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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 6 juin 1997, n° 95-5980

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Parfums Via Paris (SA)

Défendeur :

Kenzo (SA), Tamaris (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval (conseiller faisant office)

Conseillers :

MM. Ancel, Regniez

Avoués :

SCP Fisselier Chiloux Boulay, Narrat Peytavi

Avocats :

Mes Raccat Pierangeli, Bessi.

TGI Paris, 3e ch., 1re sect., du 14 déc.…

14 décembre 1994

LA COUR statue sur un appel interjeté par la société Parfums Via Paris à l'encontre d'un jugement rendu par le Tribunal de Grande Instance de Paris le 14 décembre 1994 dans un litige en contrefaçon de marque et concurrence déloyale l'opposant aux sociétés Kenzo et Tamaris.

Référence étant faite au jugement entrepris et aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants.

La société Kenzo est titulaire de la marque complexe n° 92.422.380 exactement décrite par les premiers juges déposée le 11 juin 1992 pour désigner notamment les parfums, publiée le 20 novembre 1992. Elle a, par contrats du 18 mai 1993, consenti à Tamaris une licence d'exploitation exclusive de fabrication et vente des parfums, eaux de toilettes et dérivés et produits cosmétiques pour cinq ans sous les marques Kenzo.

Reprochant à Via Paris la vente d'un parfum Idaho qui reproduirait (dans son emballage) les caractéristiques de la marque complexe sus-visée et qui présenterait un "jus" identique, Kenzo et Tamaris, après avoir fait pratiquer saisie contrefaçon le 23 juin 1993, ont fait assigner Via Paris, devant le Tribunal de Grande Instance, en contrefaçon de marque et de concurrence déloyale pour obtenir notamment paiement de dommages intérêts. Via Paris a, au cours de la procédure de première instance, soulevé l'irrecevabilité de la demande en contrefaçon introduite par Tamaris, conclu au débouté et formé une demande reconventionnelle.

C'est dans ces circonstances qu'est intervenu le jugement qui a déclaré Tamaris irrecevable dans son action en contrefaçon, a retenu des actes de contrefaçon de marque au préjudice de Kenzo et de concurrence déloyale au préjudice de Kenzo et de Tamaris et a condamné Via Paris à payer à Kenzo la somme de 200 000 F à titre de dommages intérêts pour les actes de contrefaçon, à payer à Kenzo et Tamaris celle de 400 000 F de dommages intérêt en réparation des actes de concurrence déloyale. Des mesures d'interdiction avec exécution provisoire et de publication ont été ordonnées et Via Paris a été condamnée au paiement de la somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

L'appelante conclut à l'infirmation du jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce que la demande de Tamaris sur le fondement de la contrefaçon a été déclarée irrecevable et reprenant son argumentation de première instance, conclut au débouté de toutes les demandes en contrefaçon et en concurrence déloyale. A titre subsidiaire, elle conclut à l'absence de préjudice. Additionnellement, elle demande à la Cour de prononcer la nullité de la saisie-contrefaçon et sollicite paiement de la somme de 50 000 F à titre de dommages intérêts en réparation du préjudice subi pour procédure abusive et vexatoire.

Les intimées concluent à la confirmation sauf sur l'irrecevabilité de la demande en contrefaçon de Tamaris, sur le montant des dommages intérêts et sur les mesures de publication. Elles sollicitent de la Cour que leur soient allouées à titre de dommages intérêts la somme de 500 000 F du fait de la contrefaçon et celle de 500 000 F du fait de la concurrence déloyale et que soient étendues les mesures de publication.

A titre subsidiaire, si l'utilisation d'un "jus" identique n'était pas retenue comme un agissement déloyal, elles demandent de retenir cette imitation comme constitutive d'une contrefaçon au titre de droits d'auteur et d'accorder la somme de 500 000 F à titre de dommages intérêts.

Elles concluent au mal fondé de la demande en nullité de la saisie contrefaçon.

Sur la demande subsidiaire en contrefaçon du "jus" qui constituerait une création au titre du droit d'auteur, Via Paris conclut à l'irrecevabilité de cette demande soulevée pour la première fois en appel.

Les parties sollicitent le bénéfice des dispositions de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Sur ce, LA COUR :

Sur la recevabilité de la demande en contrefaçon formée par Tamaris

Considérant que selon les dispositions de l'article L. 716-5 du Code de la propriété intellectuelle, l'action civile en contrefaçon est engagée par le propriétaire de la marque ; que le bénéficiaire d'un droit exclusif d'exploitation peut agir en contrefaçon, sauf stipulation contraire du contrat si, après mise en demeure, le titulaire n'exerce pas ce droit ;

Considérant qu'en l'espèce, il y a lieu de relever que la société Kenzo titulaire de la marque agit en contrefaçon, que l'action du licencié exclusif substituant le titulaire principal n'est donc pas recevable ;

Considérant que le dernier alinéa de l'article susvisé permet à toute partie à un contrat de licence d'intervenir dans l'instance en contrefaçon afin d'obtenir réparation du préjudice qui lui est propre ;

Mais considérant que, comme l'admet en définitive Tamaris, dans ses écritures du 18 mars 1997, une telle intervention est inutile puisque la demande en concurrence déloyale lui permet d'obtenir réparation de son préjudice ; qu'en conséquence le jugement sera confirmé et Tamaris déclarée irrecevable dans sa demande en contrefaçon de la marque ;

Sur la saisie contrefaçon du 23 juin 1993

Considérant que Via Paris soulève la nullité du procès-verbal ; que la recevabilité de cette demande n'est pas discutée par les intimées ; que l'appelante expose que la saisie contrefaçon est intervenue en fraude de ses droits en raison de la présence, pour assister l'huissier, de Monsieur Sabatier dont la qualité d'avocat n'a pas été indiquée ; qu'il aurait été ainsi porté atteinte aux droits de la défense puisqu'il n'a pu lui-même faire appel à son propre conseil ;

Considérant que l'ordonnance autorisant la saisie contrefaçon donnait la possibilité à l'huissier instrumentaire de se faire accompagner le cas échéant par un expert au choix de la requérante, pris en dehors de ses préposés ; qu'en application de cette ordonnance, l'huissier s'est fait assister de Monsieur Sabatier, précédemment conseil en marques de la société Kenzo et qui a la qualité d'avocat depuis la fusion de professions intervenue en 1992 ; qu'aucun texte ne prévoit qu'une telle qualité interdise d'être désigné comme sachant, ce, d'autant plus que l'avocat assistant Kenzo et Tamaris dans la procédure n'était pas présent aux opérations de saisie contrefaçon ; qu'il s'ensuit qu'aucune atteinte n'a été portée aux droit de la défense ; que la demande en nullité sera donc rejetée ;

Sur l'atteinte à la marque complexe déposée le 11 juin 1992

Considérant que Via Paris ne se prévaut d'aucun droit de propriété incorporelle antérieure au dépôt de la marque invoquée mais soutient que les conditionnements critiqués ont été élaborés et commandés par elle avant toute publicité donnée à la marque ; qu'elle fait ainsi grief aux premiers juges d'avoir estimé qu'une fracture datée du 26 juin 1992, dont l'authenticité n'est pas contestable portait le nom du produit Idaho mais ne comportait aucune description de l'emballage correspondant et qu'elle ne prouvait pas que la conception de l'emballage avait eu lieu avant la publication de la marque, alors que, selon elle, les documents comptables mis aux débats démontrent que tout a été élaboré entre juin et novembre 1992 ; qu'elle fait encore observer que, contrairement à ce qui a été relevé par les premiers juges, l'annonce dans la presse du lancement du produit Kenzo "parfum d'été", datée du 29 juin 1992, n'a pas été faite en France mais à l'étranger ; qu'elle affirme en conséquence, n'avoir pas eu connaissance de l'emballage du parfum Kenzo avant d'avoir commandé l'emballage de son produit ;

Considérant que les pièces mises aux débats par Via Paris, pièces comptables et bons de livraison des fabricants de l'emballage, des flacons et du parfum dont rien ne permet de mettre en doute l'authenticité établissent que Via Paris a passé commande des emballages à une période concomitante de la publication faite à la presse du lancement du produit Kenzo ;

Que néanmoins, il importe tout particulièrement de relever que l'appelante ne donne aucune indication sur les circonstances de la création de l'emballage Idaho, création sur laquelle elle ne revendique, d'ailleurs, aucun droit ;

Considérant qu'il n'est pas discuté que Via Paris a commercialisé ses produits à compter de janvier 1993 soit postérieurement à la publicité de l'enregistrement de la marque en date du 20 novembre 1992 ; qu'il s'ensuit que Kenzo ayant en vertu du dépôt un droit de propriété incorporelle est bien fondée dans sa demande en contrefaçon pour les actes commis postérieurement à la publicité de la marque ;

Considérant que Via Paris conteste la réalité de la contrefaçon, soutenant que l'emballage qu'elle utilise n'a aucune ressemblance avec la marque complexe de Kenzo, dès lors qu'elle n'en reproduit aucun des éléments caractéristiques distinctifs consistant, selon la description faite à l'INPI dans "le fond gaufré de couleur bleue céruleum évoquant une gerbe de graminées liées entre elles par un raphia ; sceau japonais dont le fond est jaune pamplemousse et les caractères jaune moutarde ; dénomination "parfum d'été, bleu outre-mer violet" ; qu'elle soutient que le fond de son emballage est turquoise, parcouru de lignes verticales et ondulantes de couleur vert-d'eau, rappelant un milieu aquatique, et rehaussé de motifs stylisés de couleur verte (envol d'oiseaux ou de papillons) que la dénomination Idaho de couleur vert foncé est calligraphiée en écriture manuscrite ; que Kenzo ne peut interdire l'utilisation de cartonnage gaufré ou de couleur bleue ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient l'appelante, les premiers juges ont fait une exacte analyse des signes en présence en constatant qu'en raison de la reprise d'un fond dans des teintes fort proches, présentant un même aspect gaufré et un décor stylisé de tiges herbacées verticalement légèrement ondulantes avec la reprise d'un nom sous forme d'une signature, la ressemblance d'ensemble l'emportait sur les différences (telles la disparition du sceau japonais et du lien horizontal) et entraînait un risque de confusion dans l'esprit d'un consommateur d'attention moyenne n'ayant pas en même temps les signes sous les yeux ; que les critiques selon lesquelles Kenzo chercherait à interdire la reproduction du genre cartonnage gaufré et de la couleur bleue sont dénuées de pertinence dès lors qu'il s'agit de comparer les signes dans leur ensemble ; que la Cour faisant siens les motifs pertinents des premiers juges, confirmera le jugement en ce qu'il a retenu la contrefaçon par imitation ;

Sur les actes de concurrence déloyale

Considérant que le Tribunal, estimant que les produits en litige s'adressaient à une même clientèle, a retenu qu'étaient constitutifs d'agissements déloyaux et parasitaires, la vente à un prix très inférieur à celui des intimés, d'un parfum présentant une fragrance très proche du parfum de Kenzo;

Considérant que Via Paris prétend ne vendre qu'à l'étranger et dans des circuits de grande distribution et non pas dans des boutiques de luxe et n'être ainsi pas en situation de concurrence avec ses adversaires ;

Considérant que cependant comme l'ont relevé les premiers juges, par des motifs pertinents que la Cour fait siens, les intimés justifient d'une commercialisation à l'étranger sur des territoires identiques pour partie (Arabie Saoudite, Asie du Sud-Est) ; qu'en outre, même si les réseaux de distribution ne sont pas semblables, la clientèle est commune, le même consommateur s'adressant indifféremment aux parfumeries traditionnelles et aux grands magasins ;

Considérant qu'ainsi, à l'égard de la société Tamaris qui est licenciée exclusive des produits Kenzo, la commercialisation des produits Idaho, produits concurrents, sous un emballage qui est proche de celui sous lequel elle commercialise ses produits est constitutive d'actes de concurrence déloyale ;

Considérant qu'à l'égard de Kenzo qui, selon le contrat de licence exclusive commercialise également les produits en litige, le grief de commercialisation sous l'emballage jugé contrefaisant n'est pas distinct de la contrefaçon et en peut constituer des actes de concurrence déloyale ;

Mais considérant que les deux parfums en litige présentent, si ce n'est une composition identique (en l'absence de document probant), une fragrance située dans la même famille olfactive "floral-frais-fruité" , comme l'on retenu exactement les premiers juges ; que la vente de produits de senteur aussi proche à un prix de plus très inférieur à celui des intimés démontre le comportement déloyal de Via Paris qui a créé un risque de confusion entre les produits ; que le jugement sera également confirmé en ce que les agissements déloyaux ont été retenus au préjudice de Kenzo ;

Sur les mesures réparatrices

Considérant qu'en appel, les intimées ne versent aux débats aucun document déterminant de nature à justifier leur demande supplémentaire de dommages intérêts ; que l'appelante, au contraire, insiste sur le caractère excessif de la condamnation mise à sa charge, les intimées ne justifiant pas de la réalité de leur préjudice qui, selon elle, serait inexistant dès lors que les territoires de commercialisation sont différents ;

Considérant que si Via Paris ne saurait être totalement suivie dans son argumentation dès lors que le préjudice subi par les intimées existe en raison de l'atteinte portée à la marque, à son avilissement, aux gains manqués et aux frais d'investissement et de publicité, le préjudice subi n'a pas l'importance accordée par les premiers juges ; qu'en effet, il résulte des documents mis aux débats que si Via Paris exploite à l'étranger et si divers territoires sont communs aux parties en litige, le chiffre d'affaires le plus important réalisé par les intimées est réalisé hors de ces territoires communs ; qu'eu égard à ces circonstances, la Cour a des éléments d'appréciation suffisants pour fixer le montant des dommages intérêts à 100 000 F au titre de la contrefaçon de marque et à 300 000 F au titre de la concurrence déloyale ;

Considérant que les mesures d'interdiction, de confiscation et de publication seront confirmées, étant précisé pour cette dernière mesure (dont l'extension n'apparaît pas nécessaire) qu'elle tiendra compte du présent arrêt ;

Considérant que Via Paris qui succombe ne saurait se voir allouer des dommages intérêts pour procédure abusive ;

Considérant que l'équité commande d'allouer aux intimées, eu égard aux sommes qui leur ont été déjà accordées à ce titre en première instance, une indemnité complémentaire de 5 000 F pour leurs frais irrépétibles ;

Par ces motifs : Confirme le jugement sauf sur le montant des dommages intérêts ; Le réformant de ce chef et y ajoutant ; Condamne la société Parfum Via Paris à payer à titre de dommages intérêts : - à la société Kenzo la somme de 100 000 F au titre de la contrefaçon de marque - à la société Kenzo et la société Tamaris la somme globale de 300 000 F au titre des actes de concurrence déloyale ; La condamne à payer aux intimées la somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile. Dit que la mesure de publication tiendra compte du présent arrêt ; Rejette toutes autres demandes ; Condamne la société Via Parfums aux entiers dépens qui seront recouvrés par la SCP Narrat et Peytavi, avoués, selon les dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.