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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 16 janvier 1997, n° 6068-95

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Habitat France (SA)

Défendeur :

Rapp Ser (SA), Le Mobilier Européen (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Assie

Conseillers :

Mme Laporte, M. Renauldon

Avoués :

SCP Keime, Guttin, SCP Merle, Carena-Doron

Avocats :

Mes Hollier-Larousse, Azria, Seleckinger.

T. com. Versailles, 4e ch., du 19 mai 19…

19 mai 1995

Faits et procédure :

La Société Habitat France, créée en 1973, exploite une quarantaine de magasins généralement implantés dans les centres des principales villes de France dans lesquels elle commercialise des meubles et des biens d'équipement et de décoration de la maison.

Elle diffuse également annuellement un catalogue répertoriant les articles qu'elle offre à la vente.

Prétendant s'être trouvée confrontée aux agissements parasitaires et déloyaux de la Société d'Exploitant RAPP (ci-après désignée SER) qui exploite des magasins implantés en périphérie des grandes villes commercialisant sous l'enseigne " FLY " des meubles et des objets de décoration se rapportant à la maison qui édite aussi un catalogue annuel, la Société Habitat France a introduit à l'encontre de ladite société une action en réparation devant le Tribunal de commerce de Versailles.

La Société Mobilier Européen, titulaire de la marque " Fly " et franchiseur de 93 des 123 magasins qui portent cette enseigne, est intervenue volontairement aux débats aux côtés de la Société SET pour s'opposer aux prétentions de la Société Habitat France.

Par jugement en date du 19 mai 1995, auquel il est renvoyé pour plus ample exposé des éléments de la cause, la 4ème chambre de la juridiction sus-désignée, a débouté la Société Habitat France de l'ensemble de ses demandes, rejeté la demande en dommages et intérêts pour procédure abusive présentée reconventionnellement par les Sociétés SER et Mobilier Européen et condamné la Société habitat France à payer à chacune de ces sociétés une indemnité de 15 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Appelante de cette décision, la Société Habitat France fait essentiellement grief au premier juge d'avoir décomposé artificiellement les griefs par elle invoqués au lieu de les examiner dans leur ensemble et d'en avoir éludé un certain nombre.

Elle soutient qu'il suffit de se référer aux pièces des débats pour constater que les Sociétés Ser et Mobilier Européen ont :

- dans un certain nombre de catalogues, repris à leur compte des méthodes de présentation qui étaient les siennes et des slogans publicitaires imaginés par elle dont le caractère original n'est pas sérieusement contestable.

- mis en exergue un certain nombre de produits " phares " qu'elle avait pris le soin de sélectionner auprès de divers fournisseurs.

- tenté par leurs agissements de capter sa propre clientèle en s'inspirant de ses méthodes originales de vente et se mettant volontairement dans son " sillage ".

Elle fait également état pour la première fois devant la Cour de nouveaux griefs concernant notamment la vente de canapés dit " à la carte ".

Elle demande en conséquence à la Cour de :

- Dire qu'en adoptant pour la présentation de leurs catalogues, les caractéristiques de présentation de ses propres catalogues et en présentant dans ces catalogues des articles similaires à ceux précédemment sélectionnés par elle, les Sociétés Ser et Mobilier Européen se sont rendues coupables de concurrence déloyale et parasitaire.

- Les condamner in solidum, en réparation du préjudice subi du fait de l'atteinte portée à sa politique commerciale, à lui payer la somme de 2 500 000 F à titre de dommages et intérêts.

- Les condamner in solidum à lui payer la même somme en réparation de son préjudice commercial.

- L'autoriser à faire publier le dispositif de l'arrêt à intervenir dans 5 journaux ou revues de son choix aux frais avancés de ses adversaires dans la limite de 200 000 F HT.

- Les condamner à lui payer la somme de 50 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Les Sociétés Ser et Mobilier Européen réfutent point par point l'argumentation adverse et concluent à la confirmation par adoption de motifs du jugement déféré sauf en ce qu'il a rejeté leur demande reconventionnelle.

Dans le cadre d'un appel incident, elles demandent, en soulignant le caractère tendancieux et artificiel des griefs qui leur sont faits, que la Société Habitat France soit condamnée à leur payer la somme de 1 000 000 F à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive et que l'arrêt à intervenir soit publié, aux frais de l'appelante, dans cinq journaux de leur choix. Enfin, elles réclament une indemnité complémentaire de 100 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Motifs de la décision

Considérant que le fait pour une entreprise de vivre dans le " sillage " d'une autre, en profitant des efforts que celle-ci a réalisés et de la réputation de son nom et de ses produits, s'analyse en un comportement parasitaire fautif; qu'en effet ces agissements, contraires aux usages du commerce, ont pour effet de vider de sa substance le travail d'autrui, de fausser le libre jeu du marché, de rompre l'égalité entre les divers intervenants même non concurrents directs en permettant notamment à l'entreprise parasite de faire l'économie de frais financiers et intellectuels importants pour la commercialisation de ses produits et de s'approprier sans bourse délier le savoir faire d'un tiers ; qu'il en résulte, lorsque de tels agissements sont établis, un trouble commercial et moral dont la victime peut demander la cessation et la réparation en justice si elle ne dispose pas d'une autre action spécifique.

Considérant qu'en l'espèce, la Société Habitat France se prévaut de divers agissements qu'elle qualifie de parasitaires et qu'elle impute à faute aux Sociétés Ser et Mobilier Européen ; que les griefs invoqués seront successivement analysés.

Sur la présentation des catalogues

Considérant que la société appelante fait grief tout d'abord aux Sociétés intimées d'avoir, depuis 1993, modifié la présentation de leur catalogue et notamment la configuration de la couverture en adoptant un style très proche de celui du catalogue " Habitat " ; qu'elle appuit ses allégations non seulement sur la production des catalogues incriminés mais également sur des articles de presse et plus particulièrement un article paru dans la revue " Points de Vente " du 08 septembre 1993 dans lequel il est relevé que le catalogue " Fly " sorti en été, marque un tournant " et plus loin " un examen du catalogue Fly révèle une évidence : l'ambition croissante de l'enseigne à occuper un rôle qu'on croyait jusque là réservé aux grosses locomotives Habitat et Ikéa.

Mais considérant qu'il suffit de se référer aux pièces des débats pour constater que " Habitat " comme " Fly " se sont inspirés des modes et tendances du moment pour la présentation de leur catalogue annuel à l'instar des autres sociétés opérant dans le même secteur d'activité; qu'au demeurant, il apparaît que, sur les quelques points, incriminés dans des catalogues qui comportent chacun plus de 200 pages, la majorité d'entre eux relèvent de considérations techniques et non pas d'une créativité que Habitat voudrait faire sienne ; que, de plus, la majorité des prétendues innovations invoquées par Habitat France avaient déjà été utilisées par les sociétés distribuant la marque Fly ; qu'ainsi en ce qui concerne la présentation des pages " tendances ", il est justifié que Fly utilisait cette technique bien avant Habitat ; qu'il en va de même en ce qui concerne le système des encarts, l'écriture à main levée, les cartouches ou la présentation des thèmes saisonniers ; que l'impression de similitude invoquée par Habitat pour la couverture de son catalogue 1992 tient au fait que, comme l'a relevé le premier juge, cette dernière a utilisé pour la première fois un fond blanc que " Fly " utilisait depuis déjà plusieurs années ; qu'il suit de ces constatations et de celles précises et détaillées effectuées par le Tribunal que la Cour fait siennes que les quelques points de similitude isolés invoqués par Habitat, ne sauraient traduire des agissements parasitaires des sociétés intimées et notamment la volonté délibérée de celles-ci de se mettre dans le " sillage " d'Habitat ; que cela est d'autant plus acquis que la marque Fly dispose d'une notoriété au moins équivalente à celle d'Habitat ayant une image " haut de gamme " alors que Fly s'adresse à une clientèle disposant de revenus moyens, ce qui explique l'implantation des magasins à l'enseigne " Fly " en banlieue alors que ceux d'Habitat sont implantés essentiellement dans les centres villes ; qu'en outre, il est constant et établi que les intimées consacrent un important budget à leur action publicitaire ; que, dans ces conditions et comme l'a dit très justement le premier juge, le fait de retrouver dans le catalogue Fly un élément isolé dont l'inspiration peut se retrouver dans le catalogue d'Habitat alors que l'esprit global du catalogue reste le même d'une année sur l'autre, et qu'il n'existe aucun risque de confusion dans l'esprit de la clientèle visée, ne peut caractériser des agissements parasitaires.

Sur l'utilisation de slogans voisins

Considérant que la Société Habitat France soutient que, depuis sa création, elle utilise comme principal argument promotionnel le concept " l'utile peut être beau, le beau peut être accessible " ; qu'elle fait grief aux sociétés distribuant la marque " Fly " d'avoir, dans leur catalogue 1993, repris son concept sous une forme voisine, à savoir " Nous avons créé Fly autour d'une idée impertinente : rendre le beau plus accessible ".

Mais considérant qu'il est justifié quedepuis de nombreuses années, Fly fondait son action publicitaire autour des notions de prix et de beautéen utilisant des slogans tels que, " Fly c'est beau, c'est sympa, c'est pas cher " ; que le fait de créer une nouvelle formule qui reprend les anciens slogans et notamment les notions de " beau " et de " pas cher ", notions utilisées de surcroît communément dans ce type de distribution, ne saurait traduire un comportement parasitaire d'autant qu'il n'existe aucun risque de confusion, la formule utilisée par " Fly " signifiant que ses articles peuvent être plaisants et bon marché alors que la formule utilisée par Habitat, associée au fait qu'elle ne vend que des produits dits " haut de gamme " comme elle le revendique, signifie que ses produits, bien que luxueux, restent à des prix accessibles.

Sur la sélection des articles

Considérant que Habitat France revendique le fait d'avoir sélectionné des articles particuliers qu'elle qualifie de " produits phares " et fait grief aux sociétés distribuant la marque " Fly " d'avoir repris certains de ces articles dans leur catalogue.

Considérant cependant que le grief dont s'agit ne vise que quelques références réparties sur sept années d'exploitation alors que le catalogue de Fly comporte 2 500 références annuelles et celui d'Habitat 6 000 références ; que ces produits ne font l'objet d'aucune protection particulière ; qu'en outre, certains d'entre eux étaient déjà distribués par Fly ou par d'autres sociétés opérant dans le même domaine d'activité ; qu'ainsi, comme l'a justement relevé le tribunal, pour le presse à agrumes de la gamme inox, il s'agit d'un objet exposé au musée d'Art Moderne de New York qu'un phénomène de mode a permis de remettre au goût du jour, Habitat ne justifiant pas avoir réalisé un investissement personnel pour sélectionner cet article non protégé proposé librement à la vente par des fournisseurs communs ; qu'il en va de même pour la lampe " Sara " revendiquée par Habitat présentée en pleine page dans son catalogue de Fly, parmi 6 pages de présentation de luminaires sans que cet article soit mis en exergue, étant observé que chaque enseigne renouvelle chaque année un tiers de sa collection ; que l'appelante ne saurait davantage s'attribuer, pour la première fois en cause d'appel, l'exclusivité d'une méthode de vente de canapé dite " à la carte " que l'on retrouve chez " Fly ", sous la dénomination de " canapé en liberté " ; qu'en effet, il s'agit d'une méthode de vente banale, connue sous l'appellation de " vente à la contre marque " utilisée depuis déjà plusieurs années par les marchands de meubles tels que Ikea, Camif, et Mobilier de France ainsi que dans d'autres domaines d'activité comme la vente de tissu d'ameublement et les meubles de rangements, méthode qui permet à un commerçant d'offrir un plus large choix à sa clientèle et d'éviter de constituer un stock ; que ces griefs sont d'autant plus infondés, qu'il ressort des articles de presse versés aux débats, que Habitat tout comme les sociétés distribuant la marque Fly, ont pour méthode commune de prospecter les différents fournisseurs pour sélectionner leurs articles en s'imprégnant de la mode et des tendances du moment avant d'établir ensuite leur catalogue, ce qui explique que certains articles identiques puissent se retrouver dans lesdits catalogues ; que c'est donc à juste titre que les premiers juges ont rappelé qu'Habitat ne justifiait pas en quoi elle seule pouvait créer la mode et ses tendances alors que l'ont peut supposer que les fabricants auprès desquels elle s'approvisionne, tout comme les sociétés intimées, sont également sensibles à ces phénomènes de mode, et qu'Habitat ne pouvait prétendre " s'approprier l'air du temps " ; qu'il en résulte que le fait de retrouver chaque année de 1 à 6 articles similaires dans une présentation banalisée par rapport aux autres produits, sur des milliers de références contenues dans chaque catalogue, ne peut suffire à caractériser une action parasitaire des sociétés intimées d'autant que ces quelques similitudes noyées dans l'ensemble des catalogues, ne peuvent prêter à la moindre confusion pour le consommateur moyen qui n'est certainement pas à même de les déceler.

Sur la tentative d'appropriation de la clientèle

Considérant que, dès lors, qu'aucun agissement parasitaire ne peut être imputé aux sociétés intimées, il ne saurait leur être utilement fait grief, comme l'a fait la société appelante, de tenter de conquérir au moins pour partie sa clientèle, sauf à fausser le jeu de la libre concurrence ; que ce grief était d'autant plus mal fondé que, comme il a été dit précédemment, les deux sociétés ne s'adressent pas directement au même type de clientèle; que " Fly " consacre un budget publicitaire plus élevé que Habitat à la promotion commerciale de ses produits et que cette marque ou enseigne était présente sur le marché bien avant Habitat ; que le jugement dont appel, qui a fait sur ce point encore une juste appréciation des éléments de la cause, sera confirmé par adoption de motifs.

Sur l'appel incident formé par les Sociétés Ser et Mobilier Européen

Considérant que la procédure engagée à l'encontre des sociétés intimées ne repose, ainsi qu'il a été vu précédemment, sur aucun fondement sérieux et ne vise en réalité qu'à entraver le développement d'une entreprise, même non directement concurrente mais qui, par l'effet notamment de la crise économique, est susceptible d'attirer vers elle une partie de la clientèle d'Habitat, laquelle recherche désormais des produits moins chers ; que cette procédure engagée avec une légèreté blâmable a occasionné incontestablement un préjudice moral aux Sociétés Ser et Mobilier Européen notamment par atteinte au crédit dont bénéficie ces sociétés dans le milieu professionnel ; que la Société Habitat sera condamnée à payer en conséquence aux sociétés intimées la somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts et le jugement déféré infirmé de ce seul chef.

Considérant en revanche qu'il n'y a pas lieu d'ordonner la publication de l'arrêt à intervenir, sauf à donner encore plus de publicité à cette affaire notamment auprès de la clientèle, ce qui serait contraire à l'objectif recherché.

Sur les autres demandes

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge des sociétés intimées les sommes qu'elles ont été contraintes d'exposer en cause d'appel ; que la société appelante sera condamnée à payer à chacune d'elles une indemnité complémentaire de 15 000 F HT.

Considérant enfin que la Société Habitat, qui succombe, supportera les entiers dépens.

Par ces motifs : LA COUR statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Reçoit la Société Habitat France en son appel principal et les Sociétés d'Exploitation Rapp Ser SA et Le Mobilier Européen SA en leur appel incident, Dit le premier mal fondé et faisant droit partiellement au second, Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré sauf en ce qu'il a rejeté la demande en dommages et intérêts formée par les Sociétés d'Exploitation Rapp Ser SA et Le Mobilier Européen SA, Infirmant de ce seul chef et statuant à nouveau, Condamne l'appelante à payer aux dites sociétés la somme de 100 000 F en réparation de leur préjudice moral et de l'atteinte à leur image, Condamne également l'appelante à payer à chacune des sociétés intimées, une indemnité complémentaire de 15 000 F HT en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, La condamne enfin aux entiers dépens et autorise la SCP d'avoués Keime et Guttin à poursuivre directement le recouvrement de la part la concernant comme il est dit à l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.