CA Aix-en-Provence, 2e ch., 7 mai 1997, n° 95-9985
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Orthosud (SA)
Défendeur :
Journée, Orthopédie Provencale (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Dragon
Conseillers :
M. Isouard, Mme Cordas
Avoués :
SCP de ST Ferreol-Touboul, SCP Latil
Avocats :
Mes Brosseau, Barbier.
Faits et procédure
Monsieur J.M. Journée était salarié de la société Lecanthe Ortho Sud depuis 1974, avec le poste de directeur technique depuis 1990.
Il a démissionné le 31 Avril 1993 avec préavis au 31 Juillet 1993 pour rejoindre la SARL Orthopédie Provencale (Orthoprov)
Le 1er Mars 1994 il a été assigné avec Orthoprov par la SA Lecante Ortho Sud pour s'entendre déclaré coupable d'actes de concurrence déloyale et condamné avec Orthoprov à payer la somme de 1 200 000 F à titre de dommages et intérêts
Par jugement du 15 février 1995 le tribunal de commerce de Marseille a considéré que les actes constitutifs d'une concurrence déloyale étaient établis, et a condamné in solidum les défendeurs au paiement de la somme de 30 000 F à titre de dommages et intérêts
La société Ortho Sud est appelante principale de ce jugement, M. Journée et la société Orthoprov appelants incidents
La première critique l'évaluation de son préjudice tel qu'elle a été faite par le premier Juge
Les seconds remettent en cause l'existence d'actes de concurrence qui leur soient imputables
Ils prétendent d'abord qu'il n'existe pas de rapport de concurrence entre les deux sociétés, au motif qu'elles n'ont pas de clientèle au sens commercial du terme dans leur secteur d'activité
Et qu'il ne peut pas plus y avoir de concurrence dans les rapports entre M. Journée et la société Ortho Sud, les agissements reprochés au premier se situant dans une période de préavis ou il était encore salarié
Ils soutiennent ensuite qu'aucune preuve n'est rapportée de l'existence de fautes à leur encontre, et qu'aucune présomption de responsabilité ne peut être invoquée à leur égard
Ils ajoutent que la société Ortho Sud n'établit pas son préjudice et souhaite seulement éliminer sa concurrente en mettant à sa charge une condamnation importante
Ils retirent leur demande en paiement de 100 000 F de dommages et intérêts pour procédure abusive et 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile
La société appelante principale souhaite la confirmation du jugement en sa disposition statuant sur la réalité des actes de concurrence déloyale
Elle fait observer qu'Ortho Sud comme Othoprov sont des sociétés commerciales et soutient que le domaine médical dans lequel elles interviennent n'exclut pas l'obligation ou elles se trouvent de développer une clientèle
Elle prétend rapporter amplement la preuve du comportement déloyal de M. Journée pendant son préavis et de la mauvaise foi de la société Orthoprov
Elle estime par contre qu'elle justifiait d'un préjudice bien supérieur à ce [qui] lui a été accordé, résultant en particulier de dix annulations de commandes, et du transfert des prescriptions médicales au profit d'Orthoprov démontré par la cessation brutale des commandes des deux principaux médecins prescripteurs, ainsi que des perturbations causées à l'entreprise
Elle sollicite à nouveau le paiement de 1 200 000 F de dommages et intérêts qu'elle avait réclamé à l'origine ainsi que 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile
Motifs de la décision
La recevabilité de l'appel n'a pas été discutée. Rien dans le dossier ne conduit la cour à le faire d'office
L'action en concurrence déloyale fondée sur les articles 1382 et suivants du code civil suppose effectivement que les parties soient en situation de concurrence d'une part, et que l'une d'elle utilise des procédés déloyaux pour capter tout ou partie de la clientèle de son concurrent d'autre part.
S'agissant de la première condition, les deux entreprises commerciales ont en l'espèce la même activité d'orthoprothésiste - c'est à dire la fabrication et l'application aux handicapés de prothèses médicales -
Le fait que les prothèses soient prescrites par les médecins et payées par la sécurité sociale n'exclut pas cependant que chaque entreprise puisse avoir une clientèle propre (par le biais de médecins qui restent indépendants dans leur choix) attirée non pas par les prix, qui sont tarifés, mais par les qualités techniques du produit offert ou par les soins apportés par le personnel de l'entreprise à l'appareillage des patients
Il existe donc une situation de concurrence rendant recevable l'action d'Ortho Sud tendant à établir l'utilisation par ses adversaires de moyens répréhensibles pour détourner partie de sa clientèle
S'agissant plus particulièrement de M. Journée l'action est recevable à son égard dès lors qu'il lui est reproché une activité réelle au profit d'une société concurrente pendant la durée de son préavis
Ceci étant il incombe à la société Ortho Sud de démontrer l'existence de comportements déloyaux de la part de ses adversaires qui soient constitutifs d'une faute, et en particulier à l'égard de M. Journée qui n'était soumis à aucune obligation contractuelle de non-concurrence
Ortho Sud reproche à ce dernier :
- sa prise de participation au sein de la société Orthoprov
- son activité au profit de cette société qui serait démontrée par l'enquête d'un détective privé versée aux débats
- une campagne de dénigrement de l'entreprise menée auprès du personnel d'Ortho Sud
Elle lui reproche en outre, de concert avec Orthoprov, d'avoir débauché certains membres de ce personnel, et d'avoir fait transférer des commandes d'Ortho Sud au profit d'Orthoprov
Il doit d'abord être rappelé qu'il ne peut être reproché à un cadre d'entreprise qui démissionne pour des raisons sérieuses et qui ne sont au demeurant pas discutées en l'espèce de prendre des contacts et d'une manière générale toutes dispositions pour retrouver à l'issue de son préavis, un emploi ou une activité qui remplacerait celle qu'il vient de quitter
C'est ce qu'a fait M. Journée en entrant dans la société Orthoprov, et l'acte de cession de parts qu'il [a] signé le 9 juin 1993 ne peut en aucun cas être considéré comme un acte de concurrence déloyale vis à vis de son ancien employeur
C'est vainement que ce dernier prétend par ailleurs démontrer les agissements concurrentiels de son ancien directeur au sein de cette société par le moyen d'un rapport d'enquête privé
Outre que les comptes-rendus de filature ne constituent qu'un moyen de preuve illicite même en matière de concurrence, le rapport produit ne démontre au surplus la réalité d'aucune activité répréhensible de la part de M. Journée ou de la société Orthoprov
Les visites effectuées par le premier au siège de sa future activité ne peuvent être considérées que comme les contacts préalables et nécessaires à celle ci
Et contrairement à ce qu'elle soutient Ortho Sud ne démontre pas qu'elles aient nui aux obligations de présence et de travail que M. Journée devait encore à son employeur pendant la durée de son préavis
En toute connaissance de cause Ortho Sud n'a d'ailleurs pris aucune initiative pour sanctionner ce comportement qu'il stigmatise a postériori
C'est également vainement qu'Ortho Sud voudrait tirer d'une attestation de M. Munoz, la preuve d'un détournement de moulage réalisé par M. Journée au détriment d'Ortho Sud
M. Munoz ex salarié d'Orthoprov témoigne en effet seulement de ce que M. Journée a rapporté des moulages à cette société alors qu'il y travaillait encore.
La preuve d'un détournement ne peut être déduite de ce seul témoignage alors qu'au surplus Orthoprov a fait constater par huissier le 27 septembre 1995 que les établissements étant géographiquement proches, des erreurs de livraison se produisaient fréquemment, et que les produits livrés par erreur étaient restitués au concurrent.
La société appelante principale produit par ailleurs une attestation d'une dame Peretz et une lettre des délégués du personnel d'Ortho Sud faisant état de propositions d'embauche par M. Journée pour son futur employeur, et de climat de " tension " qu'il aurait crée au sein du personnel d'Ortho Sud à l'occasion de son départ.
Force est cependant de constater que ces propositions n'ont pas eu de suite et le seul départ de M. Fernandez (antérieurement à la démission de M. Journée) chez Orthoprov ne démontre pas, en l'absence d'autres manœuvres de débauchage qui leur soient imputables, de déloyauté de la part de cette société ou de M. Journée
Et ce d'autant qu'un salarié d'Orthoprov, M. Munoz, a fait le chemin inverse
Un " climat de tension ou d'inquiétude " au sein du personnel d'Ortho Sud , en admettant même qu'il constitue un discrédit apporté par le directeur démissionnaire à la valeur de l'entreprise qu'il allait quitter, ne constitue enfin un acte de concurrence que quand son auteur se trouve en situation de concurrence au moment où il a dénigré l'entreprise
Tel n'est pas le cas en l'espèce, M. Journée étant toujours directeur commercial d'Ortho Sud au moment ou il émettait ces critiques, et aucun reproche de dénigrement du même type ne lui étant fait à partir du moment ou il est devenu directeur de la société concurrente
Le grief de concurrence déloyale par des manœuvres de la part de M. Journée visant, de concert avec son futur employeur, à détourner partie de la clientèle de la société qu'il quittait n'est donc pas établi.
Et il est permis de penser que la part de clientèle considérée comme perdue par Ortho Sud, aussi bien en ce qui concerne le nombre, au demeurant très faible, de dossiers " transférés ", qu'en ce qui concerne le report des prescriptions de deux médecins de la société Orthoprov, s'est détournée en considération des seuls rapports personnels que M. Journée avait su créer avec ces prescripteurs ou leurs patients
Le jugement sera donc réformé en ce qu'il a retenu le grief de concurrence déloyale et condamné les défendeurs au paiement de 30 000 F de dommages et intérêts
La société Ortho Sud qui succombe devra supporter la charge des dépens et des frais non répétibles
Ses adversaires qui réclament 100 000 F de dommages et intérêts supplémentaires pour procédure abusive ne démontrent pas par contre une faute de sa part de nature à faire dégénérer en abus l'exercice de son droit d'ester en justice
Cette demande sera donc rejetée
Par ces motifs: LA COUR statuant publiquement et par arrêt contradictoire, Reçoit l'appel, Infirme le jugement, Déboute la société Lecante Ortho Sud de ses demandes, La condamne à payer à M. Journée et à la société Orthoprov la somme de 10 000 F (dix mille francs) sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, Rejette toute autre demande, La condamne en tous les dépens, ceux d'appel étant recouvrés par Me Latil conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile.