition de son cachet, occultant celui apposé par la société Auto 76 en qualité de concessionnaire, dans des carnets d'entretien de véhicules) ;

- de façon permanente, à recourir à des formules ambiguës pour insidieusement suggérer qu'elle a cette qualité : " spécialiste BMW " ; mention " spécialiste " sous la représentation d'un véhicule de cette même marque ; facturation de prestations qualifiées " inspection BMW ";

Attendu que ces agissements sont à l'évidence constitutifs de concurrence déloyale à l'égard de la société Auto 76 et lui ont occasionné un préjudice certain, notamment lié au trouble commercial qu'ils ont engendré;

Qu'ils justifient les mesures d'interdiction et de publicité prévues au dispositif ; que , faute par la société Auto 76 de justifier d'un montant supérieur, les dommages-intérêts auxquels elle peut prétendre seront fixés à la somme de 30 000 francs ;

Que la décision entreprise sera déformée en conséquence ; que la partie qui succombe doit supporter les dépens ; qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Auto 76 les frais non compris dans les dépens qu'elle a par ailleurs exposés ;

Par ces motifs, LA COUR : Reçoit la société Auto 76 en son appel, Y fait partiellement droit, Infirme le jugement du Tribunal de Commerce du Havre du 14 octobre 1994 sauf, pour les motifs du présent arrêt se substituant à ceux contraires des premiers juges, en ce qu'il a débouté la société Auto 76 du chef de l'atteinte à son nom commercial, Statuant à nouveau pour le surplus, Enjoint à la société Auto 80, d'avoir, sous astreinte de 5 000 F par infraction constatée, à s'abstenir de tout fait pouvant directement ou indirectement accréditer, dans l'esprit de la clientèle, qu'elle est concessionnaire ou agent du constructeur BMW ; A cet effet, lui interdit notamment de faire figurer une reproduction de véhicule BMW en regard de l'énoncé de son nom commercial ou d'employer des formules suggérant l'existence d'une habilitation du constructeur, telles que " spécialiste BMW ", " spécialiste " suivie ou précédé de la reproduction d'un tel véhicule, " inspection BMW ", Dit qu'elle ne peut - sous réserve encore des droits du constructeur, non partie à la présente instance - faire référence à la marque " BMW " ou en reproduire un modèle de véhicule, qu'en complément de l'énoncé de ses activités ou d'offres faites à la clientèle, dans des conditions exclusives de toute idée d'habilitation dudit constructeur, Dit qu'elle doit payer à la société Auto 76 une somme de 30 000 F à titre de dommages-intérêts, Autorise la société Auto 76 à faire publier le dispositif du présent arrêt dans un journal ou périodique de son choix, aux frais de la société Auto 80, dans la limite de 6 000 F.